En Europe occidentale, les régions métropolitaines transfrontalières apparaissent comme des objets géographiques et politiques paradoxaux. Si les frontières séparent deux États-Nations, la continuité des métropoles se réalise de part et d’autre de celles-ci en concentrant populations et activités. À ce titre, une stratégie de construction d’une région transfrontalière peut être qualifiée de « subversive » (Peyrony, 2014). La région métropolitaine transfrontalière est un objet géographique et politique relativement récent qui interroge les chercheur·se·s en sciences humaines et sociales. Elle est marquée par différentes dynamiques spatiales dues, premièrement, à l’émergence de métropoles et, deuxièmement, au régime des frontières internes de l’Union européenne (UE).
Premièrement, le processus de métropolisation, considéré comme le dernier stade de l’urbanisation contemporaine dans un monde globalisé autour d’une économie néolibérale (Lévy, 2008), va de pair avec des dynamiques spatiales de concentration (Bassand, 2008). La métropole concentre en effet populations et activités en une configuration urbaine (Krugman, 1991) : elle regroupe des fonctions métropolitaines et polarise une région fonctionnelle. L’émergence de métropoles ne se limite cependant pas qu’à une dynamique centripète.
En organisant les espaces de la région métropolitaine, elle s’apparente également à une dynamique centrifuge d’expansion (A. J. Scott, 2001). Le pôle métropolitain (soit l’aire urbaine morphologique définie par la continuité du bâti en une agglomération) et la région métropolitaine (soit l’aire urbaine fonctionnelle définie par l’ampleur des trajets pendulaires en un vaste espace régional) s’organisent en gradients concentriques (Hoffmann-Martinot & Sellers, 2007) dont l’intensité diminue avec la distance.
De surcroît, la métropolisation repose sur des fonctions de contrôle, de décision et de commandement, de production d’activités à haute valeur ajoutée, de diffusion de symboles et normes (Friedmann, 1986). Ces fonctions métropolitaines organisent la région métropolitaine selon une spécialisation spatiale fonctionnelle. Cela se traduit par une grande diversité interne, voire une ségrégation (Sassen, 1991) et une fragmentation (Jouve & Lefèvre, 2002) de l’espace urbain.
Enfin, la métropole revêt des fonctions de connexion par des moyens de communication et de transports. De ce fait, elle est un nœud dans un réseau mondial 2002) et articule les flux dans un rôle de porte d’entrée et de sortie (Danielzyk & Blotevogel, 2009). La métropolisation articule par conséquent un système urbain local et localisé à un espace mondial en réseau (Halbert, Cicille, Pumain, & Rozenblat, 2012). Ces dynamiques aux échelles plurielles sont centrales dans les fonctions des métropoles (Halbert, 2010). Le processus de métropolisation et les relations que tissent les métropoles se produisent donc à l’échelle du monde et dépassent les frontières nationales.
Deuxièmement, une région métropolitaine transfrontalière est marquée spatialement par la présence d’une frontière. Dans sa définition westphalienne, la frontière interétatique représente d’abord la limite de souveraineté d’un État et donc le tracé de sa territorialité (Anderson, 1996). La frontière traduit la limite du pouvoir politique et coercitif national et exprime la différenciation fondatrice entre le national et l’étranger (Guichonnet & Raffestin, 1974). L’espace frontalier adjacent se situe donc en périphérie d’un territoire national (Raffestin, 1986). Il est en règle générale distant de la capitale et excentré par rapport au cœur du territoire national. La frontière, dans cette acception, correspond avant tout à une dynamique centrifuge de délimitation et de séparation. Dans le contexte européen, les frontières externes qui délimitent l’UE voient ces fonctions perdurer et même se renforcer (Amilhat-Szary & Fourny, 2006).
Toutefois, les marges frontalières constituent un espace stratégique pour les États puisque s’y joue une partie des enjeux de la construction nationale, de la territorialisation nationale et de la relation au monde (Agnew, 1994). De plus, la frontière fonctionne comme une interface internationale : elle est un lieu privilégié de la gestion des flux entrants et sortants puisqu’elle régule les contacts et les passages. En juxtaposant deux systèmes nationaux en une dyade, la frontière autorise des relations d’échange ou de collaboration dans la proximité. Elle fait couture (Courlet, 1990). Elle génère une frontière marche (Gottmann, 1952), un espace liminal (Fourny, 2014) où les effets de la frontière s’expriment dans une zone qui la borde. Puisque les frontières entre États membres de l’UE sont internes à l’espace communautaire, ces dernières connaissent une certaine dévaluation amenant les fonctions de barrière à baisser d’intensité (Foucher, 2000). L’intégration européenne (Scharpf, 2000), essentiellement par l’application des libertés de circulation dans l’espace Schengen, l’avènement du marché commun et la politique de cohésion, a rendu les frontières internes de l’UE plus poreuses à de nombreux flux. Les espaces frontaliers peuvent alors accueillir des activités liées à l’exploitation des différences et différentiels et aux fonctions de régulation et de relation (Herzog, 1990) . Cela étant, même dans le cas d’une frontière interne, un certain nombre de propriétés demeurent (Foucher, 2007) selon des processus concomitants de désactivation et de réactivation de la frontière, de debordering et rebordering (Van Houtum & Van Naerssen, 2002). Par toutes ces fonctions stratégiques, la frontière révèle des dynamiques spatiales qui peuvent être tant centripètes que centrifuges.
Ces fonctions de la frontière induisent également une dynamique scalaire (Reitel, 2017). Une région transfrontalière articule deux espaces frontaliers appartenant à deux versants nationaux au sein d’une dyade. Les relations sont donc à la fois translocales – entre deux espaces frontaliers locaux de proximité – et internationales – entre deux États dans des relations intergouvernementales. La porosité de la frontière permet dans de courtes distances le passage de l’échelle locale à l’échelle internationale. La frontière introduit de la distance dans la proximité (Arbaret-Schulz, 2008).
Ces dynamiques centripètes, centrifuges et scalaires s’observent à la fois dans la structuration des métropoles et dans le régime de la frontière. La métropole et la frontière constituent les deux composantes spatiales principales pour appréhender la construction d’une région métropolitaine transfrontalière dans une lecture de géographie politique. Dans le cas d’un espace métropolitain transfrontalier, la métropole et la frontière peuvent interagir de façon contradictoire ou complémentaire selon les interactions et la synergie entre ces dynamiques. Un espace métropolitain transfrontalier s’avère être un objet géographique et politique hautement ambivalent si l’on oppose concentration et démarcation, centralité et périphérie, global et local. L’hypothèse défendue ici cherche à prendre le contrepied d’une conception binaire et figée : La métropole et la frontière peuvent opérer de façon synergique et se renforcer mutuellement si l’on considère qu’elles favorisent toutes deux la différenciation spatiale par la spécialisation, la fragmentation et qu’elles favorisent toutes deux la rencontre par la diversité, l’articulation, le saut scalaire. L’association des objets « ville » et « frontière » génère en effet des spatialités particulières (Reitel, Zander, Piermay, & Renard, 2002). On comprend que l’interaction des dynamiques spatiales métropolitaines et (trans-)frontalières dans des espaces métropolitains transfrontaliers ne peut être que plus complexe (Herzog, 1997).
En raison de la complexité des dynamiques spatiales qui la sous-tendent, qualifier une région de métropolitaine et transfrontalière ne va pas de soi. Des approches de géographie économique ou d’analyse spatiale ont proposé d’identifier et de délimiter des espaces métropolitains (éventuellement transfrontaliers) en Europe (Bundesinstitut für Bau- Stadtund Raumforschung, 2011; ESPON, 2010; Halbert et al., 2012). Le rapport METROBORDER liste par exemple onze « régions métropolitaines polycentriques transfrontalières » sur l’espace communautaire (ESPON, 2010). Ces propositions sont fondées sur l’intensité des interactions locales et peuvent de ce fait en inférer des délimitations empiriques. Bien souvent, elles questionnent alors les délimitations précédemment admises qui reposent sur le maillage administratif local.
En effet, au-delà de définitions fonctionnelles, une région métropolitaine transfrontalière est le résultat d’une stratégie politique de territorialisation portée par des acteurs locaux (ESPON, 2010). Cette dimension politique de la régionalisation dans la construction d’une région métropolitaine transfrontalière constitue un troisième point, aussi essentiel que les effets de structuration par la métropolisation et par le régime des frontières. L’appréhension de cette dimension politique est centrale dans le positionnement de l’approche de cette thèse. L’approche relève pour ce faire de la géographie politique à la croisée entre la géographie urbaine et les sciences politiques. C’est donc le processus politique de production d’une métropole sur une frontière interne de l’UE qui constitue l’objet d’étude. Dans une perspective poststructuraliste, une région métropolitaine transfrontalière s’apparente à une construction politique : étudier les régions métropolitaines transfrontalières en Europe occidentale requiert d’identifier les acteurs qui les portent, d’analyser leurs stratégies politiques, de préciser leurs motivations, de qualifier leurs interactions (Leloup, Moyart, & Pecqueur, 2005). La construction régionale passe par plusieurs étapes d’institutionnalisation, notamment l’élaboration d’une stratégie, la délimitation d’un périmètre et la création d’institutions (Paasi, 1986). Les acteurs publics, les collectivités territoriales sont au cœur de ces processus de construction régionale.
Introduction |