Récit en media, récit d’un média
Dans les récits sur écran, l’histoire est désolidarisée de l’objet livre, traditionnellement espace et objet de l’histoire lue, et de l’imaginaire qu’il engage. La perception de la lecture n’est donc plus la même que celle qu’Evanghélia Stead décrit dans La Chair du Livre. La lecture n’est pas qu’un plaisir intellectuel, mais une expérience complexe touchant les cinq sens:
le toucher qui palpe le papier et tâte la couverture, l’odorat qui flaire le feuillet et hume l’encre et la colle, l’ouïe qui enregistre le froissement des pages et le craquement du dos, la vue qui ne déchiffre pas les seuls signes, mais contemple la double page, embrasse les feuillets en éventail, et en tire un message, et même le goût (…
Maintenant, la lecture de l’histoire est liée au média web, avec ses propres contraintes, ses propres caractéristiques, et sa propre forme. Les histoires racontées par un longform multimédia sont intimement liées au média qui les abrite. Leur rareté en faisant un espace d’expérimentation, il leur reste à inventer comment raconter, et comment se raconter, certes grâce aux media qu’elles utilisent, mais aussi grâce au média qui leur permet d’exister.
Ainsi, en plus de se questionner sur le récit et les manières de le mettre en oeuvre, ces longforms entrent aussi dans le champ de réflexion du storytelling: comment raconter l’histoire d’un média? Ce nouveau storytelling en construction est corrélé à la forme médiatique utilisée, qui est elle-même en invention. Pour la première fois, les moyens techniques et technologiques semblent illimités, et s’inventent à mesure que l’histoire s’écrit.
Le storytelling du longform, mais aussi du média, sont en co-invention, du fait de sa jeunesse, de sa nouveauté, et de sa forme mouvante. 34 STEAD, Evanghélia, op. cit., p. 111 40 1) Une adéquation technique Dans nos longforms multimédias, l’histoire et la technique qui permet de la faire exister et apparaître sont indissociables. Le média qui abrite l’article crée les conditions de l’existence du récit multimédia.
Comme le livre et ses contraintes contemporaines apparaît aux yeux du lecteur, le média web, sa construction et ses différents procédés affleurent à la surface du récit, et ce sur plusieurs modes. Références et signes Dans un premier temps, le média affleure à la surface du récit par des sortes de «clin d’oeil », une présence sur la page d’éléments caractéristiques du web et de l’imaginaire de l’ordinateur.
Tout d’abord, il est important de noter que ces longforms sont libérés des contingences de la page web habituelle, et en quelque sorte nettoyés des éléments que l’on y retrouve habituellement, pour laisser le récit prendre toute la place disponible. Par exemple, on ne retrouve pas de menu, ni de publicité au sein de l’article.
Le média qui a produit le longform n’apparaît que sous des formes très discrètes, avec simplement un logo dans un coin, ou une barre de menu tout en haut de la page qui disparaît au maximum, se fait la plus petite possible, et devient invisible du moment qu’on a commencé à scroller, afin de ne pas gêner la lecture. Seules quelques icônes rappellent les usages des sites web habituels, comme la maison, ou bien l’icône partager, qui montre que ces articles sont voués à être partagés sur le web, à circuler.
Toutefois, dans les choix graphiques, force est de constater que la présence d’allusions au web et à l’ordinateur sont récurrentes. Dans «Machines for Life», par exemple, les citations arrivent d’un côté de l’écran, écrites en code binaire animé, avant d’arriver au centre de la page en toutes lettres, s’offrant ainsi à la vue et à la lecture.
Le sujet de l’article se prête particulièrement bien à ce choix, puisque les artistes dont on fait le portrait sont entourés eux-mêmes d’un imaginaire de technologie, de robotique, et de musique analogique, c’est à dire issue de machines fonctionnant sur le même mode qu’un ordinateur:
un mode binaire. Par ailleurs, leur apparence lors de leurs apparitions publiques est toujours celle d’un robot, ce qui les fait considérer aux yeux du public comme des hommes machines, éléments qui a certainement motivé ce choix graphique