La plongée féminine au Japon
Regards naturalistes et conjoncturels sur une pratique singulière
Une pratique maritime millénaire et majoritairement féminine
La plongée artisanale des ama existe depuis la “nuit des temps” si l’on croit les ouvrages qui abordent l’origine de cette pratique. On estime en moyenne la naissance de ce savoir-faire à plus de 2000 ans selon les fouilles archéologiques réalisées autour de la mer du Japon (Martinez, 2004 : 32 ; Rahn et Yokoyama, 1965 : 25). Il n’est donc pas surprenant que dès l’ère Heian 平 安 時 代 Heian jidai (784-1185), Murasaki évoque ces plongeuses dans son Genji Monogatari 源氏物語 (The Tales of Genji) (Murasaki, (1014) 2002). Les ama font alors parties intégrantes de la vision bucolique que l’écrivain offre des bords de mer que le jeune prince arpente au cours des dix derniers chapitres de son odyssée érotique (Martinez, 2004 : 34). Emblématiques du paysage maritime japonais, ces femmes sont aussi évoquées par les académiciens spécialistes de l’histoire du Japon, à l’image de l’anthropologue norvégien Arne Kalland qui relate les migrations de ces plongeuses le long des rivages de Honshû au cours des guerres civiles éclatant dans tout le pays au XIVe siècle (Kalland, 1995 : 170), ou encore de Dolores P. Martinez qui nous éclaire sur la juridiction relative à cette pratique sous l’époque Edo 江戸時代 Edo-jidai (1600-1868) (Martinez, (1993) 2003 : 353). Il est intéressant de constater que les ama elles-mêmes revendiquent cette ancestralité, comme le souligne l’ethnologue britannique à travers la discussion d’une confrère japonaise avec les plongeuses de Kurazaki, qui pour justifier les nombreux rites qu’elles adressent à la déesse du soleil Amaterasu 天 照 au temple d’Ise, se réclament d’une filiation avec cette dernière : « Departing from the place that our ancestress Amaterasu-ô-mi-kami is enshrined, Princess Yamato wandered here and there until she came to Kuzaki in Shima » (Martinez, 2004 : 53). Néanmoins, il convient de rester vigilant sur les sources autochtones qui concernent l’origine de cette plongée artisanale. Dans une logique de patrimonialisation et de sauvegarde de cette activité, les Japonais ont tendance à vieillir ce savoir-faire, à l’image du Foreign Press Center, institution chargée de promouvoir dans un but touristique la culture traditionnelle japonaise à l’étranger, qui estime la pratique à plus de 5000 ans (The Foreign Press Center/Japan, 2013).
Deux fois millénaire, cette plongée artisanale émerge principalement sur les bords de la mer du Japon et sur la côte pacifique du pays autour de la préfecture de Mie (Kalland, 1995 ; Le Petit Journal, 2014c ; Sun, 2012). Si les ama peuplaient l’ensemble des côtes des îles de Kyûushûu, Shikoku et Honshû sous le shogunat Tokugawa 徳川幕府 Tokugawa bakufu (1603-1867) (Kalland, 1995), les nombreux mouvements migratoires qu’a connu le Japon au cours de son histoire, les ont progressivement centralisées sur la partie sud d’Honshû (Kalland, 1995 : 170 ; Rahn et Yokoyama, 1965 : 63), à l’exception des plongeuses de la préfecture d’Iwate (Aquablog, 2011). De ce fait, ces femmes se concentrent désormais autour de l’océan Pacifique, de la préfecture de Tokushima sur Shikoku à celle d’Ibaraki sur Honshû4 (Bouchy, 1999 ; Kalland, 1995 ; Martinez 2004 ; Rahn et Yokoyama, 1965 ; Williams, 2009), ainsi que sur les rivages de la région du Chûbu aux bords de la mer du Japon5.
On dénombrait alors à la fin du XXe siècle trois foyers principaux de ama : les villages maritimes des péninsules d’Izu et de Bôshô, ainsi que ceux de la péninsule de Shima, principale zone d’activité de ces plongeuses traditionnelles6 (Kalland, 1995 ;
Le Petit Journal, 2014c ; Sun, 2012) organisées essentiellement autour de la ville de Toba dans la préfecture de Mie (Aquablog, 2011 ; Bouchy, 1999 ; Martinez, (1993) 2003 ; The Foreign Press Center/Japan, 2013). Cette répartition n’est alors pas anodine. Puisque les cycles de vie de leurs prises ne sont pas homogènes, les villages où s’exerce ce savoir-faire maritime se sont regroupés dans des secteurs où leurs plongeuses peuvent pratiquer leur activité quasiment toute l’année dans les meilleures conditions. Les eaux autours de ces foyers ne connaissent ni de forts courants maritimes ni de prédateurs marins, et ne descendent jamais en dessous de 12°c (Rahn et Yokoyama, 1965 : 63-64). C’est pourquoi, les ama plongent régulièrement de mars à novembre sans trop de désagréments (Bouchy, 1999 : 364 ; Carmen, 2009 ; Rahn et Yokoyama, 1965 : 28), à l’exception des habitantes de la péninsule de Shima dont la présence de typhons à l’automne clôt la saison de travail en mer au mois de septembre (Martinez, 2004 : 51 ; Miho, 2009 : 1 min 34).
Bien qu’elles puissent sembler nombreuses au vu de leur répartition, le nombre de plongeuses artisanales ne cesse de diminuer sur l’ensemble du pays (Bouthier, 2013 ; Linhart, 2007 ; Le Petit Journal, 2014a, 2014b, 2014c) : on comptait ainsi selon l’anthropologue coréenne Bae-II Sun 9 143 ama en 1979 contre 2 160 en 2010 dans la préfecture de Mie (Sun, 2012 : 48) dont 3 603 près de la ville de Toba en 1979 et 2 182 dix plus tard selon l’ethnologue française Anne Bouchy (Bouchy, 1999 : 385). On ne dénombrerait aujourd’hui plus que 2 000 à 3 000 plongeuses dans tout l’archipel (Quillet, 2014 ; Pons, 2013).
Division sexuelle du travail et explications naturalistes
Ce savoir-faire ancestral est donc avant tout une activité féminine. Il a intéressé les chercheurs japonais dès les années 1930 (Oka, 1957a, 1957b ; Rahn et Yokoyama, 1965 ; Tanaka, 1983), et notamment le corps médical à l’origine de l’étude de l’incroyable capacité des ama à rester en apnée près d’une minute, comme le rappellent les cliniciens Herman Rahn et Tetsuro Yokoyama en 1965 dans leur ouvrage Physiology of Breath-Hold Diving and the Ama of Japan regroupant les travaux médicaux réalisés sur les plongeuses japonaises entre les années 1930 et 1960 (Rahn et Yokoyama, 1965). De nombreuses recherches ont été menées pour comprendre pourquoi des femmes, “naturellement” moins résistantes physiquement que les hommes, étaient capables d’un tel exploit. Le papier du docteur Gito Turuoka (1889-1961), Die Ama und ihe arbeit (L’ama et son travail) publié dans une revue allemande de physiologie en 1932, dans lequel le médecin aborde les variations physiologiques d’un groupe de plongeuses de la péninsule de Shima lorsque ces dernières sont en immersion, est même considéré comme la première description scientifique du travail des ama (Rahn et Yokoyama, 1965 : 9). Ces recherches ont alors été fondamentales pour la compréhension de l’activité des plongeuses japonaises, tant à un niveau médical qu’à une échelle sociale, puisque que ces références apparaissent encore dans les monographies les plus récentes des anthropologues anglo-saxons s’étant intéressés à ces villages maritimes (Bouchy, 1999 ; Martinez, (1993) 2003, 2004) : « Alongside studies by the U.S. Office of Naval Research (1965), various articles have also been published in the Journal of Applied Physiology, frequently written by the same group of reasearchers that included Japanese, Americans and Koreans. Among the major issues where whether women in general were better suited to diving in cold water than men and why; even-and more important- whether ama physical traits such as broader backs, greater lung capacity, and lower shiver factor where results of changes in the gene pool, whether they related to a particular group of people only, or whether all human beings were capable of such an adaptation » (Martinez, 2004 : 38).
Dans les premiers travaux réalisés sur les ama, deux réponses ont été avancées pour justifier le monopole qu’exercent les femmes sur cette pratique traditionnelle : une explication historique d’une part et une démonstration médicale de l’autre.
Certains chercheurs optent pour une interprétation historique, où l’absence récurrente des hommes, pour raisons militaires et économiques, aurait imposé de facto les femmes comme réservoir de main d’œuvre pour les activités côtières (Brandt, (1964) 1984 ; Kalland, 1995). Guerres civiles, conflits claniques, ou encore missions militaires en Corée et en Chine, sont effectivement autant de causes d’éloignements des hommes de leurs villages pendant toute la période précédant l’ère Taishô 大正時 代 Taishō-jidai (1912-1926). Par exemple, sous le shogunat Tokugawa (1603-1867), le kako8 , service militaire exigé aux marins, imposait à ces derniers de longs déplacements près des rivages de Fukuoka et de Nagazaki afin de surveiller les côtes et de prévenir les tentatives d’envahissements (Kalland, 1995 : 216). Seules aux villages, les femmes étaient les garantes de l’économie locale. Si les pêcheurs étaient présents au village, ils s’occupaient de la pêche en haute mer, comme cela est encore le cas aujourd’hui en ce qui concerne les hommes de cette profession dans les communautés maritimes japonaises (Bouchy, 1999 ; Martinez, 2004). Accaparés par la pêche, les hommes devaient alors laisser la récolte des mollusques de bord de mer aux femmes.
A l’opposé de cette explication qui impose les ama par défaut dans leur profession, l’hypothèse médicale, retenue majoritairement par les chercheurs japonais comme anglo-saxons, favorise le choix d’une main d’œuvre féminine à la suite d’un constat primaire : si les femmes plongent plus facilement que les hommes, c’est avant tout car elles seraient “naturellement” plus compétentes que ces derniers. La plupart des références sur les plongeuses japonaises érigent la résistance au froid dont les femmes font preuve comme justification principale de la répartition du travail maritime entre les genres (Bouchy, 1999 : 360 ; Bouthier, 2013 ; Brand, 2009 : 7 min 25 ; Brandt, (1964) 1984 : 21 ; Hutton, 2012 ; Maraini, 1962 : 70 ; Oka, 1957a : 193). Selon les chercheurs japonais, pour qui il semble difficile aux hommes de plonger en dessous de 25°c (Bouchy, 1999 : 360) alors que les femmes peuvent s’immerger entre 12°c et 20°c (Rahn et Yokoyama, 1965 : 28), il semble logique que ce soient ces dernières qui descendent récolter les ormeaux à plus de vingt mètres de profondeur. Face à ceconstat, des hypothèses ont alors été avancées : de la croyance naïve que les femmes aient plus de graisse que les hommes leur permettant d’être mieux protégées du froid (Bouchy, 1999 : 360 ; Carmen, 2009 : 7 min 52 ; Maraini, 1962 : 70), aux travaux médicaux qui prônent le développement de réflexes physiologiques à la suite d’immersions prolongées dans l’eau dès le plus jeune âge (Rahn et Yokoyama, 1965 : 165). Les premières recherches médicales ont montré que ces femmes ont su développer, au cours des années, un moyen de réguler leur température et leur pression sanguine en fonction des paliers de décompression (Rahn et Yokoyama,1965 : 303-304). Ce savoir-faire leur a ainsi permis de jouir d’« exceptionnelles capacités de plongée en apnée » (Carmen, 2009 : 1 min 16). Cette résistance au froid de nature biologique est aussi la raison retenue par les ama elles-mêmes pour justifier l’absence des hommes dans leur activité, comme le montre ces propos recueillis par la réalisatrice Butta Carmen lors d’un reportage sur la disparition progressive des plongeuses japonaises : « Certains gèleraient […] mais pas les ama, on a une petite couche de graisse (rires) » (Carmen, 2009 : 7 min 52).
Techniques et pratiques professionnelles au prisme du genre
Les ama plongent en moyenne trois à quatre heures le matin et l’après-midi, une pause repas d’une heure et demie environ entre ces deux séances de travail (Bouchy, 1999 : 364 ; Hutton, 2012). Chaque session est alors composée de séries de plongées d’une quarantaine de minutes (Hutton, 2012 ; Miho, 2009 : 1 min 54). Afin de décrire au mieux cette pratique, je présenterai l’équipement des ama, leurs techniques de plongée et leurs habitudes professionnelles tels qu’ils ont pu être exposés dans les monographies réalisées au cours des années 1960 à 1990 par les chercheurs japonais comme anglo-saxons. Bien que plusieurs dizaines d’années séparent certains travaux, la manière dont se déroule cette activité ne semble pas avoir subi de grande modification au cours des décennies.
Les ama se lèvent relativement tôt, entre 5h et 6h, afin d’effectuer les corvées ménagères avant de se préparer pour leur journée en mer qui ne débute que vers 8h environ10 (Rahn et Yokoyama, 1965 : 102 ; Williams, 2009 : 0 min 16). Ainsi, dans le drama11 Amachan, succès estival 2013 de la chaîne NHK relatant l’histoire d’Aki, une jeune citadine soucieuse de suivre les traces de sa grand-mère, une ama réputée d’un petit village de la préfecture de Mie, on peut voir la sexagénaire se lever tous les jours à 4h, plonger à partir de 9h, faire une pause vers midi puis une sieste jusqu’à 15h, pour replonger jusqu’en fin d’après-midi avant d’aller travailler dans un bar local de 19h à 23h (Inoue, 2013 : épisode 3, 7 min 52-8 min 35).
Un équipement rudimentaire
Peu évoqué dans les monographies réalisées sur les plongeuses artisanales japonaises, le déroulement d’une journée de plongée constitue le sujet central de nombreux documentaires. Ce sont essentiellement ces références qui vont alimenter ma réflexion sur les habitudes professionnelles des ama. Avant de partir en mer, les plongeuses se préparent : elles enfilent leurs combinaisons en néoprène, un bonnet de bain et se munissent d’un panier tressé en bambou12 dans lequel elles mettront leurs prises (Carmen, 2009 : 1 min ; Hays, 2012 ; Williams, 2009 : 1 min 39). Si la combinaison et le panier sont des éléments récurrents de l’équipement des ama, le bonnet de bain peut, quant à lui, être remplacé par un foulard en tissu blanc (Carmen, 2009 : 5 min 52 ; Maraini, 1962 ; Rahn et Yokoyama, 1965 : 29) appelé « voile sacré » (Carmen, 2009 : 5 min 52), que les plongeuses nouent sur leurs têtes pour leur porter chance. Véritable symbole des superstitions ancestrales, ce foulard faisait partie intégrante de l’ancien apparat des plongeuses japonaises composé d’un ensemble blouse-short en coton blanc appelé « isogi »
13 dont la couleur était censée repousser les requins (Carmen, 2009 : 5 min 52 ; Miho, 2009 : 2 min 05). Cette tenue hivernale était alors troquée aux beaux jours pour un simple triangle en coton qui sert de culotte14 (Maraini, 1962 : 53 ; Rahn et Yokoyama, 1965 : 29). Contrairement à ce que le photographe italien Fosco Maraini dépeint dans son ouvrage (Maraini, 1962), les ama n’ont pratiqué ce topless estival que jusqu’à la fin du XVIIIe siècle pour revêtir par la suite l’isogi tout au long de l’année (Rahn et Yokoyama, 1965 : 29). Bien que,comme le prouvent les reportages récents sur les plongeuses japonaises, l’isogi ne écrans de télévision mis à disposition des voyageurs dans les gares japonaises.