Rappel épisodique en mémoire autobiographique et
point de vue
Accessibilité des souvenirs
Courbe de Rubin (1986)
L’accessibilité des souvenirs est également dépendante de l’âge lors de l’encodage. Rubin et al (1986) ont observé une différence d’accessibilité des souvenirs selon les périodes de vie durant lesquelles se sont produits les événements (Rubin et al. 1986). La quantité de souvenirs accessibles selon l’âge d’encodage suivrait une courbe bimodale pour les personnes de plus de 50 ans, notamment par le biais de trois effets : (1) l’amnésie infantile jusqu’à l’âge de 4-5 ans, (2) le pic de réminiscence entre 10-30ans et (3) l’effet de récence pour la période qui précède le rappel (qui correspond à l’effet de primauté de Linton). Lorsque les périodes de vies ne sont pas imposées au rappel, 80% des souvenirs rappelés correspondent à la période la plus accessible : la période de vie récente (les 12 derniers mois)
Amnésie infantile
Les adultes peuvent très rarement se rappeler les événements qui se sont produits avant l’âge de 3 ans, les rappels commenceraient entre 3 et 6 ans (Rubin & Schulkind 1997; Wetzler & Sweeney 1986). Les enfants avant 3 ans peuvent pourtant rappeler des événements passés (Newcombe et al. 2007). Rappel épisodique en Mémoire Autobiographique & Point de vue 17 L’explication de ce phénomène n’est pas encore clarifiée : il pourrait s’agir d’une influence des facteurs sociolinguistiques sur le développement de la mémoire, ou être directement dû au développement neurocognitif de la mémoire chez l’enfant (Piolino et al. 2007; Wang 2003; Wang et al. 2007). Selon Wheeler et al. (1997) la fin de l’amnésie infantile correspondrait au développement de la conscience autonoétique chez l’enfant qui n’émergerait pas avant 4-5 ans et dépendrait de la maturité des lobes préfrontaux (Wheeler et al. 1997). Cette capacité se développerait entre 4 à 6 ans, l’enfant devenant capable de se souvenir d’un événement comme d’une expérience personnellement vécue en revivant la source d’encodage.
Pic de réminiscence
Le pic de réminiscence est lié aux âges d’encodage de 10 à 30 ans (Rubin & Schulkind 1997; Fitzgerald 1996). Deux explications se confrontent : (1) il y aurait un mécanisme d’encodage spécifique (encodage profond) ou (2) un mécanisme particulier de récupération (spécificité des indices). Ceci pourrait être dû à l’effet de primauté (Jansari & Parkin 1996), i.e. la richesse événementielle de cette période de vie (quantitative et qualitative) avec l’occurrence de nombreuses premières expériences (Robinson 1992). Les souvenirs du pic de réminiscence sont importants pour la formation et le maintien d’un sentiment d’identité stable, cette période correspondrait à une consolidation du self (Conway & Pleydell-Pearce 2000; J. Fitzgerald 1996). L’évaluation des souvenirs selon cette courbe de Rubin a été proposée par plusieurs chercheurs : Borrini (1989); Kopelman (1989), Piolino (2000) (Piolino et al. 2000; Borrini et al. 1989; Kopelman et al. 1989). 1.2 Point de vue, self et rappel autobiographique Nous avons des représentations mentales de nos traits de caractère et des théories implicites sur la stabilité de ces traits de caractère (Neisser 1978; Ross et al. 1989). La motivation à penser son ‘self’ de façon positive pousse les individus à rappeler sélectivement les événements qui démontrent le caractère qu’ils désirent (Parrott & Sabini 1990). L’individu tend à souligner l’aspect passé du négatif qui rendrait le self présent plus positif (Wilson & Ross 2003). Le point de vue associé au souvenir est intimement lié à perception du self actuel et passé (Libby & Eibach 2002) et pourrait donc avoir un rôle prépondérant dans la sensation d’un self actuel positif (Sharot et al. 2007). L’accès à une image mentale visuelle constitue une caractéristique indissociable du rappel en MA (Brewer 1992; Brewer 1996; Johnson et al. 1988) et est très lié au sentiment de Rappel épisodique en Mémoire Autobiographique & Point de vue 18 reviviscence (Rubin et al. 2003; Rubin & Siegler 2004). Tout rappel d’événement spécifique évoque une imagerie mentale qui implique un point de vue donné.
Rappel autobiographique en point de vue Acteur
Lors du rappel autobiographique en point de vue Acteur, les souvenirs sont rappelés avec leurs points de vue originels. Les deux-tiers des souvenirs rappelés spontanément sont associés au point de vue Acteur (Neisser 1978).
Encodage
D’après les résultats de Nigro & Neisser (1983), le point de vue lors du rappel est entre autre dépendant des caractéristiques de l’événement encodé (Nigro & Neisser 1983). Ils ont demandé à des sujets de rappeler des événements spécifiques associés à huit situations différentes. Les sujets ont ensuite évalué le niveau émotionnel associé à chaque événement, le niveau de focalisation sur soi (self-focus) et le point de vue avec lequel ils ont rappelé l’événement. Les événements moins stressants, moins émotionnels au moment de l’encodage ont été majoritairement associés à un rappel en point de vue Acteur. Le temps écoulé entre l’événement et le rappel a également un impact sur le point de vue: les souvenirs d’événements récents sont majoritairement associés au point vue Acteur (Nigro & Neisser 1983). Ce résultat a été confirmé dans de nombreuses études (Terry & Barwick 1995; Talarico et al. 2004; Berntsen & Rubin 2006).
Rappel
Les souvenirs rappelés spontanément en point de vue Acteur sont associés à une focalisation sur le contexte (Frank & Gilovich 1989). Robinson & Swason (1993), après avoir constaté que les sujets sont capables de changer de point de vue, ont étudié l’impact de ce changement de point de vue sur l’expérience affective associée au rappel de l’événement (Robinson & Swanson 1993). Le point de vue Acteur est associé à un rappel avec une forte sensation de reviviscence de l’événement et une plus forte imagerie mentale de l’événement (Berntsen & Rubin 2006; Frank & Gilovich 1989). Pourtant, le changement du point de vue Spectateur vers le point de vue Acteur n’a pas d’effet (Robinson & Swanson 1993). Libby a mené des études expérimentales où un point de vue est imposé pour voir l’effet de ce point de vue sur les liens entre ‘self actuel’ et ‘self de l’événement passé’(Libby & Eibach 2002; Eibach et al. 2003; Libby et al. 2005; Libby et al. 2007). Libby demande aux sujets de voir un événement personnellement vécu en point de vue Acteur, les aide à maintenir le point de vue Rappel épisodique en Mémoire Autobiographique & Point de vue 19 Acteur en posant des questions, puis demande aux sujets de remplir une échelle de 0 à 10 pour indiquer à quel point ils estiment avoir changé depuis l’événement. : 1. Pouvez-vous voir des meubles dans la salle? 2. Pouvez-vous voir des fenêtres dans la salle? 3. Pouvez-vous voir des choses accrochés au mur? 4. Pouvez-vous voir quelqu’un d’autre dans la salle? 5. Dans ce cas, pouvez-vous voir ce qu’il porte? Lorsque les sujets voient expérimentalement le souvenir rappelé en point de vue Acteur (quel que soit leur point de vue spontané) ils estiment avoir peu changé entre l’événement et le rappel. Le point de vue pourrait donc avoir un rôle majeur dans le maintien de la continuité et de la cohérence du self. 1.2.2 Rappel autobiographique en point de vue Spectateur Lors du rappel autobiographique en point de vue Spectateur, les souvenirs sont rappelés en prenant le point de vue d’un observateur de la scène, comme si la personne qui rappelle le souvenir se regardait dans l’événement comme dans un film. Un tiers du rappel spontané des souvenirs est associé au point de vue Spectateur (Neisser 1978).
Encodage
Les événements les plus stressants et émotionnellement intenses impliquent un self focus élevé et sont souvent associés à un rappel en point de vue Spectateur (Nigro & Neisser 1983). Les souvenirs associés à un niveau de conscience de soi élevé (situation humiliante, ou situation avec sensation de fierté) sont aussi rappelés en point de vue Spectateur plutôt qu’en point de vue Acteur (D’Argembeau & Van der Linden 2008). L’aspect émotionnel de l’encodage influencerait donc vers un rappel en point de vue Spectateur. Cet effet de l’encodage pourrait être à l’origine des résultats observés chez les phobiques sociaux, qui tendent à privilégier le point de vue spectateur lors de rappel de situations sociales qui leurs sont anxiogènes (Coles et al. 2001). Concernant l’impact de l’intervalle temps entre l’événement et le rappel : les souvenirs d’événements anciens sont majoritairement associés au point de vue Spectateur (Nigro & Neisser 1983; Terry & Barwick 1995; Talarico et al. 2004; Berntsen & Rubin 2006).
Rappel
Frank & Gilovich (1989) ont constaté que les souvenirs évoqués spontanément en point de vue Spectateur étaient associés à une focalisation sur soi (Frank & Gilovich 1989). Lors de l’évocation des souvenirs en point de vue spectateur, les sujets s’attribuaient plus de Rappel épisodique en Mémoire Autobiographique & Point de vue 20 responsabilité à eux-mêmes. D’après Robinson & Swason (1993), le changement du point de vue Acteur au point de vue Spectateur diminue l’intensité émotionnelle (Robinson & Swanson 1993). Le point de vue Spectateur est associé à un rappel avec une plus faible sensation de reviviscence de l’événement et une plus faible imagerie mentale (Berntsen & Rubin 2006; Frank & Gilovich 1989). Les individus qui changent beaucoup expriment un sentiment de désidentification à leur self passé (Goodman 1979). La sensation de ‘non-moi’ apparait dans divers domaines : rétablissement d’une addiction, diagnostic de cancer. Un changement du self peut pousser l’individu à voir son passé comme s’il provenait d’une personne différente. Les individus tendent alors à rappeler les événements du passé avec un point de vue Spectateur (Libby & Eibach 2002; Eibach et al. 2003; Libby et al. 2005; Libby et al. 2007). Comme pour le point de vue Acteur, en point de vue Spectateur Libby aide les sujets à maintenir le point de vue Spectateur en posant des questions, puis demande aux sujets de remplir une échelle de 0 à 10 pour indiquer à quel point ils estiment avoir changé depuis l’événement. 1. Pouvez-vous voir ce que vous portiez? 2. Pouvez-vous voir ce que vous faisiez? 3. Pouvez-vous voir votre expression faciale? 4. Pouvez-vous voir comment vous aviez coiffé vos cheveux? 5. Pouvez-vous voir si vous étiez début ou assis? Quel que soit le type d’événement rappelé (Libby & Eibach 2002; Eibach et al. 2003; Libby et al. 2005; Libby et al. 2007), le point de vue influence la perception du changement. Le point de vue Spectateur procure une sensation de changement plus élevé que le point de vue Acteur. Les sujets seraient dans un mode analytique de focalisation sur soi pour les événements où ils estiment avoir changé, du fait qu’ils essaieraient durant le rappel de donner du sens et de s’expliquer les incohérences de leur passé (Ross et al. 1989). Ce serait ainsi la recherche de sens qui pousserait les individus à voir leur souvenir en point de vue Spectateur. Ce qui expliquerait les résultats étonnants de Libby & Eibach où le point de vue Spectateur était aussi privilégié lors de questionnement sur la sensation de similarité entre ce qu’ils étaient lors de l’événement et ce qu’ils sont actuellement lors du rappel de cet événement (Libby et al. 2005), alors qu’il apparait clairement que le rappel spontané en point de vue Spectateur est associé à une sensation de différence entre le self actuel et le self passé (Libby & Eibach 2002; Goodman 1979). La sensation de changement associé au rappel en point de vue Spectateur rejoint l’impact de l’intervalle temps : plus l’événement est lointain plus le ‘self du souvenir’ tendra à Rappel épisodique en Mémoire Autobiographique & Point de vue 21 être différent du ‘self actuel’ et plus l’individu rappellera le souvenir en point de vue Spectateur. Le point de vue spectateur permet ainsi de créer une distance spatiale et temporelle subjective entre le self passé et le self actuel.
1. Introduction |