Raconter les transformations des situations des agriculteurs du collectif A
Des entretiens avec des agriculteurs du collectif
A à la mise en récit d’expérience Les éléments théoriques que nous proposons sont un maillage de fond pour construire les récits à travers : les situations vécues dans le cours d’une transition agroécologique par un agriculteur, la construction de l’indétermination d’une situation, la façon dont les pairs permettent de tisser la continuité dans l’action et in fine la continuité dans l’expérience de l’agriculteur. Nous nous sommes appuyées principalement sur les entretiens réalisés avec les agriculteurs du collectif A pour construire ces récits. Dans le cas du récit de Michel, nous avons également mobilisé un extrait des échanges entre pairs lors du premier tour de plaine ayant porté sur la problématique particulière de Michel. Il s’agit donc dans cette section de donner quelques éléments sur i) les caractéristiques du récit qui nous ont poussées à le mobiliser, et ii) les principes qui guident la construction de nos récits. Il est important de préciser qu’initialement, les entretiens n’étaient pas pensés en vue de réaliser des récits. C’est à partir de notre confrontation au matériau récolté qu’il nous a semblé important de commencer par cette étape de mise en récit. Le récit est mobilisé dans un cadre didactique pour des visées de transformation et d’appropriation de connaissances (Domincé, 1990; Delory‑Momberger, 2004). Dans notre cas, il s’agit de mobiliser le « pouvoir de raconter » (Ricœur, 2005) du récit pour rendre lisibles et intelligibles les histoires de transitions des agriculteurs. En effet, le récit permet de structurer et organiser le temps ainsi que l’intention de l’action et l’expérience (Ricœur, 1983; Beaujouan et al., 2013). C’est la fonction dite « configurationnelle » du récit (Beaujouan et al., 2013) qui nous intéresse, car elle permet de rendre compte de « la complexité vivante » de l’expérience dans sa multidimensionnalité (Delory-Momberger, 2020) et permet ainsi de transformer « la succession des évènements en une totalité signifiante qui […] fait que l’histoire se laisse suivre » (Ricœur, 1983, p. 17). Il s’agit donc de construire un récit pour donner à voir le travail de réélaboration de l’expérience (Barbier & Thievenaz, 2013) inscrit dans la situation de l’agriculteur. Nous allons ainsi expliciter : i) la situation des agriculteurs, c’est-à-dire leur activité (ce qui est fait), mais également la façon dont ils ont fait l’épreuve de cette activité à travers la confrontation de leurs corps à leur environnement (Morisse, 2020), ii) le processus de construction et de réélaboration de l’expérience à travers lequel l’agriculteur mobilise et manipule ses ressources internes ou issues de son environnement social, physique et matériel, et enfin iii) le produit de ce processus en terme pragmatique, mais aussi cognitif, psychoaffectif, identitaire et social.
Des récits d’expérience aux enquêtes des agriculteurs: description des transformations dans les situations
Nous introduisons ici les quatre récits d’expérience de Michel, Fabien, Jérémie et Samuel du collectif A ainsi qu’une synthèse sous forme de schème d’enquête pour décrire les transformations des situations des agriculteurs. Michel Récit d’expérience de Michel Dans ce récit, nous allons suivre les transformations des situations de travail de Michel entre 2019 et 2020. Michel raconte ses différentes préoccupations, ce qui le soutient pour avancer et répondre à ses questionnements. Nous allons aussi porter une attention particulière à la réalité de la transaction qui se crée entre lui et son environnement en lien avec les retours du 77 collectif, la confrontation à des aléas climatiques, la charge de travail, etc. Au fur et à mesure, nous allons voir Michel « faire avec » la complexité et les incertitudes de ses situations de travail. Le point de départ – se diversifier pour durer Michel, 39 ans, est installé sur une ferme de 105 ha avec trois productions : céréales en agriculture de conservation, volailles label rouge plein air et, tout récemment, moutons en plein air. Fabienne, sa conjointe, possédait un élevage de lapins hors-sol qu’elle a dû vendre à cause de difficultés économiques. Elle est maintenant en réflexion sur sa reconversion et en attendant de trouver une nouvelle voie, elle vient en aide à Michel sur l’atelier volailles et moutons. La diversification apporte néanmoins son lot de préoccupations à Michel : « Avec mon poulailler et mes 105 ha, je n’ai pas le droit à l’erreur de mon système… ma vie privée, j’ai trois enfants, une maison à crédit… il faut que ça tourne ! Il y a des gens qui admirent que j’arrive à vivre dans un système comme ça, par rapport au voisin qui en a 300 ha, mais on essaie de mettre les chances de notre côté ». En plus de ça, il y a la dépendance au marché mondial. Alors la diversification, selon Michel, devrait lui apporter de la valeur ajoutée, ce qui n’aurait pas été le cas avec l’agrandissement. C’est pour cela qu’il se lance dans cette nouvelle activité d’élevage des moutons. Cette activité est motivée par divers aspects : l’agronomie, le groupe de pairs, les attachements personnels, l’opportunité économique, une évaluation du risque, etc. D’abord l’argument agronomique : « L’avantage avec les moutons, c’est qu’on ramène de la fertilité dans le sol, ça nous permet de refaire de la prairie et couper les rotations… Je fais pâturer sur mes blés. » Néanmoins, c’est aussi le fruit d’un processus où le groupe a permis de lancer la dynamique en créant de l’intérêt pour cette activité : « J’avais fait des portes ouvertes de bergeries qui se sont montées dans le coin, quand mes collègues [du groupe] ont parlé de Pâture’sens, je me suis inscrit avec eux aux formations. C’est Hervé [membre du groupe] qui avait pris tout ça à bras le corps et avait organisé une journée avec Pâture’sens. Il y avait plus de la moitié des membres du groupe. Même des gars qui ne savaient pas s’ils allaient partir en mouton, mais ils sont venus, un peu comme une formation découverte. » C’est également le fruit d’une subjectivité : « C’était plus personnel au début, j’étais dans un petit système. Dans le temps, il y avait des moutons sur la ferme. On en parlait. » Ce qui a également pu aider à soutenir ce projet, ce sont les subventions départementales : « Mon troupeau a été financé à hauteur de 35 %. » et un retour sur investissement intéressant : « Dans un cycle d’un an, si en moyenne je vends un agneau pour chaque brebis, dans le commerce il se vend 130 euros. Le premier agneau gomme ton investissement, donc la prise de risque financière, elle n’est pas énorme dans notre système. » Cet investissement est d’autant plus intéressant si cet atelier devenait problématique : « si dans trois ans, ça ne va pas ou que je me fais attaquer par le loup.