Qui prendra ma terre ? L’Office du Niger, des
investissements internationaux aux arrangements
fonciers locaux
Des attributions foncières très peu exploitées
En 2010, la synthèse de l’état des lieux des attributions dans la zone ON permet de faire les constats suivants (graphique 10) : Sur 871 267 ha attribués, seuls 5,8%, font l’objet d’un bail signé. Sur les 94,2% restant, 60% représentent des projets encore à l’étape de la lettre d’accord de principe, qui ne permet pas de certifier que le projet agricole, sujet de l’attribution, sera approuvé ; 33,7% des terres attribuées le sont pour des projets d’investisseurs étrangers en convention avec l’Etat, dont les études (ou débuts de travaux) sont en cours de réalisation. Sur les superficies encore en attribution provisoire, 54% représentent des lettres dont les délais de réalisation des études (nécessaires à l’obtention du bail et à la mise en valeur) sont dépassés, et devraient donner lieu à des résiliations. Graphique 10: Statut des différentes attributions foncières en zone ON. Plus de 94% des superficies attribuées ne font l’objet que d’attributions provisoires (820 000 ha). Selon l’ON, sur l’ensemble de ces lettres d’accords de principe 30% des demandes, n’ont pas été suivies de la réalisation d’études techniques (mode d’irrigation) et socio-économiques, dans l’année. Ces demandes portant sur plus de 224 000 ha devraient donc faire l’objet de baux attributions provisoires engagées par l’Etat malien attributions provisoires engagées par l’ON Attributions devant faire l’objet d’une procédure de résiliation 126 résiliation. Sur les 11 projets les plus importants en termes de superficie portés par des investisseurs maliens, seuls 3 ont avancé dans leurs démarches (sur les 8 autres, 6 devraient voir leur demande résiliée). Sur les 17 projets portés par des opérateurs étrangers, seuls 2 projets ont terminé les études d’impact et commencé des aménagements, 6 ont engagé des démarches et 2 ont obtenu un bail mais n’ont fait aucun travail. Sur les 6 projets restants pour lesquels les démarches ne semblent pas activées, 3 demandes devraient être résiliées. Un projet a été annulé (Adamczewski et al, 2013b). On observe une très grande flexibilité dans les procédures ; des projets avec des lettres d’accord de principe signées depuis plus de 5 ans sont toujours d’actualité, alors qu’aucun aménagement n’a été réalisé et qu’ils auraient donc dû être annulés. En fait, sans cette flexibilité dans l’application des textes, plus de 90% des attributions provisoires devraient être résiliées, et aucun hectare n’auraient pu être aménagé. En effet, au cours de l’étape de mise en valeur, des promoteurs ont rencontré des problèmes de nature variée (problèmes de mécanisation, semences non adaptées, financement insuffisant, etc.), qui les ont contraint à changer la nature de leur projet et à sous louer les terres à des petits exploitants locaux. Sur les 820 000 ha attribués de façon provisoire, seuls 4 projets ont mis en culture un total de 2 000 hectares (MCA-Mali, PSM, Malybia et Tomota) soit 0.3% des superficies. Seules 50% de ces surfaces sont mises en valeur à travers l’irrigation. Certains projets, comme celui du groupe Tomota, n’ayant pas réalisé d’aménagements pour l’irrigation, n’ont cultivé qu’en pluvial. Les travaux d’aménagement les plus conséquents et les plus avancés sont ceux réalisés par le projet Malybia, qui a achevé mi 2010 la construction d’un nouveau grand canal adducteur en parallèle du canal du Macina, quatrième ouvrage de cette ampleur construit depuis la création de l’Office, et le deuxième depuis l’Indépendance du Mali. Mais ce canal ne débouche sur aucun périmètre aménagé. Les petites surfaces mises en culture par le projet le sont ailleurs, dans des casiers ON, et se résument à quelques parcelles de test reproduisant le modèle rizicole gravitaire utilisé par les producteurs de l’ON.
La mise en valeur des superficies attribuées sous forme de bail
Agriculture construction et site de village plantations de bois Total Nombre de baux 29 6 1 36 Total superficie attribuée 3288 3 18 3308 Nombre autres attributions 25 8 5 38 Superficies autres attributions 2 779 148 68 2 994 Total nombre bail et 54 14 6 74 127 attribution Total superficies 6 067 151 86 6 302 Avant 2003, les attributions sous forme de baux ne concernaient que des paysans de la zone ON, ou des fonctionnaires ; un peu plus de 50% des surfaces attribuées étaient destinées à l’agriculture. Entre 1990 et 2003, sur les 29 projets de développement agricole ayant reçu un bail (tableau 14), 18 ont effectivement été réalisés, ce qui concerne près de 80% de la superficie attribuée. 9 sont en cours de réalisation et 1 n’a toujours pas été démarré. Il s’agit d’un bail ordinaire accordé à titre individuel, pour la zone de Niono. Mais l’attributaire n’a pas trouvé de surface disponible sur le site qu’il a sollicité. Le fait qu’un attributaire ne puisse trouver la superficie que l’ON lui a attribuée, montre que la procédure d’octroi des terres par bail manque parfois de rigueur. Néanmoins, on observe que près de 80% de la superficie attribuée à des exploitants familiaux est exploitée. Fort de cette réussite, même si elle est modeste en termes de surfaces, le gouvernement a tenté d’attirer les investisseurs à travers la promotion du bail. Les débats sur la sécurisation foncière laissent penser que les investissements agricoles sont privilégiés dans le cadre d’un contrat sécurisé. Nous allons donc nous intéresser aux superficies effectivement mises en valeur dans le cadre d’un bail signé, contrat le plus sécurisé juridiquement en zone ON. En 2010, sur les superficies attribuées par bail, 16% ont donné lieu à une mise en valeur effective (tableau 15), et les promoteurs étrangers sont à l’origine de 74% des investissements réalisés. En 2011, seules 15% des superficies attribuées par bail ont donné lieu à une mise en valeur effective (tableau 10). Entre 2010 et 2011, la mise en valeur des terres attribuées par bail a donc diminué en proportion. Et, au final, sur les terres des projets ayant des attributions ou des baux en règle, très peu de mises en valeur ont été réalisées. Les 11 000 ha qui ont été mis en valeur sont le fruit du travail des petits exploitants engagés dans le modèle de l’agriculture en régie ou sous locataire des terres des investisseurs. Les 11 000 ha ne tiennent 128 pas compte des 7 000 ha de l’exploitation sucrière Sukala implantée en zone ON depuis 1960, Dans le cadre des investisseurs, moins de 15% de la superficie attribuée est exploitée, contre 80% dans le cadre des projets paysans (tableau 16). La diminution du pourcentage de mise en valeur des terres affectées par bail laisse également penser que le climat, très tendu, autour de l’arrivée des investisseurs privés en zone ON n’encourage pas la concrétisation des investissements. Cette situation peut laisser penser que la mise en valeur agricole n’est pas la principale préoccupation de la plupart des « investisseurs » 55 ayant répondu à l’appel pour l’Office du Niger. Malgré une augmentation très importante des surfaces attribuées, le nombre d’hectares aménagé a lui très peu augmenté (graphique 11). 55 Les investisseurs investissent finalement très peu, ils peuvent donc plutôt être considérés comme des demandeurs de terres, que comme des investisseurs 129 Graphique 11: Evolution des superficies attribuées et des superficies aménagées à l’Office du Niger Il s’agit donc apparemment, pour un grand nombre d’investisseurs, d’un positionnement pour accéder à une ressource qui se raréfie et qui aura dans les années à venir une grande importance financière et stratégique. Mais leur arrivée bouleverse le système foncier à l’ON. Le chapitre suivant, au travers de plusieurs études de cas, va nous permettre de comprendre en quoi l’arrivée des investisseurs a bouleverser les systèmes foncier à l’ON. Nous analyserons particulièrement le développement des arrangements fonciers. 0 100000 200000 300000 400000 500000 600000 700000 800000 900000 1000000 mai-00 janv.-01 sept.-01 mai-02 janv.-03 sept.-03 mai-04 janv.-05 sept.-05 mai-06 janv.-07 sept.-07 mai-08 janv.-09 sept.-09 mai-10 janv.-11 superficie attribuée (ha) superficie brute aménagée (ha) 130 Partie II : Dynamique d’investissements ou dynamique d’accaparements ? 131 Chapitre 4 : Petits et grands arrangements en zone ON : de l’huile dans les rouages fonciers… L’arrivée des investisseurs a entraîné de profonds changements au sein de la zone ON (figure 13). Les investisseurs constituent une nouvelle catégorie d’acteurs, très hétérogène, mais qui se distingue nettement des acteurs historiques de la mise en valeur des terres irrigués et de leur environnement : colons attributaires de l’ON, paysans de l’ON, non-résidants (fonctionnaires, commerçants), usagers des zones sèches (éleveurs et paysans). Figure 13: L’arrivée des investisseurs: une ouverture dans le développement de l’Office du Niger. De nouveaux acteurs se sont installés dans l’espace foncier de l’ON, des nouvelles règles ont été instaurées, à travers notamment, l’évolution du cadre institutionnel. L’évolution institutionnelle, de l’Etat indépendant, au secrétariat d’Etat en charge du développement intégré de la zone ON, a entraîné d’importantes modifications, et notamment foncières. Les règles de gestion en vigueur ont évolués, ouvrant la zone ON à d’autres acteurs : les non-résidants à partir des années 1980, les investisseurs à partir des années 2000. L’arrivée des investisseurs constitue une véritable ouverture foncière. La catégorie des investisseurs est, nous l’avons vu, très diversifiée. L’évolution du cadre institutionnel ne provoque pas toujours ces nouvelles dynamiques, parfois, elle l’accompagne (la création du ministère à été postérieure à l’arrivée des investisseurs). Le chapitre 3 nous a permis d’analyser les acteurs et leurs projets. Voyons maintenant comment se fait la mise en œuvre, quelles sont les règles qui sont appliquées ou pas, et 132 comment elles sont éventuellement adaptées, détournées, contournées. Le capital financier manque. Les compétences techniques sont absentes. Les contrats de partenariats n’ont pas été négociés ou sont irréalistes. Bien rarement les projets se traduisent par l’extension de l’espace irrigué. De nombreux espaces fonciers attribués ne sont toujours pas mis en valeur. … Certains projets, annoncés comme des projets public-privé, sont nés de l’échec d’un projet privé, qui a totalement évolué. D’ailleurs quelle peut être la réalité de projets de partenariat public-privé quand l’Etat n’a plus d’argent, quand les bailleurs ne tiennent plus leur rôle de financeur, quand le privé n’a pas d’argent ? Pour comprendre ces écarts, ces « arrangements » avec les règles, nous allons analyser la mise en place et le fonctionnement de quelques projets fonciers. Pour analyser les impacts effectifs de l’arrivée des investisseurs sur l’espace irrigué, nous devons « aller au terrain » pour étudier derrière les catégories la réalité des dynamiques et comprendre comment les différents acteurs s’organisent, comment ils accèdent à l’espace, comment ils mènent leur projet d’agriculture irriguée. Ce sont les études de cas qui nous ont permis d’identifier les pratiques, des investisseurs des pratiques souvent informelles. . Figure 14: Schéma de positionnement du concept d’arrangement foncier. Dans ce chapitre nous allons nous intéresser au processus de contournement de la règle, processus que nous appelons arrangements (figure 14). Nous partons de l’hypothèse que l’arrangement foncier est un processus complexe que les acteurs développent pour mener à bien leur projet foncier au-delà du cadre convenu du discours officiel. Les différents acteurs se « rencontrent » et créent grâce aux arrangements des synergies et des espaces d’actions. Nous allons nous intéresser à 8 projets fonciers ayant obtenus des terres en zone ON (Carte 4). C’est à partir de l’analyse sous forme d’études de cas que nous nous pourrons étudier les pratiques de ces projets 133 Carte 4: Localisation des projets analysés sous forme d’études de cas dans la zone ON
Les projets publics: une volonté de favoriser l’entrepreneuriat
Le mythe du titre foncier : Le cas des projets Koumouna et MCA
Le projet de Koumouna
Le projet de Koumouna, du nom de la localité où l’aménagement a été réalisé, est un projet test. Financé par la Banque Mondiale, dans le cadre du Programme National d’Investissement Ruraux (PNIR), il a pour objectif de tester l’impact de l’octroi du titre foncier à des petits et moyens exploitants. 134 Figure 15: Extrait du communiqué du conseil des ministres le 01 décembre 2004 Le projet a été construit sur l’hypothèse que l’octroi du titre foncier et la participation aux investissements vont créer une sécurisation, une motivation pour l’exploitation agricole. Le projet prévoyait d’installer : à Koumouna I : 130 exploitations familiales de 3 ha chacune à Koumouna II : une dizaine de « privés » sur 444 ha La BM a financé l’aménagement du réseau primaire (et secondaire pour les exploitations familiales) ; les coûts d’aménagements du réseau secondaire et/ou tertiaire sont à la charge des privés et des exploitants installés. Il était prévu que le titre foncier soit obtenu directement pour les « privés » (car finançant eux même les travaux pour les réseaux d’irrigation secondaires et tertiaires), et après remboursement à la BM de l’aménagement du réseau secondaire pour les exploitants familiaux. La BM a lancé plusieurs appels d’offre nationaux pour sélectionner des exploitants
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