Questionner les big data en sciences de l’information et de la communication
Comme nous l’avons vu précédemment, notre objet d’étude se constitue par et à travers le suivi d’un projet d’élaboration d’un module de formation visant à prolonger la capacité d’agir à distance des concepteurs de ce module.
En nous inscrivant dans une approche communicationnelle des organisations, nous nous intéressons aux processus organisants qui se constituent par et à travers cette collaboration inter-organisationnelle en considérant que l’élaboration de ce module constitue un « échafaudage-frontière » visant à équiper des instruments d’action publique.
Ces actants sont fortement influencés par une pensée ingénieur fondée sur l’évaluation et la quantification; ils prennent appui sur une conception « métier » équipée par les technologies des Systèmes d’Information Géo graphique (SIG) et formalisée en spécialité scientifique au travers de la géomatique. Ils se posent la question de comment équiperen«données»,en «métadonnées», en «façondefaire», en«façonde voir et d’interpréter »
ces données, et comment les doter en raisonnements pour l’utilisation de ces données. La perspective est celle de l’accumulation de nombreuses données associées à la tentative de construire des modes de raisonnement automatisés afin de déterminer une action. Ceci nous amène à questionner la notion de big data, en nous fondant sur une approche relevant des sciences de l’in formation et de la communication, et plus particulièrement de la communication des organisations.
Letournant numérique(oucomputationnel), amorcé depuis quelques décennies, ainsi que la mon tée en puissance de la notion de big data incitent les chercheurs à avancer un certain nombre de ques tionnements quant au périmètre de cette notion (Ollion & Boelaert, 2015, 3),
à ses implications théoriques, épistémologiques et méthodologiques (Diminescu & Wieviorka, 2015, 4). La notion de big data connait un fort retentissement ces dernières années dans de nombreux pays; les décideurs publics et privés ont choisi d’investir largement dans ce domaine (Ollion & Boelaert, 2015, 3).
Le mondeacadémique est également entraîné dans cette réflexion notamment à travers l’édition de nu méros spéciaux ou de revues scientifiques dédiées à ce domaine, des appels à projet portant sur ces questions ou à travers l’organisation de conférences (Ollion & Boelaert, 2015, 3). Dans ce chapitre, nous reviendrons dans un premier temps sur les différents débats qui agitent le domainedesbig data, notammentquantàleurpérimètreetàlanaturedecette(r)évolution crainte ou espérée.
Il s’agira également de faire le lien entre cette notion et la pensée ingénieur (Scardigli, 2001). Puisque la plupart des données mobilisées dans le cadre de notre objet d’étude sont des données géographiques, mobilisant ainsi des logiciels de Système d’Information Géographique (SIG) ainsi que des compétences en géomatique. Nous interrogerons à cette occasion la conception particulière de la « donnée » et de sa représentation de la « réalité » véhiculées par les SIGs et la géomatique.
Puis, en nous fondant sur la littérature issue des sciences humaines et sociales, nous investiguerons les enjeux soulevés par la montée en puissance des discours accompagnant le mouvement des big data, avant de tirer des enseignements de l’interrogation des chercheurs en sciences humaines et sociales sur le caractère construit des données et des méthodes qui leur sont associées. Enfin, en nous fondant notamment sur les travauxdeLouiseMerzeau(Merzeau,2009; Merzeau,2013a; Merzeau,2013c), nous présenterons comment nous souhaitons mettre au travail la notion de big data en sciences de l’information et de la communication.
Questionner les big data
quelques repères et balises en lien avec la pensée ingénieur et la géomatique Le succès de cette notion et sa généralisation à de nombreux domaines académiques soulèvent des questionnements pour les sciences humaines et sociales (Diminescu & Wieviorka, 2015, 4). Les big data privilégiant le résultat plutôt que l’explication, la corrélation plutôt que la théorisation, Domi nique Boullier estime qu’il existe un risque que les décideurs et les investisseurs se désintéressent des sciences sociales (Boullier, 2015a, 5).
Avec ce tournant numérique, certains annoncent l’avène ment d’une science a-théorique, qui permettrait de produire des connaissances « à même le monde » (Rouvroy & Stiegler, 2015, 4), les sciences sociales devenant obsolètes (Anderson, 2008). Ainsi la montéeenpuissance dela notion de big data ne peutse résumeràcequiest présenté commeun«dé luge » de données (Plantin &Russo, 2016) : il s’agit de questionner aussi l’assemblages techniques et de méthodes pour en faire émerger le sens (Babinet, 2015).
Plutôt que de parler des big data, ce qui tend à essentialiser et stabiliser un ensemble d’évolutions encore en émergence, nous retenons avec les big data en sciences de l’information et de la communication d’autres auteurs de les envisager comme un mouvement (Parks, 2014; Vayre, 2014),
associant cette accumulation de données, des assemblages techniques et des méthodes qui les accompagnent mais aussi des façons de penser, des représentations et discours véhiculés par, certes, les promoteurs des big data, ainsi que par les assemblages socio-techniques eux-mêmes.