Les singularité
Qu’est-ce qu’une singularité ?
Comme nous l’avons vu au cours de ce document, la mise en œuvre de la mécanique des milieux continus conduit à la construction d’un problème mathématique dont la solution est constituée d’un champ des déplacements et d’un champ des contraintes. Concernant le problème continu (i.e. non discrétisé, i.e. tel que présenté à la partie II), ces champs sont généralement des fonctions spatiales relativement régulières. Cependant, dans certains cas, il existe des points où la solution n’est pas entièrement définie : ces points sont nommés singularités. D’une manière très pragmatique, la contrainte et la déformation tendent vers l’infini lorsque l’on s’approche du point singulier. Le déplacement, quant à lui, garde généralement une valeur finie. Nous avons par exemple abordé cela au chapitre 20 : la contrainte tend vers l’infini au voisinage de la pointe d’une fissure. Il est important de noter que les singularités ne proviennent ni d’erreurs de calcul, ni d’erreurs dans l’application de la théorie, ni de modèles physiques spécialisés : elles proviennent de la mécanique des milieux continus (ou, plus généralement, de toute autre théorie physique basée sur la notion de milieu continu), et leur existence est prédite par l’étude mathématique de ces théories.
Singularités et éléments finis
En pratique, la plupart des simulations de mécanique des milieux continus sont basées sur la méthode des éléments finis. Or, celle-ci, comme toute méthode numérique, a la fâcheuse et dangereuse habitude de toujours retourner des valeurs finies, ce qui masque par conséquent la présence éventuelle de singularités. En effet, un solveur éléments finis ne calcule les contraintes et déformations qu’aux points d’intégration (ou points de Gauß) des éléments, qui sont situés à l’intérieur des éléments. Or, dans une simulation par éléments finis, les points singuliers sont toujours des nœuds du maillage, et sont donc situés au bord des éléments. Les contraintes ne sont donc jamais calculées aux points singuliers, et ne présentent pas de valeurs infinies qui permettraient de détecter la singularité. Ce que l’on observe ressemble plutôt à une simple concentration de contraintes et les valeurs obtenues n’ont souvent rien de choquant à première vue. C’est pourquoi il est indispensable de savoir quand ces singularités doivent se produire afin d’être en mesure d’effectuer les corrections nécessaires et ainsi redonner du sens à l’analyse effectuée
Quand les singularités se produisent-elles ?
Si les singularités avaient la gentillesse de ne se produire que que dans certains cas particuliers bien spécifiques, elles ne constitueraient alors pas vraiment un problème. Malheureusement, c’est loin d’être le cas, et de nombreux modèles courants de lois de comportements ou de conditions aux limites conduisent à des singularités. Même en restant dans le cadre de l’élasticité linéaire, on trouve des cas fréquents conduisant à des singularités, parmi lesquels les plus fréquemment rencontrés sont : — les modèles comportant un angle rentrant (i.e. inférieur à 180˚entre deux faces extérieures). Une fissure peut d’ailleurs être considérée comme un angle rentrant d’angle nul ; — les modèles de lois comportements discontinues, comme à l’interface entre deux matériaux (dont nous avons souvent parlé tout au long de ce document) ; — les modèles de chargements contenant des efforts ponctuels, qui est de loin le cas le plus fréquemment rencontré. En tout honnêteté, il est difficile de nier le fait que ces trois cas sont vraiment couramment employés, ce qui permet de prendre toute la mesure du problème : on observe régulièrement des dimensionnements réalisés à partir de contraintes calculées au fond d’un angle rentrant ou sous une force ponctuelle, alors que les valeurs de ces contraintes n’y sont absolument pas fiables… Cette liste n’est naturellement pas exhaustive et il existe d’autres cas pouvant entraîner des singularités, comme la présence d’encastrements ou de déplacements imposés dans certaines configurations géométriques particulières. Inversement, et contrairement à ce que d’aucuns croient, les théories des poutres, plaques et coques présentent généralement moins de cas singuliers que la mécanique des milieux continus tridimensionnels (car certains de ces aspects peuvent être pris en compte dans la construction du modèle).
Comment éviter les singularités
Nous avons vu que les singularités proviennent de limitations intrinsèques de la mécanique des milieux continus : cette dernière donne des résultats non valides en présence d’un certain nombre de configurations. Cela signifie que ces configurations n’appartiennent pas au domaine de validité de la mécanique des milieux continus tridimensionnelle, et que leur emploi peut donc mener à des résultats non pertinents (en l’occurrence, singuliers). Schématiquement, la singularité provient du fait que la mécanique des milieux continus postule l’existence d’une densité volumique d’énergie, et s’accommode donc mal du caractère « ponctuel » de ces modèles (angle ponctuel, force ponctuelle, interface d’épaisseur nulle) qui conduit à des densités d’énergie infinies. Pour éviter la singularité, il faut donc utiliser des modèles non ponctuels comme : — remplacer un angle rentrant par un congé de raccordement possédant un rayon de courbure non nul ; — remplacer une discontinuité entre lois de comportement par une zone de transition dans laquelle les paramètres varient de façon continue ; — remplacer une force ponctuelle par une pression de contact appliquée sur une surface non nulle… Ces configurations ne créent pas de singularités, mais de simples concentrations de contraintes : les contraintes et les déformations restent finies dans leur voisinage. Dans les faits, leur usage est indispensable à chaque fois que l’objectif de la simulation est de calculer une contrainte ou une déformation localisée dans la zone incriminée..