Être une femme, c’est se soumettre
Faire de la soumission la nature des femmes permet dans la théologie, la philosophie et la littérature classiques de justifier la hiérarchie sociale entre les hommes et les femmes en faisant de celle-ci non pas le résultat d’une domination des hommes sur les femmes mais d’une soumission naturelle des femmes aux hommes. Dire que les femmes sont naturellement soumises implique en effet que les hommes n’auraient rien à faire pour que les femmes leur obéissent et qu’ils n’auraient donc aucune responsabilité dans cette hiérarchie. Cette implication est très importante parce qu’elle rend compatible l’idée que les êtres humains naissent libres et égaux – ce qui a priori rend la soumission immorale – et la hiérarchie sociale des sexes. Si les femmes ne sont pas réduites à la soumission par les hommes, si elles choisissent cette soumission qui est dans leur nature sans que les hommes n’aient à les dominer, alors la supériorité sociale des hommes sur les femmes ne repose pas sur une injustice.
Si cette façon de penser le lien entre féminité et soumission est la plus commune, ce lien est également un outil de critique radical de l’organisation patriarcale de la société, comme le montre la philosophe et juriste américaine Catharine MacKinnon. Son travail sur les rapports hommes/femmes s’inscrit dans un projet systématique d’analyse de la réalité sociale et politique, mais il a aussi une dimension pratique : Catharine MacKinnon a inventé la notion légale de harcèlement sexuel, elle a été une des deux figures les plus importantes de la lutte pour l’interdiction de la pornographie aux États-Unis et elle a obtenu la reconnaissance en droit international du viol comme crime de guerre à la suite de la guerre en Bosnie. Dans son travail théorique, elle adopte une perspective holiste sur le monde social et cherche, en s’appuyant sur les sciences sociales et l’analyse des réalités concrètes, à mettre en évidence le fonctionnement de l’oppression des femmes. La thèse fondamentale de son analyse tient dans l’affirmation suivante : « la différence est le gant de velours sur la main de fer de la domination. Le problème n’est pas que les différences ne sont pas valorisées ; le problème c’est qu’elles sont définies par le pouvoir 12 ». Selon elle, la différence sexuelle est le résultat et non l’origine de la domination masculine et elle sert à masquer la réalité de cette domination. Cette thèse à la fois contre-intuitive, radicale et très forte, repose sur un raisonnement complexe.
La sexualité est politique
Le point de départ de son raisonnement est le suivant : il y a un rapport à double sens entre le social et la sexualité. Le social est déterminé par la sexualité et la sexualité par le social. Par conséquent, on ne peut comprendre les rapports de genre si l’on fait abstraction de leur dimension sexuelle. MacKinnon refuse la distinction communément admise, y compris chez les féministes, entre sexe et genre et selon laquelle le sexe renverrait à la dimension biologique et le genre à ce qu’il y a de socialement construit dans les identités des individus. Selon elle, la biologie et le social sont indissociables et le recours à la distinction sexe/genre contribue à perpétuer l’hypothèse qu’il serait possible de faire la part de l’un et de l’autre. Elle défend à ce titre la nécessité d’une théorie politique (féministe) de la sexualité. Une telle théorie doit, selon elle, « situer la sexualité au sein d’une théorie de l’inégalité de genre, c’est-à-dire la supériorité hiérarchique des hommes sur les femmes » et « traiter la sexualité comme une construction sociale du pouvoir masculin » 13.
La première thèse à laquelle elle s’attaque est l’idée que la sexualité serait naturelle et que, par conséquent, il faudrait s’y adonner le plus possible et sans tabou. Contre la théorie freudienne et contre l’hypothèse centrale de la révolution sexuelle des années 1970 selon laquelle il faudrait dé-réprimer le sexe et, au contraire, s’autoriser à vivre pleinement son désir sexuel, Catharine MacKinnon affirme le caractère construit de la sexualité. Elle affirme que la sexualité est construite par la domination masculine et que cette hypothèse de la dé-répression – MacKinnon évite à dessein de parler de libération sexuelle – est en réalité au service des désirs sexuels masculins. Cela se manifeste par exemple, selon elle, dans la représentation que l’on a de la sexualité : le rapport sexuel normal est la pénétration par le pénis d’un homme du vagin d’une femme et il prend fin lorsque l’homme a un orgasme. Cette représentation, héritée de Freud 14, est fondée sur le point de vue masculin. Selon MacKinnon, l’adoption de ce point de vue reflète le pouvoir des hommes sur les femmes : comme les hommes sont en position dominante, ils ont la possibilité de définir la sexualité selon ce qui les excite et de revendiquer l’objectivité de cette définition. Or l’hypothèse de la dé-répression sert les intérêts sexuels des hommes : en affirmant qu’il est dans la nature des femmes de désirer avoir des rapports sexuels fréquents, les hommes s’assurent une plus grande disponibilité sexuelle de ces femmes. Étant donné le rapport de force entre hommes et femmes, il est très probable que l’hypothèse dé-répressive soit au service des désirs masculins.
Cette réfutation de la naturalité du sexe est sous-tendue par une thèse qui porte à la fois sur le désir des hommes et sur leur pouvoir : « la domination masculine est sexuelle 15 ». Cela ne signifie pas simplement que les hommes ont un pouvoir sexuel sur les femmes mais aussi, et c’est un apport décisif de la pensée de MacKinnon, que la domination est au cœur de la sexualité des hommes tout autant que la sexualité est au cœur de leur domination. Selon MacKinnon, la pornographie montre que ce qui excite sexuellement les hommes n’est pas tant le sexe lui-même ou la pénétration, mais le pouvoir qui s’y manifeste. Des données quantitatives sur la réaction des hommes à la pornographie indiquent que ce qui, dans la pornographie, génère et maintient dans la durée l’excitation des hommes, est la violence faite aux femmes 16 – ces données sont d’ailleurs particulièrement intéressantes lorsqu’on les utilise pour penser l’évolution des standards de la pornographie mainstream vers de plus en plus de violence, physique et symbolique (gangbangs, bukkake, etc.). Elle en déduit que la hiérarchie et le pouvoir, c’est-à-dire la domination des femmes, plus qu’un hypothétique sexe lui-même, est ce que les hommes valorisent dans la sexualité.
La centralité de la domination dans la sexualité des hommes a pour conséquence que les femmes ne sont conçues que comme des objets pour la satisfaction sexuelle des hommes, des objets qu’il s’agit de dominer dans l’acte sexuel. Il y a donc une domination sexuelle des hommes sur les femmes. Mais cette domination ne se cantonne pas à une sphère sexuelle qui pourrait être conçue comme séparée du reste du monde social : la domination sexuelle des hommes sur les femmes structure le monde social dans son ensemble. Si ce que MacKinnon appelle « hiérarchie », c’est-à-dire les rapports de pouvoir inégaux, est ce qui excite sexuellement les hommes, si les hommes sont dans une position sociale qui leur permet de faire valoir leurs désirs et si le genre, compris comme ce qui différencie les hommes des femmes, est un axe de hiérarchie sociale, alors il faut comprendre le genre comme la manifestation sociale du goût des hommes pour la domination.
La construction sociale et sexuelle du genre
Ainsi, la remise en cause de la conception de la sexualité comme naturelle et naturellement bonne permet de comprendre le double rapport entre sexualité et organisation sociale et, par là, la façon dont la domination masculine détermine la différence sexuelle. En effet, l’analyse de l’hypothèse dé-répressive montre que le pouvoir social des hommes sur les femmes façonne la sexualité selon les intérêts des hommes, de sorte que la sexualité « normale » est celle qui correspond aux désirs des hommes. L’originalité de MacKinnon consiste à montrer que la relation ne s’arrête pas là : la sexualité qui représente les intérêts des hommes est présentée comme naturelle et valorisée pour cette naturalité.
Grâce à cette naturalisation, sa dimension idéologique disparaît, et masque l’influence de la sexualité sur la structure sociale : la sexualité est la base sur laquelle est fondée la différence des genres. La répartition sexuelle des rôles structure la différence entre hommes et femmes dans le monde social. Les hommes sont les personnes qui dominent sexuellement, les femmes sont celles qui sont soumises sexuellement :
Le pouvoir masculin prend la forme sociale de ce que les hommes comme genre veulent sexuellement, ce qui a pour centre le pouvoir lui-même, en tant qu’il est socialement défini. La masculinité c’est l’avoir ; la féminité, ne pas l’avoir. La masculinité précède le mâle comme la féminité précède la femelle et le désir sexuel masculin les définit tous les deux. En particulier, « femme » est défini par ce dont le désir masculin a besoin pour être excité et satisfait et est socialement tautologique avec « sexualité féminine » et « sexe féminin ». Dans les façons permises de traiter une femme, c’est-à-dire les façons qui sont considérées socialement non comme des violations mais comme adaptées à sa nature, on retrouve les spécificités des intérêts sexuels masculins et de ce dont ils ont besoin 17.
Le masculin et le féminin sont créés à travers l’érotisation de la domination et de la soumission. La différence homme/femme et la dynamique domination/soumission se définissent l’une l’autre. Voilà la signification sociale du sexe et l’approche spécifiquement féministe de l’inégalité de genre 18. La thèse de ces deux passages est très forte : elle implique l’idée qu’il n’y a rien de naturel et que tout est socialement construit – ce qu’on appelle la thèse du constructivisme social total –, elle confère une place centrale à la sexualité et réfute tout rôle de la biologie. Elle défend l’idée radicale que les différences biologiques entre les sexes ne jouent pas de rôle dans la différence homme/femme 19. Alors que l’on tient habituellement pour acquis que le masculin et le féminin sont définis à partir des caractéristiques notamment physiques des hommes et des femmes (c’est-à-dire que l’on considère comme masculin ce qui est lié aux caractéristiques physiques ou biologiques des hommes), MacKinnon affirme que la distinction masculin/féminin précède la distinction entre hommes et femmes. La distinction du masculin et du féminin est le produit de la domination masculine et repose sur un rapport de détermination mutuelle entre le social et le sexuel. La circularité de ce rapport le rend difficile à expliquer de façon linéaire, mais il procède globalement selon la logique suivante : la domination masculine provient de la sexualité, elle s’inscrit dans le social ; son inscription dans le social nourrit en retour les fantasmes des individus et donc la sexualité, renforçant ainsi sa valorisation de la domination, qui vient renforcer la hiérarchie de genre dans le monde social.
Cette hypothèse n’a pas vocation à élucider l’origine de la domination masculine, mais sa permanence et son fonctionnement. MacKinnon, dans un autre texte, reconnaît qu’il faut bien, originairement, l’antériorité d’une sphère sur une autre. Elle fait donc l’hypothèse que les hommes ont originellement pris le pouvoir sur les femmes par la force 20. Pour autant, cette hypothèse n’est pas centrale : MacKinnon est avant tout une juriste et son analyse de la différence sexuelle a pour fonction de mettre en lumière une insuffisance du droit 21. Elle cherche essentiellement à mettre en lumière le caractère systématique de l’oppression des femmes en tant que femmes et la façon dont cette oppression se perpétue.
La soumission définit la féminité
Selon MacKinnon, la différence homme/femme est calquée sur l’opposition domination/soumission : on appelle « hommes » les individus qui dominent et « femmes » les individus soumis. Par conséquent, la soumission définit la féminité. MacKinnon ne se contente pas de dire que le pouvoir des hommes sur les femmes construit la différence entre le genre masculin et le genre féminin. Cette thèse est une thèse commune aux féministes, radicales ou non. Elle affirme, de façon plus radicale, que la domination et la soumission sont des attitudes à partir desquelles la différence des genres est construite. En particulier, le pouvoir des hommes sur les femmes leur permet de définir la différence entre hommes et femmes par ce qui les excite. Ils peuvent ainsi se définir par leur pouvoir et définir les femmes par l’attitude qu’ils veulent que celles-ci adoptent à leur égard. En effet, ce n’est, à mon sens 22, pas un hasard si MacKinnon utilise le terme de soumission plutôt que celui de subordination. La subordination est la conséquence objective de la domination sur celui qui est dominé. Les femmes sont par exemple subordonnées à leur mari grâce au contrat de mariage. Ce n’est pas ce couple notionnel objectif domination/subordination qui fonde la différence sexuelle. Le féminin, ce n’est pas simplement « ne pas l’avoir », mais c’est ne pas pouvoir l’avoir, ce pouvoir, et le reconnaître. La soumission, selon MacKinnon, est l’attitude que les hommes désirent sexuellement de la part des femmes. Comme le montre la pornographie, qui, selon MacKinnon, révèle le désir des hommes, elle consiste, d’une part, dans l’objectification sexuelle de ces femmes, c’est-à-dire leur subordination à un point tel qu’elles perdent leur qualité de sujet pour devenir de simples objets de plaisir 23, et d’autre part, dans une forme de reconnaissance par leur soumission de la domination sexuelle des hommes.
De Freud à MacKinnon, en passant par Rousseau, une chose est claire : il y a quelque chose d’intrinsèquement féminin dans la soumission et d’intrinsèquement soumis dans la féminité. Cependant, que la soumission féminine soit comprise comme naturelle, prescrite ou construite, une chose manque dans ces approches : toutes à leur manière parlent de la féminité plus que des femmes et à ce titre obscurcissent la différence entre la dimension descriptive et la dimension normative de leurs propos. La féminité dont la soumission est une composante est-elle la féminité de toutes les femmes ? De certaines femmes seulement ? Est-il possible d’être une femme et de n’être pas soumise ? Le problème qui se pose alors est celui d’identifier exactement la nature de ce rapport apparemment étroit entre la soumission, la féminité et la vie ordinaire des femmes – problème que la contradiction apparente entre une soumission naturelle et une soumission construite ne permet pas de résoudre. C’est en refusant cette alternative de l’essentialisme et du constructivisme total que Simone de Beauvoir, dans Le Deuxième Sexe, nous permet d’élucider ce problème.