QU’EST-CE QUE LES CHEFS ONT DE PLUS QUE NOUS ?

L’« impitoyable » empathie

C’est Blaise qui décrit le mieux, dans une formule saisissante, le positionnement relationnel du dirigeant :
« Il faut savoir gérer l’empathie2 et l’hostilité sans états d’âme vis-à-vis de la médiocrité. »
1. Dans le cadre de ma thèse (cf. Préface).
2. Empathie : mode de connaissance intuitive d’autrui, qui repose sur la capa-cité de se mettre à la place de l’autre.
Le leader exige l’excellence de ses collaborateurs, il est donc peu enclin à supporter la médiocrité. Ce concept d’une « impitoyable empathie » traduit bien l’équilibre subtil qu’ont à réaliser ceux qui occupent de tels postes.
Avec certains dirigeants, ces jeux de distance régulée sont perceptibles sous la forme d’une méfiance de fond. Ainsi, Ignace souligne qu’une qualité indispensable pour être diri-geant est de savoir cerner son interlocuteur. Il critique d’ailleurs ses collègues polytechniciens qui en sont incapables. Lui-même analyse toujours rapidement la tenue des personnes qu’il rencontre pour la première fois, afin d’en tirer des conclu-sions sur leur fonctionnement psychique.
Il peut effectivement s’agir d’empathie, mais c’est une empa-thie partielle, au service d’objectifs particuliers et non au service précis de l’interlocuteur considéré, comme c’est le cas pour un psychothérapeute vis-à-vis de son patient par exemple.
L’empathie est un mode de connaissance de l’humain auquel s’est beaucoup intéressé Heinz Kohut, psychanalyste dissident spécialiste du narcissisme :
« Notre aptitude à pénétrer le psychisme d’autrui tient au fait que dans notre structure mentale la plus précoce, les sentiments, les actes, le comportement de notre mère étaient inclus dans notre soi. Cette empathie primaire avec la mère nous permet par la suite de constater que dans une large mesure, les expériences fondamenta-les intérieures d’autrui sont semblables aux nôtres. Les premières perceptions des sentiments, des désirs et des pensées d’autrui sur-viennent dans le cadre d’une conception narcissique du monde ; l’empathie appartient donc à la structure innée du psychisme humain et demeure jusqu’à un certain point liée aux processus primaires1. »
Ce mode de connaissance instinctif d’appréhension de la réalité s’oppose aux formes non empathiques d’observation, acquises ultérieurement, qui, elles, ne permettent pas de percevoir ce que ressent autrui.
Mais l’empathie décrite par H. Kohut est celle d’un nourrisson qui déchiffre autrui en fonction de ses besoins propres et non pour la personne considérée globalement.
Il est vrai que, vue de l’extérieur, l’absence de prise en compte de l’autre dans sa globalité peut être frappante. Mais ce qui est un défaut dans les conduites privées s’avère fort utile dans un contexte professionnel. En particulier, le manque d’empathie « globale » permet de ne pas s’embarrasser d’états d’âme lorsqu’une décision désagréable est à prendre, ce qui ne peut être épargné aux responsables de collectifs.
Citons Bernard Tapie refusant au footballeur Basile Boli la sortie de terrain lors du match de finale de Coupe d’Europe en 1993. B. Boli souffrait physiquement, mais son manager n’a pas cédé à la compassion et l’a contraint à continuer. Il a bien fait, car B. Boli a marqué le but de la victoire cinq minutes plus tard…
Dans ce cas, la prise de distance par rapport à une éthique compassionnelle, souvent dominante de nos jours, est liée à une vision tactique ou stratégique d’ensemble : la personne du joueur n’est pas vue pour elle-même, c’est un simple pion dans l’équipe que le responsable pilote vers le succès. En revanche, ce dernier sait parfaitement discerner les subtilités du fonction-nement de l’individu qu’il dirige. En l’occurrence, il s’agissait de saisir le potentiel durable de Boli, au-delà de ce que le joueur affichait consciemment. C’est un bel exemple de ce talent psychologique sélectif mais essentiel du leader, de son empathie très ciblée.
Nous venons de le voir, les dirigeants accordent plus d’impor-tance à la conduite de l’organisation qu’ils gèrent qu’aux rela-tions interpersonnelles. Cet arbitrage entre l’œuvre qu’ils ont à accomplir, avec en corollaire la solitude, et leur relation à autrui est le véritable choix originaire de Narcisse, contrairement aux représentations courantes.

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Le mythe de Narcisse revisité

Sur le tableau du Caravage, on peut voir Narcisse se mirant dans l’eau. C’est la représentation traditionnelle des personnes dites narcissiques, qui s’admirent ou sont fascinées par leur propre image.
Revenons à l’origine du mythe. Narcisse a été puni par une déesse pour avoir été insensible aux sentiments d’un jeune homme, Ameinias, et d’une nymphe, Écho, qui étaient amou-reux de lui. La déesse a décidé de le faire tomber amoureux à son tour d’un objet inaccessible, sa propre image. Il en mourra, et sur le lieu de sa mort poussera une fleur aux propriétés narcoti-ques à laquelle on donnera son nom.
C’est donc l’insensibilité de Narcisse1 qui est à l’origine de son destin fatal. Voilà déjà un premier décalage par rapport à la signification traditionnelle du mot narcissisme, souvent traduit par « amour excessif de soi ». Une relative indifférence aux autres, ce n’est pas tout à fait la même chose !
Mais si les autres ne l’intéressent pas, qu’est-ce qui intéresse notre Narcisse ? André Gide a interprété ce mythe à sa façon dans un de ses premiers ouvrages. Il affirme que si Narcisse se regarde, c’est qu’« il cherche à donner une forme à son âme qu’il sait belle, à créer…2 ».
La fascination pour sa propre image observée chez Narcisse se révèle donc être la conséquence d’un intérêt très modéré pour les autres et d’un désir ou d’un besoin de création (voire de toute action qui agit sur le réel et le transforme). Il s’agirait finale-ment de privilégier l’action au détriment de la relation à autrui.
L’anecdote suivante, bien que cruelle, illustre bien l’opposition action/relation dans un contexte différent et plus proche du monde de l’entreprise.
Un guide européen en Afrique abandonna pendant deux ans son métier à la suite d’un drame auquel il avait assisté. Lors d’un safari auquel participait un grand patron européen, ce dernier tua un éléphant. Malheureusement, dans l’action, un employé africain trouva également la mort. Le soir même cependant, le grand patron sabra le champagne pour fêter son trophée…

Une tension universelle oppose relations et performances

L’opposition entre le développement de performances de tout ordre et l’importance et la qualité morale des relations semble être un thème récurrent pour qui s’intéresse au fonctionnement humain1. Elle concerne les leaders, mais aussi toute personna-lité éminente par ses réalisations (sportifs, intellectuels, hommes d’action, artistes et créateurs…)2. Le psychologue Howard Gardner qualifie d’ailleurs de « leaders indirects » ces personnalités si marquantes qu’elles influencent le monde.
C’est aussi le constat d’un « expert en célébrités » comme Michel Drucker : « Les plus talentueux, les plus puissants, les plus cultivés, les plus diplômés, ceux qui ont les plus grands réseaux ne sont pas forcé-ment les gens les plus recommandables. (…)
En dehors des émissions, je ne m’entoure que de vrais gentils. Je ne veux plus supporter des gens talentueux mais humainement détestables1. »
Cet antagonisme entre attention portée aux autres et perfor-mances atteint peut-être son paroxysme dans le cadre de l’autisme, ce handicap de la communication qui se trouve réguliè-rement associé à des prouesses mentales. On se souvient du film Rain Man, qui met en scène un de ces « savants autistes ». Il existe une forte probabilité de lien entre le génie et l’autisme : selon Patricia Howlin du King’s College de Londres, 30 % des autistes ont des capacités impressionnantes en calcul ou en musique.
Cette difficulté à communiquer de façon satisfaisante ou agréable semble donc se retrouver sous de multiples formes chez ceux qui produisent des réalisations hors normes, quel que soit le domaine concerné. Pour la science, nous pouvons mentionner l’arrogance et la cruauté de Robert Oppenheimer2 (physicien américain) ou les reproches faits à Albert Einstein sur sa vie privée, comme sa dureté envers sa seconde épouse. Citons encore le psychanalyste André Green, à qui ses enfants reprochaient sa négligence à leur égard. Il leur répondit qu’il avait « une œuvre à construire »…

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