Quelques repères historiques concernant le Liban et ses chrétiens
Cette indépendance, hormis l’amendement le 8 novembre 1943 des lois dans la Constitution de 1926 mentionnant le mandat français au Liban51, est surtout le Pacte national décidé oralement entre Béchara el Khoury, maronite, et Riad el-Solh52, sunnite, le 19 septembre dans le plus grand secret, soit deux jours avant l’élection d’el-Khoury à la Présidence. Ce pacte « « sanctifie » le système confessionnel et consacre le partage du pouvoir entre les deux communautés dominantes maronite et sunnite. […] Compromis médiocre et fragile à la fois, le Pacte national sera célébré durant des décennies comme le plus éclatant symbole et le fondement le mieux assuré de la démocratie à la libanaise. »
Mais, jusqu’aujourd’hui, les seules traces écrites sur lesquelles nous pouvons nous baser pour analyser le sacro-saint pacte sont le discours d’investiture d’el-Khoury et la déclaration ministérielle d’el-Solh54. Un accord oral, flou, qui émet de beaux grands principes mais sans poser les fondements d’une vraie indépendance et d’un Etat viable. Bien que le principe de la répartition communautaire entre musulmans et chrétiens à la tête de l’Etat soit un partage entre les grandes communautésreligieuses, c’est bien une période où la prééminence maronite s’ancre avec l’attribution, oul’octroi de plusieurs grands postes au sein de l’administration, à l’instar du commandement de l’armée, du service de renseignements, le secrétariat général du ministère des affaires étrangères, le gouvernorat de la Banque centrale, etc. Le maronitisme politique existe et compte bien persister.
Par contre, ce serait faillir à la mémoire de certains leaders que de considérer que les dirigeants chrétiens sont toujours avides de pouvoir : en 1952, les présidentielles étant tellement serrées, les deux présidents potentiels, Camille Chamoun et Hamid Frangié , décident de se réunir et de s’entendre pour que la Présidence maronite soit obtenue à l’unanimité et dans un espritsportif au sein de la communauté chrétienne.55 Au bout d’une après-midi de discussions intenses entre les deux hommes, H. Frangié se retira et pava la voie à son tout juste ancien rival qui fut élu le 23 septembre 1952.
Cette unanimité lors de l’arrivée de Chamoun au pouvoir est loin de ressembler à la fin de son mandat : après avoir adhéré à la doctrine Eisenhower en 1957, le Liban connait des troubles notamment lors des élections législatives de 1957. La tension atteint son comble lorsque la Syrie et l’Egypte fusionnent en une République arabe unie le 24 février 1958, avant que le Liban n’implose quelques mois plus tard le 08 mai56. Ces « événements »
57, qui ne s’arrêtent que momentanément avec le débarquement des Marines le 15 juillet58 et qui ont fait 350 morts et 2. 500 blessés59, sont les prémices de la guerre qui éclata 17 ans plus tard. Mais nous pouvons quand même la définir comme une guerre civile confessionnelle puisqu’elle opposa deux groupes armés et organisés, composés de civils : les partisans des chefs musulmans d’opposition face aux partisans du Président et des différents chefs chrétiens60.
Le mandat présidentiel de Fouad Chéhab, premier militaire à avoir présider un Conseil des Ministres au moment d’un vide institutionnel en 1952 et premier ex-militaire à atteindre la présidence de la République, est célèbre pour deux aspects : d’un côté sa tentative de réforme du système en le déconfessionnalisant, et d’un autre côté, le renforcement du Deuxième Bureau de l’armée avec son entrée en politique, affaiblissant les leaders traditionnels, notamment Raymond Eddé et Camille Chamoun. En 1964, les chéhabistes, aidés par les services de renseignements, influencent les élections législatives pour avoir une chambre prête à reconduire le Président en amendant la Constitution61, et par la même occasion, empêchent les deux leaders d’accéder à la nouvelle Chambre. Ce n’est qu’avec Charles Hélou, élu président après le refus de Chéhab de modifier la Constitution, qu’Eddé peut récupérer son siège. Mais ce dernier, tout comme Chamoun, ne veut pas risquer de perdre une nouvelle fois lors des élections de 1968 et s’allie avec lui pour faire face au Deuxième Bureau qui noyaute encore la politique libanaise. Pierre Gemayel les rejoint aussi pour ne pas perdre son leadership sur le public chrétien face à deux ténors chrétiens : ainsi se forme l’Alliance tripartite (Helf thoulathi). Cette union entre le Bloc national, le Parti national Libéral et les Kataëb se concrétise non pas par une convergence idéologique ou sur certains principes idéalistes ou sur un programme électoral, mais juste par opposition au chéhabisme. Une alliance politicienne sans fond qui implose en février 1971 au moment où Eddé décide de se séparer des deux autres : « Le Helf est mort et a peu de chances de ressusciter… J’ai personnellement souffert de cette alliance et n’ai aucune confiance dans les Kataëb. ». Entre temps, en 1970, l’élection présidentielle du 17 août est une des séances les plus démocratiques : pour la première fois depuis l’indépendance, le président qui est élu n’est connu de personne avant la fin du dépouillement. Il a fallu trois tours – le second tour comptait 100 bulletins pour 99 députés – pour départager Sleiman Frangié d’Elias Sarkis : Frangié, député du Nord est élu avec 50 voix contre 49, grâce au dernier bulletin. Preuve qu’au Liban, on peut laisser la démocratie agir sans y intervenir. Mais malheureusement, le mandat de Frangié est celui du déclenchement de la guerre et de l’entrée de la Syrie, à sa demande dit-on. Cette guerre civile, au moins en grande partie, oppose dans sa première phase entre 1975 et 1982, les partis chrétiens aux groupes palestiniens alliés aux partis musulmans. C’est pour cela qu’en janvier 1976, les différents leaders chrétiens, dont le Président, décide de créer le Front Libanais de la Liberté et de l’Homme, qui finit par s’appeler Front Libanais et qui prend les décisions au nom des chrétiens et des territoires chrétiens.
A partir de 1976, après l’union politique fragile des chrétiens, Bachir Gemayel, chef des unités d’élite du parti phalangiste entreprend d’« unifier le fusil chrétien ». Carla Eddé développe dans son cours la « miliciarisation, un ordre où le pluralisme politique n’est pas le bienvenu et où l’on utilise les mêmes méthodes avec l’ennemi et l’allié » . Deux événements sont particulièrement et tristement célèbres : l’opération Ehden du 13 juin 1978 et l’opération Safra du 7 juillet 1980. Le premier qui se termine en massacre, dont notamment la presque totalité de la famille de l’ancien président Sleiman Frangié64, consacre la rupture entre le parti chrétien des Marada65 et les autres membres du Front Libanais. Le second66, mieux et plus prudemment organisé, fait quand même entre 100 et 500 victimes dont beaucoup de civils67, et anéanti la milice Noumour68 du Parti national libéral de l’ancien président Camille Chamoun. Bachir Gemayel se frotta aussi aux organisations armées des partis arméniens69 qui s’étaient formées au début du conflit, ainsi qu’à l’armée libanaise dans le quartier chrétien de Ain el-.
Les enjeux, hormis le monopole de la décision chrétienne, sont nombreux. Tout d’abord, une divergence existait sur la nationalité de l’allié des chrétiens : qui serait le meilleur protecteur, Israël ou la Syrie ? Ensuite, une guerre coûte cher et les milices se finançaient par la taxation des compagnies – la Cimenterie de Chekka, plus grosse industrie libanaise, était un des grands points de discorde entre les Kataëb et les Marada.
– ou par la collecte des impôts dans les régions qu’ils contrôlaient. Enfin, comme dans tout lieu où le monopole de la violence légitime de l’Etat est faible ou inexistant, les rixes sont fréquentes entre bandes ou gangs rivaux, surtout en période de trêve lorsque les combattants des différents groupes ne sont plus côte à côte face à un ennemi commun. Si, en 2016, un jeune peut se faire poignarder impunément en plein milieu d’Achrafié à cause d’un mauvais lancement de regard à un autre jeune, je vous laisse imaginer ce que pouvaient être les disputes de quartier pour une fille, une place de parking ou une voiture en sens interdit lorsqu’une grande partie de la jeunesse est armée. Bachir put en fin de compte faire cohabiter les différentes milices qui survécurent à sa prise de pouvoir. En 1982, il domine la scène politico-militaire chrétienne, puisqu’après 7 ans de guerre, même avant, la décision politique était déjà passée aux mains des milices, marginalisant députés, ministres, présidents et partis politiques. Même les milices dépendantes de partis politiques, à l’instar des Forces Libanaises (FL) qui normalement dépendent du Front Libanais, imposent leurs décisions sur leurs commandements. En août 1982, alors que Yasser Arafat et ces hommes sont évacués du Liban, après un siège israélien de Beyrouth-Ouest, Bachir Gemayel est élu président de la République sans adversaire. Le leader chrétien incontesté accède à la plus haute magistrature de l’Etat et un vent de paix semble souffler sur le pays. Mais 23 jours après son élection, le 14 septembre 1982, une déflagration souffle le bureau Kataëb d’Achrafié et tue le président élu et une vingtaine de phalangistes, emportant avec lui dans sa tombe le leadership chrétien et pavant la voie à des luttes interchrétiennes. En fait, après 1984, alors que la Syrie n’a toujours pas récupéré l’influence perdue deux ans plus tôt, et qu’Israël commence à se retirer vers sa zone de sécurité, le Liban entre dans une période de vides politiques : à l’Est comme à l’Ouest des luttes internes à chaque camp apparaissent pour le contrôle du territoire et donc, de la population avec. C’est à ce moment qu’aux yeux des Libanais, et du monde aussi, la guerre devient incompréhensible car les alliances changent au gré du vent.
Depuis le début de la guerre au Liban, nombreuses tentatives de faire taire les armes se succédèrent sans grand succès. On peut en énumérer certaines comme, les principes adoptés enConseil des Ministres en mars 1980, les rencontres à Genève et Lausanne en 1983, les discussions à l’hippodrome de Beyrouth entre Camille Chamoun et Rachid Karamé en 1987, les différents rounds de discussions entre Elie Salem et Simon Kassis, représentants d’Amine Gemayel, président de la République, et Farouk el-Chareh et Ghazi Kanaan représentants deDamas, etc. Mais les trois principaux plans de paix pour mettre fin à cette guerre « civile » sont :
Il serait intéressant de voir comment l’Accord de Taëf dans un contexte de guerre, a renforcé la lutte pour le leadership chrétien et pour l’extension de l’influence des chefs, qui finissent par s’éliminer entre eux. Et par conséquent se demander dans quelles mesures c’est la diversité des pôles chrétiens et leurs divergences qui ont affaibli la place de la communauté au sein du paysage politique libanais.
Dans un premier chapitre, je présenterai l’échantillon d’acteurs chrétiens que j’étudie, ainsi que les particularités de leurs leaderships. Je consacrerai le deuxième chapitre au Document d’Entente et ses modifications, ainsi que les positionnements politiques qui en dépendent. Dans un troisième chapitre, je montrerai l’affaiblissement militaire des pôles chrétiens pour ensuite terminer au quatrième chapitre avec l’incapacité de ces pôles à s’unir.