Quelques aspects de physique statistique des systèmes corrélés
Grandeurs globales et théorème central limite
Grandeurs globales en physique
En physique, les grandeurs mesurables sont souvent des grandeurs macroscopiques ou mésoscopiques. Une telle grandeur, appelée grandeur globale, est en fait la somme de grandeurs microscopiques. Il en existe un très grand nombre, dans tous les domaines de la physique. On peut par exemple citer l’aimantation dans les systèmes magnétiques, la résistance totale d’un réseau de résistances, ou l’énergie totale d’un système. Lorsque les variables microscopiques sont aléatoires, la grandeur globale devient elle aussi une variable aléatoire. La question qui se pose alors naturellement est de connaˆıtre la fonction densité de probabilité (PDF) de la grandeur globale, en faisant un certain nombre d’hypothèses raisonnables sur la distribution des variables microscopiques qui est, elle, généralement inaccessible. La théorie des probabilités fournit `a la physique un outil très puissant, le théorème central limite (TCL), qui permet de répondre de manière générique `a cette question.
Cas de variables microscopiques indépendantes
L’hypothèse la plus simple que l’on puisse émettre pour commencer est de supposer que les variables microscopiques sont indépendantes, et d’utiliser le théorème central limite. Ce théorème a été démontré en 1922 par J.W. Lindeberg, qui fait suite `a d’autres mathématiciens qui en avaient donné une forme plus faible. L’énoncé est le suivant [Appel 2002] : Théorème (TCL). Soit {Xk}k∈N∗ une suite de variables aléatoires mutuellement indépendantes et identiquement distribuées, d’espérance m et d’écart-type σ finis. On pose Yn = 1 n Xn k=1 Xn et Zn = √ n(Yn − m). Alors la suite (Zn)n∈N∗ converge en loi vers la loi normale N [0, σ] : N [0, σ](x) = 1 √ 2πσ exp − x 2 2σ 2 . Il existe des généralisations de ce théorème dans le cas dans le cas o`u les variables ne sont pas identiquement distribuées [Feller 1971], ou, sous certaines conditions, quand il existe des corrélations entre les Xk [Durrett 1995]. Les utilisations de ce théorème en physique sont très nombreuses3 . On peut par exemple s’intéresser `a la distribution de l’aimantation dans un modèle de N spins sur réseau. Dans la phase paramagnétique, les spins peuvent ˆetre supposés indépendants et identiquement distribués. Dans le cas du modèle d’Ising par exemple, la distribution d’un spin sk est P(sk) = 1 2 δ(1 − sk) + δ(1 + sk) . (1.1) L’aimantation totale du système est donnée par mN = 1 N PN k=1 sk. La distribution (1.1) a une moyenne nulle et un écart-type σ = √ 1 2 . Le TCL nous permet de dire que la quantité µN = 1 √ N X N k=1 sk (1.2) est distribuée, dans la limite thermodynamique N → ∞, suivant une distribution normale de moyenne nulle et d’écart-type √ 1 2 . L’aimantation vérifiant mN = 1 √ N µN , (1.3) on en déduit que pour N ≫ 1, l’écart-type de l’aimantation est voisin de σm ≃ 1/ √ Nσµ, et que limN→∞ PN (m) → δ(m). Autrement dit, dans la limite thermodynamique, l’aimantation est nulle et ne fluctue pas. Par contre l’aimantation réduite µN = m σm a, elle, une distribution normale dans la limite thermodynamique. Ainsi la bonne fa¸con d’étudier les fluctuations d’aimantation d’un système est de considérer non pas l’aimantation totale, mais l’aimantation réduite. 3H. Poincaré aurait d’ailleurs dit, au sujet du recours systématique `a la distribution normale : “Tout le monde y croit : les expérimentateurs pensent que c’est un théorème mathématique, les mathématiciens croient qu’il s’agit d’un fait expérimental”.
Grandeurs globales et théorème central limite
(a) Courants sur une surface d’oxyde de Cobalt. La courbe représente le profil de courant le long de la ligne. (b) Distribution des courants locaux dans une jonction tunnel d’oxyde de Cobalt. Les symboles sont les résultats expérimentaux, et la courbe en trait plein est l’ajustement par une distribution log-normale. Fig. 1.1 – Image et distribution des courants locaux dans une jonction tunnel d’oxyde de Cobalt. D’après [Da Costa et al. 2000]. Cependant, comme tout théorème, le TCL n’est valable que sous un certain nombre d’hypothèses, qui ne sont pas toujours vérifiées par la physique, conduisant `a des comportements “anormaux”. Depuis une vingtaine d’années, il y a une activité intense en physique autour de ces problèmes4 . L’observation de distributions anormales5 dans des expériences ou des simulations numériques est souvent la signature d’une physique intéressante, comme nous le verrons dans les deux premières parties.
Défaut de convergence vers la loi normale
La première remarque que l’on peut faire `a propos du TCL est qu’il ne donne d’informations que sur la distribution dans la limite thermodynamique. Il arrive parfois que cette limite ne soit pas physiquement pertinente, mˆeme pour de grands systèmes. Ce cas est illustré ici en utilisant les travaux de F. Bardou et al. sur les jonctions tunnels [Bardou 1997, Da Costa et al. 2000, Da Costa et al. 2003, Romeo et al. 2003]. On s’intéresse au courant tunnel mesuré sur des jonctions métal-oxide [Da Costa et al. 2000], en particulier dans le cas o`u le métal est du Cobalt. Le courant tunnel local est mesuré `a l’aide d’une sonde de Si3N4. Les résultats obtenus (voir par exemple la figure 1 dans [Da Costa et al. 2000], reproduite ici en 1.1(a)) montrent une forte hétérogéné¨ıté des courants tunnel sur la surface du film. Cette observation semble ˆetre reliée `a la topographie de la surface du film. De plus, en étudiant les fluctuations des courants locaux ik, on peut déterminer expérimentalement 4Par exemple, le travail présenté dans la seconde partie de cette thèse s’inscrit dans cette étude des conséquences physiques des écarts au théorème central limite (TCL), dans le cas o`u les distributions des variables microscopiques ont au moins un de leurs deux premiers moments indéfinis. 5On qualifiera dans cette partie d’anormale toute distribution qui n’est pas une loi normale N [m, σ]. la distribution de probabilité de ces courants. Les résultats expérimentaux montrent que cette distribution peut ˆetre non gaussienne, en très bon accord avec une étude théorique de ces fluctuations [Bardou 1997]. L’idée de cette étude est de voir comment une distribution gaussienne de la distance entre la sonde et la jonction se traduit en terme de fluctuations de courant. La relation entre courant tunnel et largeur de la jonction étant très non-linéaire [Bardou 1997, Messiah 1999], la distribution des courants devient non gaussienne : on obtient une distribution log-normale [Bardou 1997, Bury 1999] P(ik) = 1 β √ 2π 1 ik exp − 1 2β .
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