Possibilités multiples de réalisations formelles selon François Nemo
La polymorphie du signifiant et les corrélations postulées
Nemo, tout d’abord, considère le signifiant comme « flexible » mais également comme potentiellement « non flexible », ce qui, en d’autres termes, signifie qu’un même signe linguistique peut être linéarisé de plusieurs façons différentes. Ce postulat repose sur ce qu’il nomme le « rejet du ‘fétichisme de la forme’ » dans le domaine de la linéarité car : Sleon une édtue de l’Uvinertisé de Cmabrigde, l’odrre des ltteers dans les mtos n’a pas d’ipmrotncae, la suele coshe ipmrotnate est que la pmeirère et la drenèire sioent à la bnnoe pclae. Le rsete peut êrte dans un dsérorde ttoal et vuos puoevz tujoruos lrie snas porlblème.
C’est prace que le creaveu hmauin ne lit pas chuaqe ltetre elle-mmêe, mias le mot cmome un tuot. (sic)
La lecture de ce texte bref montre à quel point il est possible pour un sujet sachant lire et possédant un stock de lexèmes suffisant, de comprendre chaque vocable même sous une forme « non linéaire ». Cela revient à considérer un mot par correspondance comme une forme et son analogue, pour paraphraser Molho.
Quelques exemples représentatifs du français selon l’auteur sont la relation instaurée en synchronie entre forme et morph-, obstacle et stop, rude et dur, loriot et oriolidés ou entre reptile et herpétologue.
Si certaines de ces corrélations s’instaurent parfois entre des termes de même étymon, il reste qu’aujourd’hui ces vocables sont actualisés dans un rapport morpho-sémantique en vertu d’un « point d’intersection sémiologique ». Cet invariant est luimême rattaché à ce que l’auteur nomme une information sémantique, correspondant approximativement aux référents conceptuels de Chevalier, Launay et Molho. Cette théorie place aussi comme principes fondamentaux : la non-linéarité et la polymorphie du signifiant [en voulant] montrer que si toute catégorisation s’inscrit dans une projection sémantique, si toute représentation s’inscrit dans une comparaison et si tous les signes linguistiques sont polymorphes, alors nos intuitions linguistiques les plus immédiates sont des fictions cognitives dont il faut se défendre. D’après Nemo, en effet, « pour chaque signe linguistique, c’est tout un espace phonologique de variation qui semble ouvert. »327 Par exemple les formes morph- et forme sont visualisées selon le schéma suivant par l’auteur :
Il est effectivement tentant de penser qu’il y a substituabilité phonétique à l’intérieur même du processus de la sémiogenèse. Cela se vérifie concernant les lapsus lorsque le phone d’un mot, en tant que matériau, est parasité par le groupe phonétique d’un autre mot du syntagme et fait dévier le sujet parlant.
Cette méthode d’approche présente donc l’intérêt d’explorer le signe lexical indépendamment de sa linéarité. En l’occurrence, des formes linéaires peuvent être mises en relation avec des formes inversées. L’analogie est envisagée de façon étendue, ce qui accroît les chances d’une rationalisation dans une perspective sémasiologique. Mais il ne s’agit que de corrélations autorisées et recoupées sémantiquement par un rapprochement constaté dans leurs référents respectifs. Il ne faut donc pas concevoir, selon nous, le signifiant lui-même comme polymorphe, mais seulement poser des « formes inversées » comme corrélées entre elles (cf. sous-partie 1.3). Le signe n’est ni linéaire ni polymorphe, il signifie. Or un signifiant, tel que le mentionne Gadet (1987 : 124), « ne signifie que son propre pouvoir de signifier » et n’acquiert de valeur qu’en vertu du système dans lequel il s’actualise. Ce sont des mécanismes systématiques qui corrèlent des formes inversées à des formes linéaires.
L’« extensibilité » de la forme selon Nemo : une corrélation synthétique / analytique Soit le groupe constitué de flirt, érafler, frôler, effleurer, dont l’analyse historique éloigne la possibilité d’un étymon commun.330 Force a été de constater par l’auteur que ces quatre mots sont parfois associés non seulement dans un rapport linéaire vs. anagrammatique mais aussi dans un rapport forme synthétique vs. forme analytique ou expansée en vertu de la base commune et rectrice frl. C’est-à-dire que les phones qui composent l’invariant se trouveraient librement « déliés ». Nemo détecte alors une analogie morpho-sémantique due au même phénomène entre les mots ou rabot et abrasif331, sans lien étymologique, ou bien vrai / vérité, -able et son rapport à la forme étendue -abilité (e.g. faisable / faisabilité ; aimable / amabilité) où un phone s’est inséré alors que les segments sont étymologiquement et sémantiquement associés.332 Or, le lien étymologique respectif entre ces mots n’interdit pas de les concevoir comme analogues, bien au contraire. Ce n’est d’ailleurs pas un critère pour le locuteur naïf. C’est en revanche une indication de ce que le système et le cerveau autorisent ce mécanisme d’analogie : […] si l’on postule que notre cerveau i) est capable de construire des types de lien entre [par exemple] les unités comme vrai et vérité, quatre et quadr-, forme et morph-, [dont le lien morpho-sémantique est incontestable et reconnu des linguistes] et qu’il est incapable de construire ce type de liens entre râpe, rabot et abrasif ; alors il est clair que l’on défend en fait une position qui est cognitivement incohérente.
Cette structuration peut donner de ces signes une lecture « polymorphique ». Or, dire que le signifiant est polymorphe reviendrait à déclarer que ces mots ont le même signifiant alors qu’ils ont tout au plus une forme analogue. Car considérer le fragment formel corrélé comme le signifiant revient à oublier ce qui, chez ces vocables, peut être également ou différemment porteur de sens. Ils sont en effet susceptibles, chacun de leur côté, d’être mis en liaison morpho-sémantique à des degrés divers avec d’autres termes. La vision de Nemo est due à la considération des phones isolés ou disséminés en tant que morphèmes, comme écrit plus haut. Rejeter le « fétichisme de la forme » représente toutefois la base d’une démarche féconde dans la mesure où sont considérés comme formes analogues deux fragments de signifiant corrélés anagrammatiquement ou paragrammatiquement.
Ce postulat correspond donc à une conception étendue de l’allomorphie, qui amène Nemo à redéfinir la notion même de morphème :
Le résultat est immédiat : loin de refaire le travail des lexicographes, le rôle du linguiste est avant tout d’identifier la diversité des emplois d’un même morphème. Ainsi, le morphème part est-il présent aussi bien dans partage, rempart, sépare, appartement, département, aparté, déparer, se départir, départager, partir, partouze, participer, épars, éparpillé, paroi.
Une linguistique du signifiant doit en effet voir ici un invariant apte à fédérer morphosémantiquement ces signes. Cette nouvelle conception submorphologique y contribue, bien que cela soit au prix d’un écart vis-à-vis de la notion même d’unité minimale de sens communément admise.335 Cette théorie se doit aussi, sur le plan formel, de ne se limiter ni à des formes « figées » ni liées paragrammatiquement ni anagrammatiquement du type [mǤrf] / [fǤrm]. Pour en revenir à ce dernier type de corrélation, il convient de préciser qu’il n’est pas seulement envisageable au niveau du segment ou du phone mais également des racines bilitères. C’est ce qu’a constaté Eskénazi qui a étudié de manière indépendante le même mécanisme corrélatoire.
De l’approfondissement de la structuration onomatopéique par André Eskénazi
Sous la terminologie de correspondances inversives, Eskénazi a démontré qu’en alignant des mots proches sémantiquement et formellement, quelques-uns étaient instaurés dans une correspondance non linéaire. Il illustre ce mécanisme par les exemples : potin et tapage, trimer et meurtrir, tomme (de Savoie) et motte (de beurre), tapineuse et pute, « drôle de type et drôle de pistolet », maquisard et camisard, poche et chope.336 Ces vocables possèdent tous, selon l’auteur, le même référent intralinguistique, soit un même référent conceptuel. L’analogie de sens émergerait donc chez Eskénazi de l’analogie de forme. Les principales différences de postulat et de méthodologie avec Nemo sont que Eskénazi se place nettement dans une filiation moignietienne (et donc guillaumienne) ainsi que guiraldienne, au contraire du pragmaticien.
Or, la quête du structural et / ou du systématique a valu à Eskénazi d’instaurer également une sorte de correspondance graphique quoiqu’il ne la nomme pas ainsi. Il la démontre par le rapprochement des termes chique [« morceau de tabac à mâcher »] et de cigare ou de criquet et de cigale en vertu de ce que « [s], ici graphié /c/ [sic] peut aussi être une réalisation de [k] »337. Ainsi, Eskénazi étend au graphisme son postulat fondamental selon lequel : [d]ès lors qu’il parvient à inclure les unités dans une structure, quelle qu’elle soit, le linguiste peut établir la synthèse des éléments constitutifs du signe linguistique : un seul signifiant, un seul signifié. Dans les autres cas, il peut au moins reconnaître la cohérence postulée.
Bien que Guiraud ait le même postulat, il n’a pas tenu compte de la graphie du signifiant.
C’est donc là un dépassement supplémentaire de l’étymologie structurale par l’extension de ses frontières à une autre facette de la sémiologie.
Concernant lesdites correspondances inversives, précisons qu’elles ne reposent pas non plus sur une anagrammation totale du signifiant, ni même sur celle d’un segment complet mais bien sur une racine. Ces racines corrélées (identiques ou proches) se trouvent dans des signifiants qui peuvent commuter en des occasions discursives bien précises. La multiplication de ces croisements morpho-sémantiques valide alors cette démarche. En somme, l’avancée d’Eskénazi a visé à ne pas borner l’expressivité aux « signifiés attachés à une idée de confusion et d’incohérence. »339 Chaque signe peut ainsi être remotivé par le prisme de sa forme.
Pour une macro-signifiance de la (ré)duplication
L’abord ici de la problématique de la « duplication » linguistes analysant les langues néo-latines en tiennent compte, à notre connaissance, dans leurs investigations lexicologiques. Or, l’étude du signifiant ne doit pas se satisfaire de l’analyse qualitative d’une série de phones mais doit aussi faire apparaître le critère de leur fréquence d’apparition au sein même du mot, surtout si des recoupements sont opérables et si cette présence double représente un vecteur de sens potentiel. Cette présence ne saurait en effet être insignifiante.
Définitions et propriétés de la duplication
Une première et primordiale indication est la délimitation de la notion de duplication car l’on trouve sous ce terme à la fois les redoublements phonétiques, morphologiques ou syntaxiques, dépendant chacun pourtant de facteurs distincts. Nous nous appuierons ici sur l’article d’Alexis Michaud et d’Aliyah Morgenstern qui expliquent clairement la nuance entreduplication et répétition ou itération :
Si le yoruba dáradára « très bien » est considéré comme une forme rédupliquée, de même que l’exemple émérillon /olɨolɨ/ « il est très content » (forme de base : /olɨ/ « il est content » […]), comment classer les vite vite ou très très du français ? […] Un mot peut être répété plus de deux fois (très, très, très vite ; he is very, very, very bright, répétitions qui peuvent s’accompagner de toute une gamme de variations prosodiques), tandis que la réduplication possède un gabarit fixe : en émérillon, il n’est pas possible de réitérer l’opération de réduplication (*/olɨolɨolɨ/) pour véhiculer un degré supérieur d’intensification.342
Le paramétrage est donc différent pour une opération de duplication et pour une de répétition car la duplication est nécessairement limitée. Mais cela ne se doit pas obligatoirement à ce que la première est du registre paradigmatique et la seconde du registre syntagmatique. Plus avant, les auteurs signalent en effet des exemples de duplication de mots français qui ledémontrent :
Dans un contexte où on est invité chez quelqu’un dont on sait qu’il boit des succédanés de café (chicorée, café décaféiné ou très allongé…), on peut lui demander : « T’aurais pas du cafécafé ? », ce qui se gloserait par « une boisson noire [sens élargi de « café »] qui soit du vrai café [recentrage sur la représentation d’un bon café qu’a l’énonciateur] ». En revanche, il est tout de même possible de dire que dans ce type d’énonciation, les deux éléments homophones ne composent pas une unité : chacun demeure distinct. Le premier représente une occurrence, le deuxième le type. Il s’agit donc d’un processus d’identification opéré par l’énonciateur afin de qualifier l’élément concerné.
Ce n’est donc pas une duplication « unitaire » mais plutôt une duplication d’unités. Le statut et l’origine de l’émergence de la duplication restent cependant complexes : La réduplication paraît présenter une tension entre une dimension iconique et expressive, d’une part, et d’autre part un rôle en système. L’une et l’autre composante seraient en relation inverse l’une de l’autre dans une langue donnée.
Et les auteurs de proposer les exemples suivants à caractère argotique ou familier : […] j’en suis baba [d’admiration], raplapla, les diminutifs zouzou, dédé, gégé. Certains, peu attestés dans la tradition littéraire, ne sont pas recensés dans le Trésor de la Langue Française (par exemple ragnagna) ; leur caractère argotique constitue en lui-même une confirmation de l’idée selon laquelle le degré d’iconicité ou d’expressivité de la réduplication est inversement proportionnel à sa spécialisation à l’intérieur du système d’une langue.
Ces termes dupliqués « peu intégrés au système de la langue » (ibid.) sont en effet présents presque exclusivement dans la langue orale et, du fait de leur circonscription dans ce domaine très spécifique, ils possèdent une grande capacité expressive ou iconique.
Dans une classification plus précise, Jacques Pohl avait en effet établi, dès 1972, des registres de langue où l’on observait des cas simples de duplications, voire de « triplications ».