MODÈLES EXPLICATIFS DE LA RÉGULATION DE L’EFFORT
Une première approche a proposé que l’arrêt de l’effort physique puisse s’expliquer par une accumulation « catastrophique » de métabolites altérant progressivement la fonction musculaire et limitant l’exercice (Hill & Lupton, 1923). Comme les facteurs centraux ne sont pas intégrés dans ce modèle et que ces derniers apparaissent déterminants dans le maintien de l’effort (comme abordé en section 1.1.2.2.2.), le système nerveux central a logiquement été inclus dans les modèles subséquents.
Des études ont indiqué d’une part que la fonction musculaire n’est pas totalement exploitée à l’arrêt de l’effort fatigant, puisque le recrutement des unités motrices reste sousmaximale (Gandevia, 2001 ; St Clair Gibson, Lambert, & Noakes, 2001) et d’autre part, que les individus ont la capacité d’accélérer à la fin d’une épreuve fatigante (Amann et al., 2006). À la lumière de ces résultats, Noakes et al. ont postulé que l’arrêt de l’effort puisse résulter de mécanismes centraux permettant de protéger l’intégrité de l’organisme (Noakes, 2004 ; Noakes & St Clair Gibson, 2004). Ces auteurs ont ainsi proposé l’existence d’un gouverneur central régulant de manière subconsciente le niveau d’unités motrices recrutées au cours de l’effort. Selon ce modèle, l’exercice réalisé n’utiliserait jamais la capacité maximale du muscle à produire une force, expliquant l’existence d’une réserve susceptible d’être mobilisée en fin d’épreuve par l’individu (Noakes, 2012). Cette théorie suggère que les signaux afférents provenant de la périphérie et les signaux efférents (« feedforwards ») sont comparés au sein d’une « boîte noire » centrale pour réguler la commande motrice. Ce gouverneur central intégrerait aussi un ensemble d’informations (internes et/ou externes) perçues consciemment et inconsciemment au cours de l’effort physique. N’importe quel facteur associé à l’exercice, comme l’état biologique et émotionnel de l’individu, sa motivation mais aussi la fin attendue de l’exercice conditionnerait le niveau de recrutement des unités motrices (figure 4) (Noakes, 2012). À des niveaux d’efforts importants, la perception de l’effort occuperait une place déterminante dans cette théorie. Cette perception d’effort s’ajouterait aux autres informations pour permettre au gouverneur central de réguler la commande motrice sous un niveau de tolérance maximum. Il a été proposé que le gouverneur central soit situé au niveau du cortex insulaire (Noakes, 2012), en raison de l’augmentation de son activité en situation de fatigue et de sa connectivité avec les régions motrices et sensorielles (Hilty, Langer, Pascual-Marqui, Boutellier, & Lutz, 2011).
Certaines limites ont été attribuées à la théorie du gouverneur central. Tout d’abord, cette théorie accorde une visibilité limitée aux mécanismes implémentés au sein de cette « boite noire » centrale (Ekkekakis, 2009). Aussi, la complexité des interactions envisagées entres les différents processus a soulevé un certain scepticisme (Ekblom, 2009 ; Marcora, 2008, Shephard, 2009) et de nombreux débats au sein de la littérature (Ekblom, 2009 ; Noakes et al., 2011b ; Noakes & Marino, 2009). Pour Noakes et al., (2004), le gouverneur central devrait réguler l’intensité de l’exercice pour éviter une diminution de la saturation artérielle en oxygène et une ischémie cardiaque et contrôlerait la quantité de travail que le cœur est « autorisé » à réaliser (Noakes & St Clair Gibson, 2004 ; Noakes et al., 2004). Cependant, des études indiquent qu’une ischémie cardiaque et une diminution de la saturation artérielle en oxygène peuvent être observées au cours de l’effort (Dempsey, Hanson, & Henderson, 1984 ; Whyte, 2008). De plus, d’autres auteurs suggèrent que le travail cardiaque n’est pas limité par la présence d’un gouverneur central (Brink-Elfegoun, Kaijser, Gustafsson, & Ekblom, 2007). Enfin, si le postulat d’une régulation de l’effort par le gouverneur central afin d’éviter une ischémie cardiaque ou une désaturation en oxygène pourrait éventuellement s’appliquer à certains types d’efforts « corps entier », les conditions d’application de ce modèle ne semblent pas réunies pour des exercices impliquant des groupes musculaires isolés. La contrainte cardio-respiratoire et vasculaire n’apparait en effet pas limitante dans ce contexte.
Ces éléments remettent ainsi en cause le modèle proposé.
Marcora (2008) considère que l’arrêt de l’exercice surviendrait lorsque 1) l’effort requis par la tâche est égal à l’effort maximal que l’individu est capable d’exercer ou 2) lorsque l’individu pense avoir réalisé un effort maximal et que la poursuite de l’exercice est perçue comme impossible. Dans ce modèle psychobiologique ou psycho-motivationnel, la régulation de l’effort lors de tâches d’endurance est consciente et déterminée par cinq facteurs clefs : la perception de l’effort (qui constituerait le déterminant ultime de la performance d’endurance) ; la motivation ; la connaissance du temps ou de la distance à parcourir ; la connaissance du temps ou de la distance restant(e) et les expériences antérieures de perception d’effort.
Contrairement au modèle du gouverneur central, la perception de l’effort ne serait pas liée aux feedbacks afférents de la périphérie mais dépendrait de la décharge corollaire provenant de la commande motrice transmise aux régions cérébrales sensorielles. Lorsque l’effort devient plus difficile et que la perception d’effort augmente, toute décision quant à ce qu’il faut entreprendre dépend des quatre autres facteurs cités ci-dessus. À ce stade, il existerait un conflit entre les réponses concurrentes relatives à la poursuite ou à l’arrêt de l’exercice (McMorris et al., 2018). Le conflit nécessaire à la décision de poursuivre ou d’arrêter l’exercice nécessiterait l’activation du cortex cingulaire antérieur et du cortex insulaire (Marcora, 2009 ; Pageaux et al., 2014). Les mécanismes associés restent néanmoins peu évidents. Ce modèle n’envisage aucune régulation de la performance via les feedbacks afférents (Marcora, 2010), ce qui constitue une limite importante pour certains auteurs (Amann & Secher, 2010a ; 2010b). Comme abordé précédemment, des études suggèrent en effet que les afférences musculaires jouent un rôle notable dans la régulation de l’exercice (Amann et al., 2009 ; Blain et al., 2016).
La théorie du seuil de fatigue périphérique (Amann, 2011), abordée en section 1.1.2.2.3. suggère quant à elle que le niveau d’activation musculaire est régulé afin de limiter le niveau de fatigue périphérique sous un seuil critique pour protéger l’intégrité de l’organisme. Cette régulation dépendrait d’une inhibition centrale de l’activation musculaire induite par l’activité des afférences de type III et IV projetant au niveau spinal et supraspinal (Blain et al., 2016). La perception de l’effort jouerait un rôle négligeable dans ce processus.
Les auteurs qui remettent en question cette théorie soulignent que la performance d’endurance n’est pas améliorée par l’inhibition des afférences III et IV (via injection de produit pharmacologique capable de bloquer l’activité afférente de type III-IV) (Marcora et al., 2010).
Selon Marcora (2010), l’activité des afférences III-IV ne serait donc pas nécessaire pour moduler l’intensité de l’exercice. Des conditions environnementales particulières semblent aussi pouvoir mettre en défaut ce modèle. En effet, des niveaux de fatigue périphérique moins importants ont été observés à l’épuisement en condition d’effort hypoxique sévère (comparativement à une condition de normoxie) alors que les niveaux de fatigue centrale s’avéraient supérieurs (e.g., Goodall et al., 2010). Dans cette condition d’effort, le feedback périphérique inhibiteur ne jouerait pas un rôle prépondérant dans l’arrêt de l’exercice puisque le seuil critique de fatigue périphérique ne semblait pas avoir été atteint.
Le flush modèle, développé par Millet (2011), a proposé une simplification du modèle du gouverneur central. Il envisage aussi une régulation du recrutement des unités motrices par le système nerveux central tout en précisant l’importance des facteurs périphériques dans ce processus. Dans ce modèle, le système nerveux central est comparé à une chasse d’eau comprenant le flotteur, le débit de remplissage, le débit d’évacuation et la réserve de sécurité.
Le flotteur représente la perception de l’effort dont le niveau serait déterminé par la quantité d’informations sensorielles afférentes provenant de la périphérie ou issus des décharges corollaires efférentes (débit de remplissage et d’évacuation). La réserve de sécurité représente la limite maximale de perception d’effort tolérable pour l’individu. L’individu n’atteindrait généralement pas un état où cette réserve de sécurité aurait été saturée. Au regard de cette proposition théorique, l’arrêt de l’effort refléterait davantage un désengagement volontaire, dont la motivation constituerait l’élément déterminant (Millet, 2011). Ce modèle semble cependant adapté aux épreuves d’ultra endurance et pourrait s’avérer moins pertinent dans un contexte où l’importance de la gestion de l’effort serait réduite.
En dépit de la pluralité des modèles présentés, des auteurs relèvent une certaine inconsistance concernant les mécanismes explicatifs envisagés au sein de la littérature (McMorris et al., 2018 ; Robertson & Marino, 2016 ; Tanaka & Watanabe, 2012). Ces limites,ainsi que les propositions théoriques qui en découlent seront abordées ci-dessous.
LIMITES COMMUNES DES MODÈLES EXPLICATIFS
Bien que les propositions précédemment abordées comportent un certain nombre de différences, elles suggèrent (à l’exception du modèle « catastrophique », que nous exclurons désormais dans la suite de nos propos) l’implication de structures cérébrales dans la régulation et l’arrêt de l’exercice. De plus, la plupart de ces théories s’accordent sur le fait que la perception consciente des sensations physiologiques et/ou des conséquences sensorielles attendues puisse influencer le maintien de l’effort. Enfin, elles soulignent majoritairement l’implication déterminante de processus motivationnels et/ou psychologiques dans l’arrêt de l’exercice.
Cependant, de manière assez paradoxale compte tenu des éléments présentés dans le paragraphe précédent et en section 1.2., ces propositions laissent planer l’incertitude quant aux mécanismes cérébraux et cognitifs impliqués. Les mécanismes explicatifs intégrant l’existence d’une composante psychologique susceptible d’influencer les voies neuronales de régulation de l’effort n’apparaissent pas manifestes. Des auteurs soulignent que la littérature associée à l’étude des déterminants centraux s’est historiquement concentrée sur les performances du système moteur, délaissant ainsi les aspects cognitifs susceptibles d’être impliqués dans le maintien de l’effort et la tolérance des sensations de fatigue (McMorris et al., 2018 ; Taylor & Gandevia, 2008). L’intérêt prépondérant accordé au cortex moteur dans l’étude de l’exercice physique peut notamment en témoigner.
PLACE DU CORTEX MOTEUR DANS LA RÉGULATION DE L’EFFORT PHYSIQUE
Bien qu’il ait été proposé que de nombreuses structures corticales et sous-corticales puissent entrer en jeu pour réguler l’effort physique (e.g., l’insula, le cortex cingulaire antérieur, le CPF ou les ganglions de la base ; voir McMorris et al., 2018 ; Rauch, Schönbächler, & Noakes, 2013 ; Robertson & Marino, 2016 ; Tanaka & Watanabe, 2012) il est communément admis que le cortex moteur représente le déterminant clé de la régulation de la commande motrice (Radel et al., 2017b). Cette affirmation semble partagée dans les principaux modèles de régulation d’effort. Plusieurs raisons ont conduit à attribuer cette fonction au cortex moteur. Premièrement, une innervation corticale directe le relie aux motoneurones-α via la voie corticospinale (Dum & Strick, 2002). De plus, une grande partie des neurones corticospinaux formant la voie corticospinale proviennent du cortex moteur (Chouinard & Paus, 2006) et l’activation de ces neurones par stimulation électrique ou magnétique a entraîné des contractions musculaires (Selimbeyoglu & Parvizi, 2010).
Toutefois, si plusieurs études ont rapporté une augmentation significative de l’activité du cortex moteur au cours de l’exercice physique et une correspondance entre l’activité de cette structure et l’activité musculaire, ces résultats semblent concerner des contractions musculaires de courte durée (e.g., Dai, Liu, Sahgal, Brown, & Yue, 2001 ; Ehrsson et al., 2000 ; Gagnon et al., 2011 ; Spraker, Yu, Corcos, & Vaillancourt, 2007). Sa contribution parait en effet moins évidente dans la poursuite d’un exercice prolongé. Des études utilisant la tomographie par émission de positons (TEP) (Dettmers, Lemon, Stephen, Fink, & Frackowiak, 1996), l’imagerie par résonance magnétique fonctionnelle (IRMf) (Liu, Dai, Sahgal, Brown, & Yue, 2002 ; Liu et al., 2003) ou la spectroscopie proche infrarouge fonctionnelle (fNIRS) (Rupp et al., 2013 ; Shibuya & Kuboyama, 2007 ; 2010 ; Shibuya & Tachi, 2006) ont indiqué qu’après une augmentation initiale, l’activité du cortex moteur déclinait ensuite rapidement lors de ce type d’effort.
Ces résultats ne participent pas à valider l’idée selon laquelle le cortex moteur représente l’unique régulateur de la commande motrice nécessaire au maintien d’un effort prolongé. Plusieurs études ont suggéré une implication plus importante d’autres régions corticales dans le maintien d’un effort fatigant (e.g., Abdelmoula et al., 2016 ; Liu et al., 2003, 2005 ; Rupp et al., 2013, 2015 ; Tempest et al., 2017). C’est notamment le cas de l’étude d’Abdelmoula et al. (2016), qui a cherché à utiliser la stimulation transcranienne à courant direct continu (tDCS) pour tester l’hypothèse selon laquelle une facilitation de l’activité ducortex moteur puisse améliorer la performance d’endurance musculaire. Alors que les auteurs ont observé une amélioration significative du temps d’endurance à l’aide d’une stimulation anodique du cortex moteur (comparativement à une condition contrôle), ils ont conclu que cet effet n’était pas imputable à une modification de l’activité de cette région. En couplant la tDCS à la stimulation magnétique transcrânienne (TMS) du cortex moteur, aucune modification de l’excitabilité cortico-spinale n’a été observée entre les conditions. Ces résultats ont permis de suggérer que la stimulation avait influencé l’excitabilité d’autres zones corticales, potentiellement responsables des différences de performances observées. En effet, la technique de stimulation utilisée ne permettait pas de contrôler strictement d’éventuels effets de contamination.
SYNTHÈSE PARTIE 1
Pour maintenir l’effort physique, l’individu va devoir faire face à l’apparition de la fatigue. Cette fatigue neuromusculaire provient de facteurs périphériques (i.e., altération de la capacité intrinsèque du muscle à produire une force) ou centraux (i.e., altération de la capacité à activer volontairement le muscle au niveau cérébral ou spinal) qui interagissent via des voies neuronales pour réguler la commande centrale et l’activité musculaire. Des mécanismes impliquant des structures cérébrales en amont du cortex moteur semblent engagés dans le phénomène de fatigue. Ces structures pourraient participer au processus de régulation de la commande centrale induite par l’activité musculaire afférente et/ou la perception de l’effort. De plus, un ensemble de facteurs psychologiques semble en mesure de moduler la tolérance et l’arrêt de l’exercice au travers d’adaptations centrales. Aussi, la dynamique d’activité cérébrale associée à la poursuite d’un effort prolongé semble davantage s’opérer au profit de régions impliquées dans le fonctionnement cognitif supérieur plutôt que du cortex moteur.
Ces éléments suggèrent l’existence de processus de régulation impliquant un contrôle cognitif. Pourtant, celui-ci ne semble pas particulièrement prégnant dans les principaux modèles de régulation de l’effort, qui offrent une visibilité limitée aux mécanismes cérébraux impliqués.
Des propositions envisagent toutefois que des informations physiologiques et psychologiques régulent la commande motrice via des circuits neuronaux interconnectant des structures supraspinales. Certaines de ces propositions considèrent nécessaire l’implication de régions corticales engagées dans le fonctionnement cognitif supérieur pour poursuivre l’exercice.
La prochaine partie s’attardera sur l’idée que le maintien et la tolérance de l’exercice pourraient s’appréhender au travers d’une décision cognitivement contrôlée, basée sur l’évaluation des coûts et des bénéfices associés à l’effort et guidée par des processus neurocognitifs impliquant le CPF.