Une question de vocabulaire
La question de la terminologie employée pour désigner l’autoédition n’est pas toujours exempte d’intention ni d’arrière-pensée. On se rappelle la célèbre phrase d’Arnaud Nourry, PDG d’Hachette Livre, en 2012 : « L’autoédition a toujours existé : ça s’appelle l’édition à compte d’auteur3. » Le Syndicat national de l’édition (SNE) parle aussi d’« édition à compte d’auteur » par opposition à « édition à compte d’éditeur » 4, jouant ainsi sur l’image négative du « compte d’auteur », synonyme de « sous-production », voire d’arnaque.
Dès le départ, le mouvement des indépendants tiendra donc à se distinguer de cette étiquette infamante sous laquelle on cherche à le cantonner. « Autoédition » est le terme le plus générique. Certains le différencient du terme « autopublication », traduction littérale de self-publishing5. Dans l’autopublication, il s’agirait simplement de rendre public un texte, sans souci de qualité particulière ou de vente. En revanche, en autoédition, l’auteur endosserait un rôle d’éditeur, internalisant un certain nombre de tâches antérieurement dévolues à l’éditeur. Mais la plupart du temps, les deux termes sont utilisés comme synonymes.
On trouve aussi « édition indépendante » ou auteur indépendant, et l’abréviation « indé », traduction d’indie. Ici, l’accent est mis sur l’émancipation et l’autonomie des auteurs face aux acteurs traditionnels de la chaîne du livre.
Certains termes sont plus connotés, comme « édition alternative » qui comporte une coloration libertaire ou comme le très militant et contestataire « antiédition ».
Enfin, « édition artisanale » met l’accent sur le travail à accomplir et le soin à y apporter.
Pour désigner les groupes et maisons d’édition, nous utilisons parfois les termes « édition classique » ou « édition traditionnelle ». Ces qualificatifs ont pour seul objectif de les distinguer de l’autoédition ou encore des éditeurs pure players numériques, et ne véhiculent aucune connotation passéiste ou discriminante à leur égard en matière d’innovation (numérique ou non). En effet, si l’adoption du numérique (au sens large, process de production, communication, produits) a pu sembler en France un peu lente à l’allumage chez les éditeurs, ils sont aujourd’hui parfaitement préparés à ce basculement6. On en veut pour indicateur l’ouverture en 2015 à Paris dans les locaux de Cap Digital d’une unité européenne de recherche et développement : le laboratoire européen de lecture numérique (EDLR, European Digital Reading Lab) issu de l’IDPF et Readium, les deux consortiums qui définissent les standards du livre numérique, et dont les fondateurs sont les quatre premiers éditeurs français, le ministère de la Culture, le ministère des Finances, ainsi que le Syndicat national de l’édition, le Cercle de la librairie, le Centre national du livre et Cap Digital7.
Ne pas opposer édition et autoédition
Face à cette diversité, nous tenions dans ce livre à défendre une idée qui nous est chère. Il est totalement stérile et contre-productif de vouloir entretenir une opposition entre édition et autoédition. Les deux sont au service du livre, de la lecture, des lecteurs et de la création dans toutes ses dimensions. Il y a certes des mouvements de recomposition et d’adaptation qui peuvent engendrer des heurts et des résistances : « L’ancien monde a déjà disparu, le nouveau monde n’est pas encore là, et dans cet entre-deux, les monstres apparaissent », disait le philosophe communiste italien Gramsci8. Mais cette dialectique est en définitive positive, qui oblige l’ensemble des acteurs à se remettre en cause et à bouger. Les auteurs hybrides, qui incarnent cette dialectique, sont et seront de plus en plus nombreux9.
L’ère du numérique et le développement de l’autoédition contraignent le secteur de l’édition à se renouveler. L’auteur, souvent réduit à la portion congrue, gagne des marges de manœuvre en matière de considération, voire de négociation, et peut espérer instaurer de nouveaux modes de relation avec ses éditeurs. Il dispose désormais d’une (certaine) liberté de choix entre plusieurs formes d’édition qu’il est susceptible de faire valoir. Mais l’existence de maisons d’édition fortes et créatives, et qui continueront encore longtemps à structurer le marché du livre, représente un aiguillon pour les créateurs qui devront « se professionnaliser » s’ils veulent rencontrer leur public. Au lieu de dresser des barrières, préparons-nous à l’avènement d’un monde plus mobile, fluide et poreux ; privilégions le « et » plutôt que le « ou ». « Les débats qui opposent de façon binomiale un équilibre à un autre équilibre sont vite stériles : c’est le déplacement qu’il faut examiner » 10, disait l’auteur et éditeur François Bon dès 2011 (voir son témoignage).
C’est tout naturellement qu’émerge une comparaison avec les évolutions en cours dans le monde du travail. Les parcours professionnels ne sont déjà plus linéaires mais protéiformes, alternant – voire parfois cumulant – CDD, intérim, CDI, phases de chômage et statut d’indépendant11. Les auteurs pourront avoir des parcours similaires, alternant autoédition en solo, autoédition accompagnée, friches créatives et livres édités traditionnellement. Ces développements obligeront à repenser le cadre juridique, fiscal et social de l’activité d’auteur. On voit déjà que certains auteurs indépendants ont su, par exemple, se saisir du statut d’auto-entrepreneur pour exercer leur activité, puisque le cadre du droit d’auteur n’était pas adapté. D’autres aménagements substantiels seront vite nécessaires.
Un livre dual
C’est pour appuyer cette thèse que nous avons voulu que cet ouvrage soit un « démonstrateur » des nouveaux modes de collaboration possibles entre auteurs et éditeurs. Nous avons voulu, dès l’origine, l’éditer sur un mode dual. Nous avons donc recherché un éditeur reconnu qui accepte, d’une part, de publier l’ouvrage au format papier et, d’autre part, de nous laisser les droits numériques pour que nous puissions les exploiter nous-mêmes en autoédition numérique.
À notre connaissance, c’est la première fois que cette expérience est tentée en France d’une façon transparente et assumée. Il ne s’agit pas de la « récupération » par un éditeur d’un livre d’abord autoédité en numérique et qui serait ensuite publié en papier et ebook. Il s’agit d’une décision éditoriale prise en commun dès l’origine du projet, et d’une collaboration à toutes les étapes du processus. Sortent donc simultanément un livre imprimé avec la marque de l’éditeur et un ebook autoédité, qui renvoient l’un à l’autre. Ils ne sont « ni tout à fait le même, ni tout à fait un autre ». Autrement dit, ce ne sont pas des livres tout à fait homothétiques comme le sont habituellement le livre papier et l’ebook émanant du même éditeur. La maquette intérieure en est différentes. Le livre numérique est dynamique, c’est-à-dire qu’il peut être réactualisé rapidement (et il l’est déjà marginalement par rapport à la version imprimée) et que les liens vers les sources citées sont actifs. Le livre imprimé est disponible en librairies et e-librairies sur tout le territoire français et à l’export francophone. L’ebook est proposé sur les principales plateformes numériques. L’éditeur a la liberté de son prix de vente, les autoédités également. Chaque format a ses vertus et ses limites. Chacun conserve les recettes de son mode d’exploitation.
Nous tenons ici à remercier notre éditeur qui s’est passionné pour cette expérimentation et dont la décision de nous publier n’avait rien d’évident. La coordination entre les deux processus vient forcément bouleverser les habitudes et procédures de la maison d’édition, et côté autoédité, la liberté de l’auteur s’en trouve un peu réduite.
Bien entendu, il s’agit d’une expérimentation et celle-ci n’est pas forcément reproductible, encore moins généralisable. Nous avons l’espoir que chaque partie bénéficiera de l’action de l’autre, et tout au moins avons-nous la certitude que chaque partie tirera des enseignements utiles de l’expérience. Nous ne manquerons pas de les partager avec nos lecteurs quand l’heure des bilans aura sonné. We’ll keep you posted.
Interlude
« Je garde les droits numériques pour tous mes titres » Témoignage de François Bon, auteur hybride et stratège.
Vous êtes, à nos yeux, l’incarnation de l’auteur-entrepreneur, dans la catégorie « auteur hybride stratège » 12. Vous êtes surtout un incroyable défricheur. Vous avez créé dès 1997 un des premiers sites web consacrés à la littérature ; vous avez écrit sur les mutations du livre13 ; vous avez produit plus de livres numériques que vous n’en avez chez des éditeurs et vous avez lancé entre 2008 et 2013 une plateforme d’édition de textes numériques (publie.net). En 2010, vous avez entamé une nouvelle traduction de l’œuvre complète de Lovecraft qui paraît chez Points Seuil en papier, dont vous gérez les droits numériques, mais qui est aussi en accès libre sur le site web The Lovecraft Monument que vous avez créé. Pouvez-vous nous parler de ce modèle de publication ?
Depuis bientôt cinq ans, je mets mes traductions de Lovecraft en ligne à mesure que je les termine et révise. C’est souvent d’ailleurs par le dialogue avec les lecteurs que je les affine. Par exemple, L’Appel de Cthulhu a été traduit en août 2014, mis en ligne en novembre, et est paru chez Points Seuil en avril 2015 en papier et en ebook. C’est actuellement mon best-seller Kindle. Cet été, je viens de terminer, et donc de mettre en ligne, Montagnes de la folie, qui paraîtra chez Points Seuil courant 2016, j’espère. Ces traductions sont aussi en accès libre sur le site avec de nombreux documents complémentaires. En parfaite osmose avec mon éditeur, chaque traduction est proposée dans une édition de poche à des prix variant entre 5 et 6 euros. D’autre part, je viens de lancer une intégrale numérique de mes traductions de Lovecraft (vingt-cinq romans, récits, nouvelles, y compris Cthulhu et Montagnes de la folie), j’ai fixé le prix à 9,99 euros pour rester sous la barrière psychologique des 10 euros, et avec l’idée que toute nouvelle traduction sera incluse dans cette version, qui pourra être constamment mise à jour et enrichie.
D’une façon générale, conservez-vous les droits numériques sur vos œuvres publiées par des éditeurs ?
Oui, désormais je garde les droits numériques pour tous mes titres.
Pour mes Lovecraft en Points Seuil, je diffuse les ebooks via Immatériel14 et, économiquement et juridiquement, c’est mon EURL15 qui prend en charge les opérations. Je conçois ma société non comme un vecteur d’autoédition mais comme une structure d’édition au sens propre. La frontière peut sembler floue, mais pour moi, il est très important d’avoir une structure réellement distincte de mon activité d’auteur, qui rémunère des prestataires, qui reverse des droits d’auteur (à moi-même) et qui est imposée séparément.
Pour d’autres œuvres, j’ai parfois négocié d’autres modalités avec les éditeurs, par exemple une exclusivité numérique limitée dans le temps pour l’éditeur et la possibilité pour moi de faire ensuite ma propre version. Dans le cas d’œuvres plus anciennes, à une époque où les contrats d’édition ne comportaient pas de clauses concernant les droits numériques, il y a plusieurs possibilités : soit négocier un avenant rétrospectif pour les droits numériques, si le niveau de rémunération paraît honnête ; soit garder ses droits et les exploiter soi-même.
De toute façon, dans l’état actuel du marché du livre numérique, verrouillé par les éditeurs, je suis davantage intéressé par mon site Tiers Livre, y compris sur le plan des revenus associés (une cagnotte au gré des lecteurs pour le matériel – ordinateur, son, photos, logiciels, abonnements serveur), que par les ebooks. C’est le site qui devient le lieu principal de lecture, mais aussi un outil d’invention ou de questionnement du récit qui permet le fractionnement, la recomposition ou le prolongement des textes. Je suis aussi de très près ce qui se passe sur YouTube et ce que permet l’outil vidéo. Mais cela ne m’empêche pas de veiller à la disponibilité de mes titres en version numérique. De même, je prépare un catalogue audio et je propose un pass « 20 euros une fois pour toutes » qui permet aux visiteurs du site d’avoir un accès permanent à la totalité de mes ebooks.
Comment se passe la publication lorsque les droits papier et les droits numériques sont dissociés ? Dans mon cas, soit l’édition numérique précède de loin la reprise imprimée (c’est même en partie le résultat de la diffusion numérique qui sert d’indicateur pour l’imprimé), soit il s’agit d’une reprise numérique d’un ancien ouvrage papier, mais jusqu’ici jamais à l’identique. Par exemple, dans la version numérique de mon livre Limite, paru aux Éditions de Minuit en 1985, j’ai ajouté un making-of, chapitre par chapitre, comme une strate supplémentaire ; pour Prison, paru chez Verdier en 1998, j’ai ajouté un ensemble de textes et d’articles à propos de l’atelier d’écriture initial en univers carcéral, etc.
Lorsque je dispose des droits numériques sur un titre paru en papier chez un éditeur se pose la question du statut de la valeur ajoutée éditoriale produite et incorporée dans l’ouvrage, par exemple toutes les corrections et améliorations apportées par l’éditeur. En principe, cette valeur ajoutée ne m’appartient pas et ne devrait pas être intégrée dans ma version numérique. C’est une question qui va certainement poser des problèmes juridiques dans les prochaines années. Mes livres numériques ont une charte graphique qui leur est propre pour les couvertures, un site web ou une collection numérique aussi ; ma logique serait, de toute façon, de faire évoluer régulièrement la couverture d’un ebook à l’occasion de chaque actualisation ou enrichissement.
Y a-t-il de grandes différences en matière de commercialisation et de communication entre livre imprimé et livre numérique ?
Ce sont des univers qui obéissent à des logiques complètement différentes. La diffusion numérique autorise de permanentes variations de prix et des promotions, des liens événementiels ultra-rapides, un lien organique avec un site ou un blog d’auteur, ainsi que la viralité, par exemple avec des vidéos YouTube. La date de publication devient assez secondaire, contrairement à l’imprimé, de même que le rôle joué par les médias traditionnels. Les petits ouvrages Points Seuil ont eu une très grosse presse qui ne s’est intéressée qu’aux versions papier. Belle et cruelle leçon, mais tant pis pour ceux qui ne veulent pas voir ce qui se passe en ligne !
Pensez-vous que c’est parce que vous aviez une formation d’ingénieur que vous avez si tôt pris la mesure du virage numérique ?
Faire un blog, ce n’est pas plus compliqué que manier une cafetière électrique. Sur 230 étudiants de mon école d’arts (EnsaPC), plus de 40 tiennent un site ou un blog – il serait temps de prendre conscience de la mutation. Pas besoin de diplôme pour aller sur le Web.