QUATRE ETUDES DE CAS DE TRANSGRESSION SEXUELLE

Le fantasme de la bisexualité

L’hermaphrodite, l’être bisexuel est celui qui englobe à la fois les attributs féminins et masculins. L’illusion bisexuelle, le fantasme de l’hybride, est aussi vieux que l’histoire de l’humanité ; en témoignent les nombreux mythes et légendes consacrés à ce personnage dans diverses sociétés, y compris les cultures où on ne peut transgresser la frontière des sexes. La bisexualité est un idéal, un rêve, voire un cauchemar. Rappelons que dans l’Antiquité les hermaphrodites étaient considérés comme des écarts insupportables de la nature et voués à une mort certaine. Plusieurs mythes de la Grèce ancienne témoignent de cette importance que l’on donne à « l’entre-deux », qu’il soit maudit ou qu’il soit la représentation des dieux. Citons par exemple les mythes d’Aristophane, de Cénis et Cénée ou encore celui d’Hermaphrodite qui donne son nom à ce phénomène :
Hermaphrodite, fils du dieu Hermès et de la déesse Aphrodite, avait quitté le mont Ida vers l’âge de 15 ans. Arrivant à Halicarnasse il se baigna dans une fontaine. La nymphe Salmacis le surprit et tomba sous le charme de l’adolescent. Elle l’enlaça si fort, contre son gré, que leur deux corps fusionnèrent pour n’en former qu’un seul.
Selon l’analyse de J-B Pontalis, le mythe de l’hermaphrodite vise à transcender l’opposition binaire des sexes, ce mythe nous invite à croire que le bisexuel est l’être complet :
« en un seul corps, deux corps, deux désirs se confondent » (2000 : 18)1. Mais l’auteur précise que l’hermaphrodite positif n’existe que dans le mythe, dans la réalité c’est sa forme négative qui prévaut : il représente ce qui s’oppose au masculin et au féminin, il incarne le genre neutre. D’après J. Mc Dougall, la bisexualité se penserait à partir de la différence des sexes, elle se construit sur les « remparts » de cette différence (2000 : 411). On pourrait même dire qu’elle se pense à partir d’elle. Selon ses propos, la bisexualité « trouve son soubassement dans la relation primordiale, dans le désir d’annuler la séparation avec l’Autre, de nier cette altérité possible » (Ibidem)2. Car l’assignation d’un sexe nous prive des organes de l’autre sexe, dans cette perspective la bisexualité se pose comme symbole d’unification. La bisexualité est une émanation de l’imagination de l’homme lésé dans son unité, condamné à une moitié de la chose, de l’expérience sexuelle.
Dans de nombreux mythes Polynésiens sur la création du monde, le cosmos apparaît comme bisexuel. Françoise Douaire-Marsaudon nous explique qu’à Tonga, le mythe de la création raconte « la naissance des grands dieux au travers d’un mouvement continu de jonction/disjonction d’éléments puis de figures sexuées qui aboutissent à une configuration bisexuelle, attachée au centre de l’univers » (2001 : 205). L’homme et la femme seraient ainsi issus d’un cosmos originaire qui est bisexuel. Quant à la divinité dominante Hikuleo, chargée de régner sur la terre et sur ses habitants, elle est aussi une représentation de ce cosmos : « née des unions successives de jumeaux de sexe opposé, tantôt homme, tantôt femme, souvent femme avec des attributs masculins » (Ibidem : 204). Mais le mythe montre par ailleurs que c’est la séparation des sexes et l’institution de la prohibition de l’inceste qui ont permis aux hommes de vivre et de former une société. Il y a le passage d’une bisexualité originelle à la dualité des sexes, créatrice de la société humaine. Cependant, le renoncement à la bisexualité originelle fait perdre quelque chose aux hommes par rapport aux dieux : l’homme ne peut être femme, la femme ne peut être homme, il y a un manque irréversible.
La bisexualité est donc fondée sur une différence, celles des sexes. Le psychanalyste André Green nous rappelle ainsi que la sexualité est « sexion » car le terme même de sexe vient de secare c’est-à-dire couper, séparer. Ainsi, « là où il y a sexualité il y a différence et là où il y a différence il y a coupure […] et la revendication de la bisexualité réelle est refus de la différence sexuelle en tant que celle-ci implique le manque de l’autre sexe » (2000 : 405)1. Dans cette perspective la bisexualité se pose comme symbole d’unification.
Notons brièvement pour finir, que la bisexualité n’est pas envisagée que sous sa forme de fantasme. Les thèses de Freud sur la bisexualité sont peut être ses seules thèses à n’avoir subi que peu de modifications. R-J. Stoller nous rappelle que Freud tenait la bisexualité pour un fait biologique et il distinguait la bisexualité biologique de la bisexualité psychologique, « la première étant le roc de la seconde » (Stoller, 2000 : 209) 2. Freud définissait ainsi la bisexualité psychique par le terme d’homosexualité et selon lui la bisexualité était présente dans chaque être humain, chaque cellule, à l’état potentiel. Ainsi la masculinité et la féminité étaient toutes les deux présentes dans chaque individu, qu’il soit de sexe masculin ou de sexe féminin. Même l’homme le plus viril a une part de féminin en lui et la femme la plus féminine a une part de masculin.
D’après Robert Stoller, c’est précisément le transsexualisme qui nous apportera les réponses pour « […] comprendre le développement de la masculinité et de la féminité chez tout être humain » (213). Dans le même ordre d’idée, John Money précise que « le transsexualisme nous force à examiner de nouveau les similarités entre les sexes au lieu de nous attacher à maximaliser les différences » (1978 : 223).
Il est temps, à présent, d’aborder l’étude de ces cas particuliers que sont les travestis et les transsexuels, souvent rangés sous l’appellation de « sexe intermédiaire ».

Travestis et Transsexuels

Le travestisme et le transsexualisme sont deux phénomènes différents mais liés par le fait que les deux impliquent une transformation de la personne qui passe en premier par le changement de vêtement ou plutôt par une inversion des vêtements : l’individu porte des tenues normalement associées à un autre genre que le sien. Rappelons que dans de nombreuses sociétés, surtout occidentales, le vêtement, le costume, sont un symbole des différences entre hommes et femmes, soulignant les conceptions de la masculinité et de la féminité dans ces sociétés. J’analyserai ces deux catégories de travestisme et de transsexualisme, l’une après l’autre.
-Le travestisme
A partir du 20ème siècle, Havelock Ellis et Magnus Hirschfeld vont essayer de considérer le travestisme comme une catégorie isolée de l’homosexualité, les deux étant envisagées jusqu’à présent comme équivalentes. Le terme de travestissement fut d’abord crée en 1910 par Magnus Hirschfeld mais il distinguera aussi le travestisme fétichiste, intermittent, isolé et selon lui pervers qu’il qualifiera de « transvestisme ». Le psychanalyste anglais Havelock Ellis pensa que le terme de travestisme soulignait trop l’importance du vêtement en oubliant les facteurs d’identité féminine présents chez les hommes travestis. Il proposa donc le terme d’éonisme, en référence au chevalier Eon de Beaumont1. Il appelle ainsi éonisme le travestissement des invertis, auquel il réserve l’expression « d’inversion esthético-sexuelle ».
Le travestissement se retrouve dans de nombreuses cultures, dont la notre, et à différentes époques. Ce phénomène peut se présenter sous la forme de rituels ou lors de fêtes. Par exemple en Grèce ancienne, le travestissement était souvent une part des cérémonies symbolisant les cycles de vie ; mais il était aussi présent dans de nombreuses fêtes associées à Dionysos, dieu mâle reconnu pour son aspect efféminé. Mais le travestissement peut être aussi permanent. Dans leur ouvrage consacré, notamment, à ce phénomène, Bonnie et Vern Bullough précisent qu’en Occident les femmes pouvaient, au Moyen-Age ainsi qu’au 16ème et 17ème siècle, se travestir en homme sans être rejetées ou stigmatisées. C’est en raison du haut statut accordé à la masculinité et aux qualités masculines que les femmes pouvaient agir ainsi afin d’obtenir un statut plus élevé, du moins par rapport aux autres femmes (1995 :68). Le travesti n’a jamais été perçu avec la même crainte que celle associée à l’hermaphrodite, considéré en Occident comme un monstre. Depuis Havelock Ellis, d’autres termes ont été avancés pour qualifier le phénomène de travestissement : gynemimesis (mime des femmes) et son équivalent andromimesis, gender dysphoria (dysphorie de genre), female or male impersonation (imitation de femmes ou d’hommes), transgenderist (transgenre), transsexual (transsexuels)… (Bullough, 1995 : 2). Mais ces termes impliquent plus que du simple travestissement. En effet, ils témoignent d’un état de mal être de la personne concernée, en raison d’une discordance entre son sexe biologique et le genre auquel elle pense appartenir. Plus que de porter des vêtements associés à un autre genre que le leur, les personnes concernées par ces termes veulent être cet autre genre. Nous allons maintenant aborder le cas du transsexualisme pour mieux comprendre à quoi ces termes font référence.
– Le transsexualisme
En 1838, Jean Esquirol, dans son ouvrage Des maladies mentales considérées sous les rapports médical, hygiénique et médico-légal, décrit ce qui paraît être le premier cas de transsexualisme mais sans pour autant le qualifier ainsi. Selon A. Oppenheimer, la catégorie de transsexualisme serait née de différents phénomènes confondus tels l’homosexualité, le travestissement ou encore « le sentiment de ne pas réellement appartenir à son sexe » (1996 : 454)1. Ceux que l’on nomme aujourd’hui transsexuels ont souvent été relégués dans le domaine de la perversion, de la névrose voire de la pathologie par les psychiatres, ou classés comme homosexuels.
La notion de transsexualisme est issue de la psychanalyse : c’est à Harry Benjamin qu’on la doit. En 1953, il isole le transsexualisme comme entité autonome, distincte de la psychose et de la perversion. Néanmoins, selon sa définition, le transsexualisme est désigné comme une anomalie, on parle encore aujourd’hui de « syndrome de Benjamin » pour expliquer le transsexualisme sous la forme d’une pathologie. Harry Benjamin divise les hommes travestis en trois catégories. Dans le premier groupe, il inclut les travestis qui ont des vies « normales » et qui, pour la majorité, sont hétérosexuels. Ces personnes utilisent le travestissement pour apaiser leur sentiment d’une disharmonie dans le rôle de genre. Elles ne se reconnaissent pas dans le genre qu’on leur a assigné en fonction de leur sexe biologique : il y a un déséquilibre entre leur sexe biologique et le genre auquel ils pensent appartenir. Grâce au travestissement, l’équilibre est plus ou moins rétabli. La seconde catégorie présente des travestis qui sont émotionnellement plus perturbés et qui ont besoin d’aide psychologique. Enfin, dans un dernier groupe Benjamin inclut le travestisme des transsexuels. Les transsexuels sont des hommes voulant être des femmes et ont des partenaires masculins1. Mais pour eux, le travestissement n’est pas suffisant pour rétablir la disharmonie vécue par l’individu, les transsexuels demandent des transformations de leur corps qui passent par la prise d’hormones et des opérations chirurgicales (Bullough, 1995 : 257).
D’après tous les ouvrages traitant de la question, le transsexualisme serait un travestissement permanent de l’individu. Contrairement au travesti, le transsexuel est non seulement mal à l’aise avec son propre sexe mais il a l’intime conviction d’appartenir au sexe opposé. Ainsi, pour John Money « le phénomène du transsexualisme bouleverse les notions bien établies sur l’origine et la programmation du dimorphisme sexuel, particulièrement en ce qui concerne le comportement. […] le véritable transsexuel a la morphologie reproductrice et la fécondité d’un sexe et une aspiration constante aux rôles et aux privilèges de l’autre » (J. Money, 1978 :223).
Un membre de la société berdache confia à Anne Bolin : « Quand tu es transsexuel, tout sexe est le sexe opposé » (A. Bolin, 1994 : 482). Anne Bolin a étudié les transsexuels (male-to-female transsexuals) dans les sociétés berdache d’Amérique du Nord. Lors de son étude il n’y avait que deux choix possibles d’identité sociale pour ces personnes : soit être un transsexuel opéré soit être un travesti. Un transsexuel qui refuse la chirurgie pour changer de sexe était de facto un travesti. Mais les travestis se considéraient comme des hommes hétérosexuels et refusaient donc l’identification aux gays (A. Bolin, 1996 : 37).
Nous verrons plus loin si une telle distinction entre transsexuels opérés, transsexuels non opérés et travestis se retrouvent au sein de la communauté des raerae. La question qui se posera alors est de savoir jusqu’à quel point ces personnes nées hommes, se considèrent-elles comme faisant partie du genre féminin ? Pour l’instant, il paraît important, pour enrichir et préciser notre questionnement à propos de la catégorie problématique de « troisième sexe », de faire état des études consacrées aux transgressions de genre dans trois régions du monde différentes : en Amérique du Nord en Inde et dans l’est de l’Arabie.

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