Quand on refuse on dit NON

Moi, petit Birahima, j’étais en train de réfléchir à tout ce que Fanta avait dit. Tout cela était trop compliqué pour moi maintenant. Je ne pouvais pas tout comprendre tout de suite. Je comprendrais plus tard, lorsque je serais prêt pour le brevet et le bac.
Pour le moment, j’ai compris qu’après avoir allumé l’incendie en Côte-d’Ivoire Houphouët-Boigny s’est enfui et s’est bien caché dans un petit hôtel minable à Paris en France. Mitterrand lui a tendu la main. Il l’a saisie et a appelé cela le repli stratégique et le repli stratégique a fait de Houphouët le grand homme que tout le monde admire et vénère aujourd’hui. Et puis Houphouët-Boigny a pleuré comme un enfant pourri pour que la Côte-d’Ivoire reste une colonie de la France. Le général de Gaulle a carrément refusé. Faforo !
Nous ne devons pas être loin de la ville de Monoko Zohi. Un Dioula a voulu nous conduire à un charnier qu’on venait d’y découvrir le jour même. Il l’a appelé « kabako ». J’ai cherché le mot kabako dans mon Inventaire des particularités lexicales du français d’Afrique noire. Kabako est un mot dioula qui signifie littéralement (c’est-à-dire mot pour mot) : quelque chose qui laisse la bouche bée. Ce mot se dit en dioula pour une horreur des horreurs. C’est-à-dire une horreur impensable, incroyable, indicible.
Les forces loyalistes avaient reconquis Monoko Zohi. Les forces rebelles les avaient contre-attaquées et les avaient chassées de la ville. Les loyalistes, avant de s’enfuir comme des voleurs, s’étaient dispersés dans la ville et les concessions (les cours) et avaient enlevé autant de Dioulas qu’ils l’avaient pu. Ils les avaient réunis dans la forêt et les avaient tous fusillés comme des bêtes sauvages. Puis, dans la précipitation, ils avaient couvert leurs cadavres de légères pelletées. Le charnier était un kabako. Comme kabako, on ne pouvait pas s’approcher sans fermer le nez et la bouche avec des chiffons (les puanteurs empestaient à un kilomètre à la ronde). Sans cela, on était foudroyé comme des mouches par un fly-tox. Comme kabako, tout l’univers s’était donné rendez-vous autour du charnier. D’abord tous les vautours et toutes les espèces de rapaces de la Côte-d’Ivoire s’étaient placés sur les sommets des arbres de la forêt environnante. Et ça ululait, croassait et glatissait. (D’après mes dictionnaires, les rapaces, les corbeaux et les aigles ne crient pas, ils ululent, les corbeaux croassent et les aigles glatissent.) Par terre, les fauves, les cochons et les sangliers se disputaient les membres des cadavres. Avec férocité, et ça grommelait, grouinait, vermillait. (D’après mes dictionnaires, les fauves, les cochons et les sangliers ne grognent pas, mais ils grommellent, grouinent et vermillent.) Les volées de grosses mouches faisaient un vacarme de concorde supersonique. Les volées de papillons noirs constituaient un nuage infranchissable au-dessus de la forêt. Et même les serpents et d’autres rampants de la forêt se dépêchaient pour participer à la ripaille, à la fête. C’était le charnier de Monoko Zohi, un vrai kabako !
Les victimes avaient de la chance : au lieu de pourrir pour servir d’humus au sol ivoirien qui donne
le meilleur chocolat du monde, leurs membres et leurs têtes servaient de repas succulents aux fauves et aux cochons, des bêtes vivantes. Il est beaucoup plus valeureux de nourrir des bêtes que de fournir de l’humus aux plantes. Les plantes, ça ne bouge pas et ça n’a jamais dit grand-chose. Les bêtes, ça se déplace, ça court, ça voltige, ça hurle, ça grogne et même parfois ça court après l’homme, ça l’attrape, le renverse et le mange vivant. Gnamokodé (putain de la mère) !
Après le charnier de Monoko Zohi, nos compagnons burkinabés et Fanta ont perdu leurs langues. Ils étaient muets comme l’étranger surpris avec la femme de l’hôte. Nous avons marché en silence et nous avons atteint la ville même. Nous l’avons évitée et avons poursuivi notre pied la route en silence pendant près de trois heures. Nous arrivions à Vavoua.
A Vavoua, Fanta avait un ami de son père appelé Vasoumalaye Konaté. L’homme était connu dans la ville. La première personne à qui nous avons demandé si elle connaissait le domicile de Vasoumalaye s’est aussitôt proposé de nous y conduire. C’était une grande cour dioula comprenant quatre grandes maisons construites en rectangle. Le maître de la cour, Vasoumalaye, était présent. Dès qu’il a su que Fanta, la fille de Haïdara, était là, il s’est joint à ses épouses qui nous souhaitaient la bienvenue avec des gobelets d’eau fraîche. Il se jeta sur Fanta, l’embrassa et, la gorge enrouée par l’émotion, il déclara :
« J’ai appris que ton papa avait disparu. J’ai téléphoné et écrit à Gbagbo, au président Gbagbo même, pour qu’on le recherche et le retrouve. L’époque est dure. Des rebelles ont attaqué le pays avec toutes sortes d’armes. Sans aucune raison. Sans qu’on leur ait fait le moindre mal. »
Il laissa Fanta se désaltérer puis, la gorge toujours enrouée, il prononça plusieurs fois : « i fô-o, yaco » (i fô-o et yaco signifient je partage vos peines). Il a aussitôt indiqué les chambres que nous devions occuper. Nos compagnons burkinabés ont souhaité aller loger chez des parents à eux mais Vasoumalaye s’y est opposé :
« Non et non. Vous êtes des compagnons de Fanta. Fanta est comme ma propre fille. Vous êtes obligés de rester avec elle chez moi. »
Nous avons occupé nos chambres et, le soir, après les douches et le repas, nous avons effectué ensemble une prière commune. La prière était dirigée par le maître de la concession. Après la prière, nous nous sommes tous retrouvés assis autour de la chaise longue occupée par Vasoumalaye au milieu de la cour. Il y avait toute la famille de Vasoumalaye, ses femmes, ses enfants, tous ceux qui habitaient la cour, puis les Burkinabés, Fanta et moi. A demi étendu sur la chaise centrale, Vasoumalaye nous a demandé de donner les nouvelles. (Donner les nouvelles, d’après l’Inventaire, consiste à prononcer des formules généralement stéréotypées, fournissant des renseignements assez vagues sur le lieu d’où l’on vient.)
C’était le chef de famille burkinabé qui devait répondre. Il était l’homme le plus âgé parmi nous. Il a répondu :
« Rien de mal. Vous avez les salutations de tous les gens que nous avons rencontrés. Nous avons quitté Daloa où ont eu lieu les événements que vous connaissez et nous allons au Nord pour retourner chez nous. »
Vasoumalaye a répliqué :
« Grâce à Allah, la journée ici a été paisible. »
Puis la discussion a porté sur la situation en Côte-d’Ivoire.
Vasoumalaye, qui était un des rares Dioulas partisans du FPI de Gbagbo, s’est expliqué d’entrée de jeu :
« Les Dioulas accusent le président Gbagbo de tous les maux du monde. C’est lui qui serait à l’origine de tous les malheurs du pays. C’est lui qui serait responsable du charnier de Yopougon, des charniers de Daloa, de Monoko Zohi et de Vavoua. Que sais-je encore ? C’est lui qui envoie les avions qui viennent bombarder les paisibles villageois sur les marchés. C’est lui qui met sur les routes de Côte-d’Ivoire tous les
réfugiés. C’est lui qui dirige en personne avec sa femme tous les escadrons de la mort qui sèment tant de désolation. Les escadrons de la mort sont des tueurs d’imams… Que sais-je encore ? Oh, Dioulas ! craignez Allah, ne portez pas d’accusations gratuites. Le jour du jugement dernier, vous aurez à prouver ce que vous aurez avancé ! »
Moi, j’étais content, il défendait le président comme moi. Fanta et les Burkinabés paraissaient contrariés. On ne dit pas d’un noir qu’il est rouge de colère mais Fanta et les Burkinabés étaient visiblement très, très contrariés. Ils avaient peine à contenir leur colère. Pourtant, ils ne disaient rien. Et c’est la première femme de Vasoumalaye qui a répondu à son époux :
« Si ce n’est pas le président Gbagbo qui est responsable, ce serait qui ? C’est bien lui qui dirige le pays et jamais, jamais de jamais, il n’y a eu une enquête sérieuse pour arrêter les assassins. Les escadrons de la mort, c’est lui. C’est lui ou sa femme qui dirige ces tueurs d’imams. C’est lui qui a commandé les avions pilotés par des mercenaires. Ces avions bombardent les marchés et les villages. C’est lui qui commande les loyalistes qui ont fait le charnier de Yopougon et celui de Monoko Zohi. Gbagbo est un criminel qui doit rendre compte au tribunal international comme Taylor… »
Vasoumalaye a levé la main pour interrompre son épouse. Il y a eu un instant de silence. Puis le maître de la maison a parlé tranquillement :
« Moi, Vasoumalaye, je suis un partisan de Gbagbo depuis les soleils de Houphouët-Boigny (l’ère de Houphouët-Boigny) et je le resterai tant qu’on ne me démontrera pas qu’il est responsable de tous les crimes dont on l’accuse. Gbagbo a été le seul homme à s’opposer ici à Houphouët-Boigny.
– Cela lui donne-t-il le droit d’assassiner ? a répliqué son épouse.
– Cela ne donne aucun droit mais cela oblige ses accusateurs à donner les preuves de ce qu’ils avancent. »
La discussion s’est poursuivie jusqu’à une heure avancée de la nuit. Les échanges entre Vasoumalaye et son épouse étaient parfois violents.
Moi, petit Birahima, j’étais content. Vasoumalaye a répété ce que j’avais dit à Daloa alors que j’étais soûl quand la guerre tribale a débarqué dans le pays.
Mais il se faisait tard. Après les salutations d’usage, chacun a regagné son lit.
Dès le premier chant du coq, dès quatre heures du matin, nous étions tous sur pied. L’heure de la prière du matin est sacrée chez Vasoumalaye. Nous nous sommes lavés à l’eau chaude et avons prié en commun sous la direction du maître de la maison. Nous avons déjeuné en commun à la bouillie de riz au lait vers six heures, puis vint le moment de la séparation.
A nos remerciements, Vasoumalaye s’est écrié :
« Non et non ! Pas de remerciements pour ce qui est fait dans la fraternité et l’humanité. » Il voulait d’abord nous dire au revoir mais, s’étant ravisé, il a demandé à Fanta de lui passer le sac qu’elle portait sur l’épaule.
« Je le conserve, a-t-il dit, je le confisque. Vous êtes obligés de passer une seconde nuit ici pour que je puisse jouir chez moi de la présence de Fanta une seconde journée. Si je vous laissais continuer votre route comme ça, mes amis me le reprocheraient. J’aurais reçu la fille de Youssouf fatiguée et je ne l’aurais pas retenue pour un repos mérité ? »

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