Quand le périurbain est militant : l’engagement
associatif local en faveur de l’environnement
ANONYMISER UNE ENQUETE REALISEE DANS UN MILIEU D’INTERCONNAISSANCE
Cette troisième partie revient sur la restitution de l’enquête en se saisissant de la question de l’anonymisation des recherches en sciences sociales, qui se pose particulièrement dans le cadre d’une enquête proche de l’ethnographie. Un léger détour nous permet d’évoquer la relation établie au cours de l’enquête, question liée à celle de l’anonymisation. Les enjeux de l’anonymisation dépendent étroitement des espaces dans lesquels circulent les informations. Au fil de cette partie, les choix réalisés en termes d’anonymisation sont également présentés. Une question spécifique à l’enquête ethnographique Le travail statistique pose peu de problème d’anonymisation lors de sa publication pour le public. En France, un fort contraste apparaît entre les enquêtes statistiques soumises à des règles déontologiques strictes et l’absence de règles établies pour les enquêtes ethnographiques (Weber, 2011). Les enquêtes statistiques en France, particulièrement celles réalisées par l’INSEE (Institut National des Statistiques et des Etudes Economiques) sont fortement encadrées d’un point de vue déontologique. Une autorisation préalable de la CNIL (Commission Nationale de l’Informatique et des Libertés) depuis la loi Informatique et Libertés du 6 janvier 1978 et du CNIS (Conseil National de l’Information Statistique) est ainsi nécessaire pour toute enquête statistique (Weber, 2011). Par ailleurs, si les enquêteurs ont au moins dans un premier temps accès aux données nominatives, pour le public aucune information personnelle ne peut être extraite de ces enquêtes. Les institutions garantissent l’anonymat et contrôlent les conditions dans lesquelles certaines questions dites sensibles, en particulier sur la santé ou la religion, peuvent ou non être posées (Weber, 2011). La relation entre l’enquêteur de l’INSEE et ses enquêtés est une relation « anonyme » et publique. L’enquêteur n’intervient pas en personne mais au nom de son institution de rattachement. Les enquêtés répondent anonymement et pas en leur nom. Le rôle de l’enquêteur est alors de rendre les individus interchangeables et de faire des personnes singulières des individus anonymes et indépendants (Weber, 1997). La question de l’anonymat se pose bien différemment aux chercheurs qui pratiquent des enquêtes qualitatives, notamment par accumulation d’entretiens au sein d’un milieu d’interconnaissance et par observation participante. Dans l’enquête ethnographique, les personnes enquêtées sont en relation les unes avec les autres. Ces relations permettent aux enquêtés de parler les uns des autres ou bien de parler de la même chose, des mêmes évènements (Beaud, Weber, 2010) et de recouper le point de vue des uns et des autres. Dans la seconde postface du Guide de l’enquête de terrain (2010), ouvrage méthodologique devenu une référence, Florence Weber insiste sur la pluralité des écoles ethnographiques en sociologie et sur leurs divergences théoriques. Le courant ethnographique défendu par Florence Weber soulève de façon particulièrement vive la question de l’anonymat. Elle s’oppose à ce qu’elle appelle « l’ethnographie combinatoire » qui rapporte les comportements individuels à une condition humaine universelle mais qui finit par en oublier les appartenances locales et le poids des différentes socialisations. Ainsi, cette approche ethnographique perd toute capacité explicative puisque les acteurs sont alors considérés comme interchangeables (Beaud, Weber, 2010). C’est, bien sûr, plus largement le cas des approches structuralistes ou macro. Le débat dans lequel Florence Weber prend position traverse les sciences sociales. Pour la sociologie critique, notamment celle de Pierre Bourdieu, les agents incorporent les structures objectives du monde social (habitus). Le discours des acteurs est alors envisagé comme réservoir de lieux communs et d’illusions et il s’agirait pour les chercheurs de prendre de la distance avec celui-‐‑ci. La sociologie bourdieusienne a été critiquée pour son déterminisme, les agents – abusés -‐‑ agissant sans avoir connaissance du sens de leurs actions. Et le sociologue serait le seul à même de leur dévoiler la vérité de leur condition sociale. Florence Weber se propose de défendre un renouveau de l’ethnographie qui analyse précisément « la complexité et l’imbrication de diverses appartenances collectives », « les significations indigènes des interactions liées aux scènes sociales dans lesquelles elles se situent », « la construction des personnes par les interactions et par les choses appropriées » (Beaud, Weber, 2010, p.294). Elle appelle « ethnographie multi-‐‑ intégrative » cette approche qui décrit les collectifs d’appartenance, les scènes sociales et les histoires personnelles. Florence Weber (2010) soutient que la compréhension du Chapitre 1. La construction d’une enquête au sein de deux associations mobilisées en faveur du développement du vélo quotidien 64 comportement d’un individu n’est possible que dans la mesure où l’analyse porte sur les différentes sphères sociales auxquels il appartient. Les risques de reconnaissance des enquêtés (entre eux) sont donc particulièrement présents dans le cas d’une enquête ethnographique au sein d’un milieu d’interconnaissance (Béliard, Eideliman, 2008). L’approche « multi-‐‑intégrative » encourage à recueillir un maximum d’informations autour d’un cas et à confronter les points de vue dans l’analyse. Les enquêtés ont alors accès à ce que pensent et disent d’eux leurs connaissances. La garantie d’anonymat semble difficile à tenir dans la mesure où la restitution d’un cas dans toute sa logique risque de le rendre reconnaissable par des lecteurs extérieurs (Béliard, Eideliman, 2008). La relation entre enquêteur et enquêtés La relation entre enquêteur et enquêtés s’instaure notamment autour de la garantie de l’anonymat lors de la publication des résultats (Béliard, Eideliman, 2008). En ethnographie, la relation d’enquête se noue sous la forme d’un contrat implicite, et pas d’un formulaire de consentement éclairé, dans la mesure où il s’agit d’abord d’une relation personnelle (Beaud, Weber, 2010). Cela dit, des ethnographes enquêtant à l’étranger, par exemple au Canada, sont habitués à faire signer à leurs enquêtés ce type de formulaire. La signature d’un consentement peut impressionner les enquêtés et les dissuader de répondre à l’ethnographe. Pour l’instant, en France, la question déontologique est moins institutionnalisée qu’au Canada. L’ethnographe insiste ainsi sur l’anonymat et garantit à ses enquêtés que les entretiens sont pour son usage propre et qu’ils ne seront utilisés par personne d’autre (Müller, 2006). La relation d’enquête sera d’autant plus fructueuse pour l’enquête que les enquêtés accorderont leur confiance à l’enquêteur (Béliard, Eideliman, 2008). La confidentialité joue au moment de l’enquête. La confiance permet aussi d’obtenir autre chose qu’une vérité officielle. Dans ce cadre, l’ethnographie pourrait se comparer à la confession. Une loyauté interpersonnelle se construit ainsi lors de la relation de longue durée entre l’ethnographe et les enquêtés (Weber, 2010). Si l’ethnographe ressent une forme de loyauté envers ses enquêtés, il a aussi une responsabilité envers ses pairs. Dans le cadre de cette recherche, le président de La Pie Verte a fortement insisté sur l’importance de l’honnêteté en nous précisant qu’un masterant l’avait interrogé et que sa restitution écrite opérait une sélection dans son discours et ne le remettait pas en contexte. Ainsi, si la confiance des enquêtés est trahie Chapitre 1. La construction d’une enquête au sein de deux associations mobilisées en faveur du développement du vélo quotidien 65 une première fois, il sera d’autant plus difficile pour le chercheur souhaitant réinvestir le même terrain de l’obtenir de nouveau. L’honnêteté souhaitée par le président semble ici à interpréter comme une demande de fidélité aux propos tenus et aux points de vue des personnes. Si les deux sujets sont en partie liés, dans la mesure où nous nous libérons de la contrainte de fidélité par l’anonymisation, il faut cependant les distinguer. Cette question de la fidélité aux propos échangés est d’autant plus intéressante qu’elle invite à nuancer la division présentée par Florence Weber. Ne pas anonymiser les enquêtés reviendrait à les tromper dans la mesure où nous utilisons leurs propos afin d’acquérir un savoir académique, la pratique du terrain nous aidant à nous approprier la littérature sur un sujet. Les propos des enquêtés sont utilisés pour comprendre des logiques sociales, mais eux ne se soucient pas de celles-‐‑ci. Notre objectif est ainsi tout à fait différent des leurs. D’ailleurs si les militants lisent la thèse, il est probable qu’ils ne le fassent pas dans l’objectif qui est prévu pour un mémoire de thèse, c’est-‐‑à-‐‑dire, entre autres, de prouver l’acquisition d’un savoir et de compétences académiques ainsi que de produire des connaissances. Dans un certain sens, elle n’est pas destinée à être lue par eux. L’écriture du mémoire de thèse peut être équivalent, d’une certaine façon, à la construction d’un récit, l’ethnographe fait parler son terrain et ses enquêtés d’abord à partir de questions liées à la littérature scientifique. Dans le mémoire de thèse, le matériau et en particulier les discours qui ont été recueillis, sont retravaillés. Des citations sont extraites de ce matériau et sont classées dans un ordre logique qui nourrit une démonstration scientifique. Cette démonstration peut ne pas être souhaitée par les enquêtés. Ainsi, ils peuvent considérer que leur parole a été détournée. En outre, il est impossible d’être honnête dans le sens attendu par le président. Un entretien d’une ou deux heures avec une personne, associé à quelques brèves paroles échangées lors d’observations, ne suffit pas à comprendre assez une personne pour interpréter ses propos comme cette personne considère qu’il conviendrait de les interpréter. De plus, les personnes interrogées peuvent changer d’avis entre le moment de la réalisation de l’entretien et celui où elles liront les résultats de l’enquête. Le point de vue de la personne dans toute son épaisseur ne peut pas être rapporté. Cela dit, ce qui compte finalement dans le mémoire de thèse, c’est la mise en évidence de mécanismes sociaux, c’est-‐‑à-‐‑dire de formes de régularités, visibles également dans notre dialogue avec les travaux des autres chercheurs et la mobilisation de théories plus générales. C’est-‐‑à-‐‑dire que ce ne sont pas les enquêtés en eux-‐‑mêmes qui sont intéressants. C’est aussi la raison pour laquelle Chapitre 1. La construction d’une enquête au sein de deux associations mobilisées en faveur du développement du vélo quotidien 66 modifier les noms et les prénoms des enquêtés prend tout son sens. Aujourd’hui, le point de vue dominant correspond à un entre-‐‑deux par rapport à la dichotomie proposée par Florence Weber, qui vaut surtout pour les sciences sociales pratiquées dans les années 1970 et 1980, lors du grand débat entre approches micro et macro. La plus grande part des ethnographes reconnaît la contribution des enquêtés dans les remerciements, mais parfois avec culpabilité lorsqu’ils considèrent le déséquilibre entre les effets de l’enquête sur les enquêtés (aucun, ou, au mieux, une reconnaissance voire une possibilité de réfléchir sur leur vie) et ceux sur l’ethnographe : une avancée de sa carrière professionnelle (Weber, 2011). L’analyse de ce conflit interne à La Pie Verte nous bénéficie d’abord, en nous procurant le grade de docteure qui constitue bien évidemment une avancée dans notre carrière professionnelle, mais les enquêtés eux n’en tirent aucun bénéfice, voire cela peut nuire à l’image publique de l’association. Nous nous retrouvons ainsi dans les propos, d’une grande poésie, d’Olivier Schwartz : « Ferai-‐‑je jamais le compte des attentes que j’ai suscitées sans les honorer, de la confiance obtenue puis trahie, ne serait-‐‑ce que parce qu’un jour je suis parti sans laisser d’adresse, rompant le contact avec l’immense majorité de ceux qui avaient fini par croire à la bonne foi de nos relations, et que j’avais simplement abusés ? » (Schwartz, 1990, p.51). La diffusion au-‐‑delà des milieux enquêtés : l’anonymat nécessaire Les informations personnelles de l’enquêté peuvent circuler dans trois espaces distincts : le monde académique, les milieux enquêtés et la société en dehors des milieux enquêtés. Les circulations dans ces trois sphères ne posent pas les mêmes questions et n’appellent pas les mêmes réponses (Beaud, Weber, 2010). La solution la plus couramment utilisée pour la publication des cas ethnographiques est l’anonymat (Weber, 2008). Les ethnographes utilisent les données ethnographiques afin de mettre en évidence des processus sociaux de portée générale. Dans ce cadre, les caractéristiques personnelles des enquêtés ne les intéressent qu’en fonction des questions qu’ils se posent et les anecdotes relevant de la vie personnelle des enquêtés ne leur importent pas. C’est la raison pour laquelle l’anonymat des personnes est ordinairement adopté, pour qu’un enquêté ne soit pas reconnaissable par quiconque ne le connaîtrait pas d’avance (Weber, 2011). De plus, même si les premiers matériaux ne sont pas problématiques, une fois qu’un groupe étudié est publiquement identifié, il ne sera plus possible de revenir sur cette déclaration lorsque l’ethnographe souhaitera Chapitre 1. La construction d’une enquête au sein de deux associations mobilisées en faveur du développement du vélo quotidien 67 publier d’autres matériaux plus sensibles, issus de travaux ultérieurs sur ce même groupe (Hopkins, 1993). Dans ce travail doctoral, nous avons fait le choix de changer le nom des associations, sans modifier les éléments de contexte géographique. Le principal argument est qu’une recherche sur internet, avec comme mots clés le nom des associations, ne permet pas de trouver ce manuscrit. En ethnographie, les modalités d’anonymisation sont particulières puisque le chercheur délaisse les initiales, qui supposeraient des individus interchangeables, pour recourir le plus souvent à des pseudonymes afin de présenter les enquêtés comme des personnes singulières, dotée d’une épaisseur (Béliard, Eideliman, 2008). Les noms propres véhiculent une somme de connaissances implicites. A partir du prénom, l’âge et le genre peuvent être estimés ainsi que plus généralement la position sociale. Les noms et les prénoms ne sont en effet pas distribués au hasard dans la population et ne sont pas porteurs des mêmes connotations. Le sociologue peut souhaiter apporter un sens sociologique à l’opération d’anonymisation et choisir des pseudonymes qui retranscrivent ces indications sociales (déterminismes régionaux, religieux, culturels par exemple) (Zolesio, 2011). Florence Weber (2008) soutient au contraire que réduire au maximum ces connaissances implicites signifie être en mesure de reconstruire le cas étudié à partir d’une série limitée de variables, indispensables à la démonstration. Cette réduction entraîne ainsi des effets de connaissance. Pour ce manuscrit de thèse, nous avons en effet décider de modifier les prénoms des enquêtés et, bien évidemment, de ne pas diffuser les noms de famille. De la même manière, une recherche internet sur ces personnes n’aboutira pas à ce manuscrit. La diffusion au sein des milieux enquêtés La première limite de l’anonymat est que la liste des éléments indispensables à la compréhension d’un cas sociologique permet également le plus souvent d’identifier la personne concernée. L’une des questions essentielles est alors celle de la confidentialité des entretiens dans le milieu d’interconnaissance des enquêtés (Weber, 2008). Cette question se pose tout particulièrement dans le cadre de ce travail doctoral. En effet, comme nous l’avons indiqué dans la deuxième partie de ce chapitre, une grande partie des militants enquêtés se connaissent, sinon personnellement au moins de vue. Ils ont connaissance, au moins en partie, du parcours et des caractéristiques de chacun. Lors des entretiens menés avec les élus locaux et les techniciens, ceux-‐‑ci ont parlé de certains militants, qu’ils connaissent, de l’association se trouvant sur leur territoire. Il est très probable que les militants se reconnaissent lorsque les élus rapportent des anecdotes à leur sujet. Si les éléments essentiels à l’analyse suffisent pour identifier l’enquêté concerné, le chercheur est alors confronté au dilemme suivant, exposer le cas dans toute sa complexité serait très explicatif mais les processus d’anonymisation seraient rendus inefficaces (Béliard, Eideliman, 2008). Une des solutions est de modifier certaines caractéristiques des enquêtés et de les remplacer par des caractéristiques équivalentes. Une profession renvoyant à une appartenance sociale similaire se substituerait alors à la véritable profession, cette solution est par exemple défendue par Olivier Schwartz. D’après Aude Béliard et Jean-‐‑Sébastien Eideliman (2008), dont nous rejoignons la position, une telle solution pose question en ce qui concerne la rigueur de l’analyse. En outre, si la plupart des enquêtés pourront, à partir des éléments donnés reconnaître la personne dont il est question, ce n’est pas le cas pour l’ensemble des militants. Dans ce cadre, le changement des prénoms permet malgré tout de préserver quelques militants d’être reconnus par les autres. Le problème se pose d’autant plus que le cloisonnement entre la sphère scientifique, où les chercheurs pouvaient construire leurs cas et les publier à destination de leurs pairs, et la sphère publique, a largement été remis en question. Avec la publication des thèses sur internet, même s’il existe des possibilités afin que la diffusion soit restreinte, celles-‐‑ci ont toutes les chances de se retrouver à la disposition des personnes concernées (Weber, 2008). La diffusion sur internet d’une grande part des publications scientifiques -‐‑ et la mise en ligne des thèses -‐‑ permet aux enquêtés de retrouver les travaux du chercheur (Weber, 2011). Bien entendu, l’ampleur de la diffusion sépare les œuvres confidentielles des rares best-‐‑sellers, par exemple La misère du monde, recueil d’entretiens édité par Pierre Bourdieu en 1993, ou Pays de malheur (2005), qui restitue les échanges de courriers électroniques entre Stéphane Beaud et l’enquêté, sous le pseudonyme de Younes Amrani. Il n’en demeure pas moins que des œuvres confidentielles peuvent aujourd’hui connaître une diffusion au-‐‑delà du cercle des spécialistes (Weber, 2011). La diffusion peu importante et la lecture marginale des thèses dispensent-‐‑t-‐‑elles pour autant le chercheur de réfléchir à la question de l’anonymat ? A l’inverse, faut-‐‑il tout anonymiser, au risque de perdre de l’information, alors que la diffusion de la thèse est marginale ?
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