Quand l’apparence vient ébranler le soin
SOIGNER, PRENDRE SOIN
« C’est tellement vaste que ne sais pas par quoi commencer » Une soignante1 « Soigner et particulièrement dans le domaine des soins palliatifs, c’est résister à des approches normatives, c’est protéger les gens les plus vulnérables, faire en sorte que la vulnérabilité d’une personne n’empêche pas la richesse de cette personne. » Régis Aubry2 Analyser toutes les publications ayant un rapport avec le sujet est un chemin compliqué, une tâche difficile en raison de leur très grand nombre. Si l’on se réfère au dictionnaire Le Grand Robert* pour déterminer le sens du mot soigner, plusieurs définitions se confrontent : Etre préoccupé, avoir soin de, veiller à (au sens de songer) S’occuper du bien-être et du contentement de quelqu’un, du bon état de quelque chose. (au sens de bichonner, chouchouter, choyer, dorloter, panser, élever, conserver, entretenir) Apporter du soin à ce qu’on fait (au sens de fignoler, peaufiner) S’occuper de rétablir la santé de quelqu’un (au sens de traiter) S’occuper de guérir (un mal) Puis quand on se penche sur corollaire prendre soin, on retrouve les explications suivantes : Penser à, s’occuper de (au sens de songer, veiller à) S’occuper du bien-être de quelqu’un, du bon état de quelque chose (au sens de ménager, conserver, entretenir) Ensuite, si l’on s’intéresse également à la définition du soin, le dictionnaire y associe des mots tels que : souci, préoccupation, charge, devoir, mission, responsabilité, conduite, sollicitude, égard, … Force est de constater que sur le plan sémantique, les sens sont multiples et peuvent déjà nous orienter vers toute l’étendue de sa complexité. En ce qui concerne les soins infirmiers, il existe différentes approches suivant l’histoire et les courants de pensée.
Soigner, prendre soin a longtemps été l’apanage des femmes, comme si cela était préinscrit en nous. Dans son ouvrage Promouvoir la vie, M. F. Collière, à travers son analyse, renvoie tout d’abord la pratique du soin vers les temps les plus reculés de l’histoire de l’humanité où, déjà il faut prendre soin de l’autre. Elle nous rappelle également qu’un des aspects marquants du travail des soignants, qui l’associe étroitement aux rôles traditionnels des femmes, est la similitude entre les soins au corps et le maternage « ce qui légitime les pratiques de ces femmes soignantes se fonde sur l’expérience personnelle de la maternité et des soins aux enfants ; expériences indispensables pour garantir un savoir et la maîtrise des situations » 3 Puis M. F. Collière définit le terme soigner de la façon suivante : « soigner est d’abord, et avant tout, une acte de VIE, dans le sens que soigner représente une variété infinie d’activités qui visent à maintenir, entretenir la VIE et à lui permettre de se continuer et de se reproduire. En soignant, on ne peut donc pas échapper à la question : mais quelle vie entretient-on ? Et à quel prix ? Pour quelle raison d’exister ? 4 Mais c’est F. Nigntingale (1820-1910) qui commence la première à formuler la nature du soin infirmier. Cependant il faut attendre plus d’un siècle pour voir d’autres infirmières s’y intéresser. H. Peplau, M. Rogers, V. Henderson, D. Orem, C. Roy, R. Poletti… tentent d’organiser les soins et d’élaborer des théories, des concepts. Elles les relient à 4 dimensions : la personne, le soin, la santé, l’environnement. Certains sont empruntés à la psychologie, sociologie, psychanalyse, anthropologie, … Les différents modèles proposés mettent l’accent sur l’importance de considérer la personne soignée comme un tout dans son environnement biopsycho-social et spirituel. Mais à ce jour, c’est la théorie des soins de V. Henderson et ses 14 besoins fondamentaux (annexe 1) qui est toujours majoritairement enseignée dans les IFSI (Instituts de Formation en Soins Infirmiers). C’est ce que j’ai moi-même appris et que certaines de mes collègues nouvellement diplômées apprennent encore. Ensuite le soin infirmier se structure par une démarche de soin concrète et spécifique à partir d’un processus réfléchi prenant appui sur les fondements conceptuels. Elle oriente les actions sur le principe de résolution ou de tentative de résolution de problèmes. J. Watson introduit, entre 1975 et 1979, le concept du caring et du care traduits littéralement par prendre soin et soin qui fait référence à la sollicitude, le soin, l’attention et le souci de l’autre, la responsabilité. Rappelons enfin que le soin infirmier relève d’activités et de compétences inscrites dans un référentiel et est encadré par le code de la Santé Publique (art. 4311-1 à 4311-15) qui servent de guide pour notre exercice actuel quotidien. Il s’exerce au sein d’un établissement, d’une institution qui possède ses rythmes, ses modes de fonctionnement et d’organisation, ses obligations et devoirs. Dans son film J’aime soigner, tourné dans une unité d’onco-hématologie de l’hôpital Montfermeil, F. Barruel, psychologue clinicienne, présente des regards croisés sur l’exercice des soignants à qui elle demande : « Qu’est-ce que soigner ? ». Une soignante ajoute : « se soigner d’abord, prendre soin de soi pour pouvoir faire face aux situations complexe ». En ce qui concerne le soin en situation palliative quand je me réfère à la formation DU (Diplôme Universitaire) Accompagnement et fin de vie, je peux en déduire que cela s’adresse à tous les malades atteints de maladie grave, irréversible et en évolution malgré les moyens thérapeutiques déployés. La mort est menaçante à plus ou moins longue échéance. Le soin consiste à ce moment-là, à rester raisonnable et bénéfique au malade. Les objectifs sont concentrés sur la qualité de vie. E. Worms5 nous dit également que le soin en situation palliative « implique une priorité des soins et même une double priorité de soins dans les relations humaines ». Mais quelle définition en donnent les soignants aujourd’hui, présents au quotidien sur le terrain (par terrain, j’entends parler de mon lieu de travail : l’hôpital) ? Quand j’interroge mes collègues (annexe 2), elles me répondent unanimement : « c’est pas facile à formuler ». Confort, réconfort, écoute, bien-être, bienveillance reviennent régulièrement dans le discours des aidessoignants à propos des soins, tandis que relationnel et technique sont davantage utilisés par les infirmiers. Beaucoup évoquent, finalement avec des mots simples la sollicitude à travers différentes actions. Dans la situation de Madame L, ai-je soigné ou pris soin d’elle ? Dans un premier temps, j’ai satisfait un besoin exprimé : rebrancher ses pompes volumétriques. Elle n’a pas exprimé d’autres demandes, est retournée à sa contemplation face à son miroir. Je ne me suis pas attardée et n’ai pas essayé de détecter ou d’anticiper d’autres demandes. Lors de ma deuxième rencontre, j’ai pratiqué des soins d’hygiène en collaboration avec l’aidesoignante. J’ai répondu à ses besoins partiellement en effectuant des gestes techniques, en effectuant un travail de façon mécanique. Ma rencontre fugace à un moment donné avec Madame L qui s’inscrit dans le parcours long et laborieux et non dans une longue histoire d’accompagnement m’empêche-t-elle quelque part de m’intégrer dans une dynamique de soin ? Comment aller rencontrer et rejoindre ce corps altéré qui me convoque ? Comment en prendre soin ? Quel sens donner au soin ? Soigner dépend d’une multitude de compétences définies, nous l’avons vu, par de nombreux cadres, des valeurs, parfois des conflits de valeur tout en respectant les lois. Difficile alors de s’y retrouver ! Prendre soin en situation palliative est avant tout l’attention portée à la personne centrée sur sa qualité de vie associée parfois au soin technique. C’est aussi le savoir être du soignant, soutenu par sa personnalité, son histoire avec des principes implicites et parfois confus, encadré par des valeurs collectives (dignité, autonomie, solidarité, justice). Face à ces facteurs qui s’interposent, certains soignants ont parfois des difficultés à s’approprier le soin dans certaines situations particulières. Dans les IFSI, les formateurs enseignent d’emblée l’histoire, les théories, les concepts de façon dogmatique sans laisser véritablement de place au questionnement comme si tout allait de soi. Pourtant les définitions premières qu’en donne le dictionnaire sont explicites, lourdes de sens laissant alors d’emblée la porte ouverte à toute une démarche de réflexion. Enfin, il me parait opportun d’ajouter ce qu’en dit P. Svandra6 , infirmier et docteur en philosophie : «c’est au terme d’un long cheminement que s’est dévoilé à mes yeux la nature profonde du soin. Elle pourrait se résumer par cette formule lapidaire : le soin est l’expression agissante de mon humanité »
LES APPARENCES
« Les gens défigurés ont ceci de particulier qu’on les remarque, qu’on ne voit qu’eux, et que, dans le même temps, on ne les voit pas… Je voulais que vous sachiez que, malgré les apparences, je suis resté le même. » 7 Le mot apparence* renvoie à : Aspect (de ce qui apparaît), ce que l’on voit (d’une personne ou d’une chose), manière dont elle se présente Le pluriel les apparences en modifie le sens : La réalité visible, extérieure, en tant qu’inexacte ou trompeuse Le CNRTL (Centre National de Ressources Textuelles et Lexicales) ajoute : Manière dont quelqu’un ou quelque chose se manifeste aux sens. Des synonymes s’en dégagent tels que : aspect, extérieur, tournure, semblant, air, façade, …, visage. Comme beaucoup de personnes, j’accorde de l’importance à mon apparence physique, consciente de son impact. Le corps est surmédiatisé et l’image qu’on nous propose est celle d’un homme et d’une femme au statut idéal tel que le dicte la société. Mais des expressions célèbres qui ont traversé plusieurs siècles nous rappellent parfois à l’ordre : « l’habit ne fait pas le moine » ; « il ne faut pas se fier aux apparences, les apparences sont souvent trompeuses ». Quand on regarde quelqu’un, c’est l’apparence qu’on remarque en premier. On voit d’abord les traits du visage puis l’aspect visible du corps dans son ensemble, qu’il apparaisse nu ou vêtu.
Mais c’est aussi ce qui se donne à voir
C’est un signe, à la fois un mode d’expression pour la personne qui parait et une source d’informations pour celle qui la reçoit. L’apparence corporelle se fait alors image de l’individu. Elle représente la personne aux yeux des autres et s’impose au regard d’autrui. Elle est incontournable. Elle renseigne sur la totalité de l’être physique mais elle peut révéler l’expression de la personnalité de celui qui paraît. Ce qu’on voit objectivement de l’autre c’est d’abord son visage C’est par ce dernier que la communication s’instaure et que l’on rentre en relation. C’est à son visage que va s’adresser mon regard. E. Fiat nous explique que la tradition philosophique voudrait que l’homme ait deux visages : il y a d’abord le visage sur lequel on juge d’emblée puis il y a le visage en tant qu’instance éthique8 . S’exprimant sur France Culture, J. M. Salanski, philosophe spécialiste de E. Levinas, tente de nous expliquer le point de vue ce dernier en parlant de l’accès au visage d’autrui. Chez Lévinas, le visage ne doit pas être compris au sens propre, il dépasse toute description possible : (couleur des yeux, forme du nez,…)9 . « C’est quand vous voyez un nez, des yeux, un front, un menton, et que vous pouvez le décrire, que vous vous tournez vers autrui comme vers un objet. La meilleure manière de regarder autrui, c’est de ne pas connaitre même la couleur de ses yeux. Quand on observe la couleur de ses yeux, on n’est pas en relation avec autrui. La relation avec le visage ne peut être dominée par la perception. Mais ce qui est spécifiquement visage c’est ce qui ne se réduit pas. Or il y a la droiture même du visage, son exposition droite, sans défense. C’est la peau le plus nue qui restera la plus nue, la plus dénuée » Quand Lévinas parle du visage, il va bien au-delà de l’apparence. Il nous explique que le visage nous convoque non pas par le registre de la perception ou de l’impression, mais par sa nudité, son abandon de soi. Il se présente à nous, vulnérable et déclenche une responsabilité irrécusable. « Le visage du prochain me signifie une responsabilité irrécusable précédent tout consentement libre, tout pacte, tout contrat. Il échappe à la représentation. Il est la défection même de la phénoménalité. Non pas parce que trop brutal pour l’apparaître mais parce que en un sens trop faible. Non phénomène parce que moins phénomène. Le dévoilement du visage est nudité, non forme, abandon de soi, vieillissement, mourir. Plus nu que la nudité. Pauvreté. Peau à rides, … » Il nous informe également que selon lui, le sentiment qu’on a devant le visage est double : d’une part autrui est en détresse, sa responsabilité nous incombe ; d’autre part, autrui est un maître d’enseignement, sa parole est à écouter. Il exige qu’on lui réponde et qu’on réponde de lui. L’apparition du visage est un commandement moral, un ordre. Il prend la double signification de la détresse et de l’enseignement. Son existence est un appel à sortir de l’indifférence celui qui regarde. Dans le film « La chambre des officiers » 10, tiré du roman éponyme de M. Dugain, l’identité et la reconnaissance passent par le visage. Un officier est complètement défiguré pendant la Première Guerre Mondiale. Une infirmière va venir en aide à cet homme, va prendre soin de lui. Elle lui dit à travers une phrase : « je vous vois tout entier dans vos yeux ». Elle saisit le regard de cet officier et y perçoit toute son humanité. Au-delà de l’image qu’elle voit de cet homme, elle ne peut ignorer son regard où elle perçoit alors toute sa subjectivité. Que trouve-telle à cet instant ? Une personne derrière ce visage, une humanité. « Son apparition est une épiphanie » 11 . Quand je rentre dans la chambre de Madame L, la vue de son visage me surprend. Après l’avoir fixé quelques secondes, je détourne le regard. La situation est exacerbée par l’odeur. Tous mes sens sont submergés, plus rien d’autre n’existe. Ce que je perçois de la situation me sidère tellement, qu’elle occupe toute la place obstruant l’accès au visage qui commande. Son existence est certes un appel, une convocation destinés à me faire réagir mais je ne le fais pas de la bonne façon. Je les subis quasiment comme une agression qui vient entraver la relation de soin générant un dégoût et une répulsion et m’amenant à fuir. Toutes mes valeurs de soignant sont alors éprouvées, ébranlées. Ce que je vois d’elle objectivement c’est son visage. Tout n’est plus qu’apparence. Je l’enferme dans une pure forme, une image qui est celui de l’expression de sa maladie. Mais ce visage au statut particulier est expressif et ne se laisse pas enfermer dans cette forme. Il laisse percevoir un sujet qui essaie de faire passer consciemment ou inconsciemment un message. Il « déborde » par des attitudes qui laissent deviner quand elle se regarde : un défi (?) face à son altération corporelle, une façon de maintenir son estime de soi ( ?), une tentative de s’ajuster face à sa nouvelle condition corporelle (?). Parallèlement, le détournement de regard, son manque d’envie à communiquer est-il une honte, une fuite, une peur de lire mon effarement, un jugement ? Le corps transformé, déformé, altéré, peut devenir le support d’émotions propres à chacun de ceux qui l’approchent aboutissant à des comportements parfois disproportionnés : tel le dégoût, la répulsion. Le soin n’est-il pas confronté alors aux limites du soignant ?
INTRODUCTION |