BUVAD ET BĀŠAD VERS UN NOUVEAU SUBJONCTIF DE BŪDAN, « ÊTRE »
Qualité essentielle et qualité transitoire
L’opposition que connaissent nombre de langues entre deux verbes « être » a sa source dans l’opposition entre qualité essentielle et qualité transitoire1208. C’est, par exemple, l’autre distinction que fait l’espagnol dans les phrases attributives, mais aussi, et surtout, celle que l’on rencontre en portugais1209 . buvad porterait le caractère essentiel, et bāšad, le transitoire. Prenons garde de ne pas ramener cette opposition inhérent/transitoire à une opposition temporelle. C’est pourtant ce qui a pu conduire Salemann et Shukovski, puis Bahār, à voir dans buv- un présent du verbe būdan et dans bāš- son futur1210. Bahār s’appuie en cela sur l’exemple que nous avons donné en (7). Même si le caractère permanent porté par buv- peut avoir des liens avec un présent gnomique et que le caractère passager de bāš- peut mener parfois à une lecture de futur, cette ancienne lecture présent/futur est inexacte : les textes nous disent le contraire. En (12a) nous avons buvad avec un sens de futur puisque Muhammad n’est pas encore né (comme en (6b) Aïcha n’était pas encore la mère de la fillette), et en (12b) nous avons bāšad avec un sens de présent. De plus, si bāš- était simplement le futur de būdan, pourquoi aurait-on en (12a) le futur analytique x v āhad būd ?
Propositions temporelles et hypothétiques
Cette distinction permanent/transitoire explique aussi qu’après des conjonctions comme agar, « si », et čūn, « quand », on puisse trouver l’un ou l’autre verbe. On aura buv- lorsqu’on se trouve dans un contexte de démarche intellectuelle (le « si » explicatif ou le « quand » d’argumentation), et bāš- avec un « si » hypothétique ou un « quand » accidentel. Ainsi (17) avec un čūn accidentel – « au moment précis où il est dans une cuvette » – est à comparer avec (13a) où le « quand » introduit une implication logique – « quand il s’agit d’une femelle ». Ceci éclaire aussi le nabāšad de (3a) : « à chaque fois qu’il n’y a pas de pain », opposé au buvad de (9a) : « dans le cas où la qualité inhérente de l’humeur du foie est d’être très chaude ». Tout cela vient renforcer notre premier constat : bāšad ancre le procès dans une réalité valable seulement à une époque donnée, dans un lieu donné, ou qui le sera dans l’avenir, tandis que buvad est atemporel, décrivant une qualité essentielle, et il est naturellement employé dans les postulats.De même, dans les occurrences où buvad se combine avec le suffixe -ē d’irréel (18a), le verbe porte bien l’idée de permanence, même si paradoxalement celle-ci est niée par cette notion même d’irréel1218 : si la chose avait existé, elle aurait été permanente et non transitoire, l’adverbe dā’im, « continuellement », est là pour le confirmer. A l’inverse, le bāšamē de (18b) fait référence à une attitude particulière que l’énonciateur a observée en rendant la justice1219 .
Forme marquée, forme non marquée
On pourrait également penser que dans certaines occurrences, buv- embrasse les trois repères temporels, passé/présent/futur, par la valeur de permanence qui est la sienne1220. Ainsi en (7), ici reproduit en (19), būd-ast et bāšad gloseraient buvad : « être pour toujours » (buvad) équivaut à la fois à « être dans le passé » (būd-ast) et « être dans l’avenir » (bāšad), quand bien même cet avenir serait censé perdurer tā āngāh ki jahān siparī šavad, « jusqu’à ce que le monde s’achève ». S’il s’était agi d’une formulation du type passé/présent/futur, on comprendrait moins l’ordre choisi. On peut comparer cette occurrence (19) au vers 38 de la Théogonie d’Hésiode : τά τ’ ἐόντα τά τ’ ἐσσόμενα πρό τ’ ἐόντα, « ce qui est, ce qui sera, ce qui était ». On a expliqué la différence entre ce vers et le vers 32 privé de ἐόντα, « ce qui est », par le fait que les Muses du vers 38 possèdent justement une connaissance inhérente, qu’elles jouissent d’un savoir universel, précisément exprimé par ce présent ἐόντα, que le poète parlant en son propre nom au vers 32, lui, ne possède pas. Le buvad de l’occurrence (19) serait à būd-ast et à bāšad ce que le τά τ’ ἐόντα d’Hésiode est à πρό τ’ ἐόντα et τά τ’ ἐσσόμενα. (19) ‘ādat-i karīm-i ēšān xv ad īn buvad va īn būd-ast va hamīn bāšad tā āngāh ki jahān siparī šavad « c’est leur noble coutume, cela (l’)a été et cela (le) sera jusqu’à ce que le monde s’achève »