Publics et contenus dans le web des individus
En ligne comme hors ligne, l’activité des individus est rythmée par leurs sociabilités. Les interactions amènent chacun à prendre la parole, de manière renouvelée, dans des situations multiples. Discuter, débattre, écouter sont des activités sociales qui se reproduisent ponctuellement à chaque rencontre et s’accumulent dans le temps long d’une relation. Les interactions se saisissent des actualités pour alimenter les sociabilités rémanentes. Un évènement sportif ou politique occupe ainsi suffisamment l’espace médiatique pour être mobilisé dans une discussion, que celle-ci s’établisse avec des connaissances professionnelles ou avec des amis de longue date, au café du coin ou au déjeuner dominical en famille. L’actualisation régulière de l’information et la fonction d’agenda des médias permettent aux individus d’avoir à portée de main un contenu commun à discuter. Réciproquement comme indiqué en introduction, les sociabilités sont aussi l’occasion de renégocier la réception d’un contenu : discuter de l’émission télé de la veille permet de revisiter sa perception du contenu et son opinion à l’aune de ses relations (Boullier, 2004). Apprécier une personne qui apprécie un programme incite à apprécier le programme … Ou du moins si ce chemin n’est pas aussi direct, cette perspective donne une nouvelle prise pour se former une opinion sur ledit programme (Katz, Liebes, 1990). L’information et la sociabilité s’entremêlent donc : les sociabilités puisent de la matière à discuter dans les informations ; les informations s’adossent aux sociabilités pour accompagner la réception. En ligne, ce mélange est d’autant plus explicite que le web des documents cohabite avec le web des individus. Il n’y a pas que des documents en ligne, mais aussi des profils, des comptes mails, des sessions de chats, des pages de discussion. Le web des individus met en œuvre les interactions des internautes dans des outils de communication, que ce soit à travers un blog permettant de s’exprimer individuellement en public ou dans des chats qui formalisent les tours de parole entre deux profils. Internet renouvelle les pratiques 1 « It’s not information overloaded. It’s Filter Failure.” Web 2.0 Expo. New York, 18/09/2008. Cité dans Mesguich, 2012: 26. Publics et contenus dans le web des individus médiatiques et les pratiques interactionnelles en les imbriquant dans un même support. Les deux activités se remodèlent chacune en se déplaçant en ligne et se reforment l’une avec l’autre : le web des documents a besoin des sociabilités pour que les internautes explorent le web ; le web des interactions fait naître des nouvelles formes d’expression et d’interactions qui se nourrissent des documents numériques. Il faut donc faire un détour par le web des individus, pour étudier le cadre des interactions dans lequel les documents numériques peuvent être mobilisés et pour envisager que les dispositifs de conversation en ligne proposent de nouvelles modalités d’exploration du web. Les outils d’interactions en ligne ont deux particularités par rapport aux précédents outils de communication : (1) ils ouvrent des formes de prise de parole hétéroclites dans des logiques expressivistes, par exemple l’internaute peut s’exprimer avec un lien vers une musique ou un like, et non plus seulement avec des mots ; (2) ils créent une indétermination des participants à l’interaction, puisque les conversations peuvent se lancer entre inconnus, se renouveler avec la prise de parole d’un lecteur, se dérouler aux vues d’autres même si l’interaction se déroule entre deux profils. Il faut donc partir des outils numériques d’expression pour décrire la manière dont les dispositifs encadrent les interactions en ligne en établissant un public. Dans un premier temps, la perspective historique sera reprise pour retracer les générations de services d’expression en ligne, afin de montrer que la prise de parole se démocratise sur Internet à la condition qu’elle s’adresse à un public resserré de personnes connues. La description sociotechnique de Facebook permettra, dans un second temps, d’observer l’équilibre que le dispositif crée en mêlant les contenus et les sociabilités. La conclusion permettra de revenir sur l’ordre et l’accès au web, pour inscrire le partage d’information comme une interaction permettant d’actualiser les contenus dans cet espace.
Des forums aux réseaux sociaux, généraliser l’expression en resserrant le public des interactions
Originellement, le réseau est né lorsqu’un protocole de communication a fait circuler un message entre deux machines informatiques, grâce à une architecture de transfert de données. De ce message fondateur aux millions de tweets quotidiennement postés aujourd’hui, les outils d’expression numérique ont évolué tant par les services proposés que par les usages pratiqués. Mais les interactions restent une des principales motivations pour s’abonner à Internet : « envoyer et recevoir des mails » est l’usage le plus répandu de l’ordinateur connecté1 et constitue l’argument principal pour s’équiper dans les foyers populaires. Pour décrire les dispositifs de communication dans le web des individus, trois éléments doivent être fixés. Tout d’abord la création d’un compte amène à décliner une identité. Réelle ou fictive, basée sur l’état civil ou sur un rêve, unique ou multiple, l’identité numérique est construite. Les travaux de recherche montrent que, dès le Minitel et dans tous les services qui lui ont succédé, l’identité en ligne résulte d’une stratégie (Jouët, 1989 ; Béliard, 2009). Les pseudos, les profils, les avatars sont choisis par les internautes en fonction de l’expression que ces identités vont porter et des interactions dans lesquelles elles seront impliquées. Les artefacts techniques contribuent nécessairement à la production de cette identité, par exemple les services orientent l’internaute sur une identité réelle, un pseudo anonyme, ou un avatar enrichi d’images et citations2 . Une fois son identité construite, l’internaute l’engage avec des signaux qui le mettent en visibilité dans le web des individus (Cardon, 2008). L’expression relève à son tour d’une construction et s’appuie sur les artefacts du web relationnel. Dominique Cardon identifie cinq stratégies idéal-typiques de mise en visibilité, du paravent à la lanterna magica en passant par le clair-obscur, le post-it et le phare. Ces tons de l’expression s’appuient sur la réalité du profil et la description continue ou ponctuelle du soi, ce que le chercheur décrit comme une tension entre l’expression de l’être et l’expression par le faire. Dans toute interaction, un individu peut parler de lui ou d’un objet public. La suite de cette étude montrera que les dispositifs en ligne simplifient cette expression instrumentée grâce aux documents numériques. Ces éléments d’identité et d’expression s’associent dans les cadres d’interactions, où un public projeté ou réel est formalisé. La prise de parole en ligne cible un public immatériel et imaginé par l’internaute qui s’exprime, mais ce public est aussi créé par le dispositif. Celui-ci peut ouvrir à tous ou fermer à certains la visibilité du message ; il peut matérialiser le public par des commentaires ou par des indicateurs. Les dispositifs contribuent à former le public « possible » de l’expression et rendent visible un certain public dans des artefacts. Les services d’interactions combinent donc des fonctionnalités autour de l’identité, de l’expression, et du public de cette expression. On peut souligner deux aspects en amont de la perspective à venir. D’abord, le mail lui-même, aussi basique soit-il, introduit des artefacts permettant de cibler un public plastique. Un mail peut être destiné à une 1 Voir les rapports du CREDOC sur l’usage des technologies numériques en France. Dans le rapport de 2012 (http://www.credoc.fr/pdf/Sou/Credoc_DiffusiondesTIC_2012.pdf, consulté le 23/04/2012), l’utilisation des mails est tellement implicite que l’indicateur n’est même plus étudié en propre. 2 Par exemple, le mail proposé par un FAI est basé sur l’identité réelle du client alors que sur les services pionniers comme Hotmail, Caramail, Yahoo ! etc., chacun rivalisait d’inventivité pour trouver un mail unique, drôle, et incompréhensible pour des non-initiés. Les espaces de forum comme Doctissimo permettent de distinguer l’identité du profil et le pseudo qui sera affiché dans les échanges, alors que les réseaux sociaux numériques comme Gmail et Facebook imposent dans leurs conditions générales d’utilisation que le compte de l’internaute soit son identité civile. personne ou plusieurs personnes, celui ou ceux-ci formant un public « premier ». Le champ « cc » permet de cibler un public « secondaire » et introduit une hiérarchie entre les destinataires. La possibilité de transférer un mail à d’autres implémente le multi-stepflow et crée un public « second ». Définir le public de l’expression est donc outillé par le dispositif mais réalisé par l’internaute par son usage et son expression. Ensuite, les dispositifs d’interactions médiées sont multiples et leurs utilisations se cumulent : les chats synchronisés transposent à l’écrit des conversations rapides et traditionnellement éphémères ; les listes de discussion ouvertes ou fermées visent à créer des communautés qui ne se seraient pas rencontrées sans le réseau ; les forums entremêlent des formes d’expression et de discussion autour de fils thématiques ; et la liste parait sans fin … chaque internaute peut, dans l’absolu, choisir l’un ou l’autre (ou plusieurs) de ces services en fonction de la situation qui l’amène à interagir. Les dispositifs numériques permettent aux utilisateurs de pour choisir tel outil ou tel artefact en fonction des différents cadres d’interaction dans lesquels ils s’expriment. Les usages évoluent en suivant deux tendances, soutenus par les dispositifs : faciliter l’expression et cibler le public. Faciliter l’expression repose sur une standardisation et une simplification des outils de publication. C’est ce que l’on a pu observer dans la transition des filter blogs à Delicious, et le même courant s’observe des pages personnelles à Facebook. Cibler le public permet de s’exprimer dans un cadre ne nécessitant pas forcément de compétences locutoires. En effet, tout le monde n’ambitionne pas de s’adresser à tout le monde, ou de s’exprimer en « public ». Le web ouvert des débuts était certes un espace d’expression idéal pour les pionniers, actifs, technophiles, et forts de leurs compétences expressives. Mais la démocratisation des dispositifs d’interaction en ligne touche des usagers potentiellement moins à l’aise avec l’expression publique. Elle va donc de pair avec une limitation des publics ciblés par la prise de parole en ligne, quand bien même la visibilité de l’expression est en réalité plus complexe. L’histoire du web des individus se déroule comme si les outils d’interactions en ligne se développaient en rendant myope, c’est-à-dire en permettant à l’internaute d’observer clairement les interlocuteurs proches de lui mais en laissant dans le flou les publics plus lointains. Pour limiter l’étude, les services présentés dans cette chronologie du web des individus sont ceux qui rendent publique l’interaction . Nous allons donc voir comment les internautes utilisent les outils d’interaction en ligne, c’est-à-dire déclinent une identité, une expression et un public, en se focalisant au fur et à mesure de la démocratisation du web sur une cible correspondant à un public connu. 1 Ceci afin d’ancrer la perspective historique dans les outils web, et non pas dans les dispositifs de correspondances comme les lettres privées.
Forums : interagir avec des personnes « re-connues »
Aux commencements des interactions publiques en ligne, il y avait des forums et des listes. Ces espaces permettent de décrire les premières articulations des trois éléments des dispositifs d’interaction en ligne. Comme le web des documents enrichit les métainformations sur les contenus, le web des individus a très vite enrichit les profils de métainformations sur l’internaute : l’aïeul des forums, Usenet, qualifiait un contributeur avec le nombre de ses contributions (Paloques-Berges, 2012). Depuis Usenet et dans tous les services qui suivront, les dispositifs du web construisent la fiche profil d’un internaute en mixant les informations qui sont données et élaborées par l’internaute (pseudo, avatar, centres d’intérêt, etc.) et celles qui sont calculées par le service à partir de l’activité de l’internaute (nombre de contributions antérieures, date de la dernière connexion, badge de performance sur l’activité, etc.). Les services dessinent donc les identités à partir d’éléments choisis par l’internaute et des fragments de son activité. Les travaux de recherche convergent sur le constat que, dans le grand monde du web, les interactions publiques ne se font en fait pas entre inconnus. Que ce soit dans le Usenet « SF-lovers » (fans de science-fiction), dans les communautés des « axiens » (utilisateurs du service de rencontre Axe) sur le Minitel, sur les forums d’entre-aide technique sur l’accès Internet, ou dans les listes de discussion relayées dans les mails, les contributeurs s’identifient les uns les autres au fur et à mesure des interactions (Jouet, 1989 ; PaloquesBerges, 2012 ; Beaudouin et Velkovska, 1999 ; Akrich, 2012). La « re »-connaissance et l’appréciation d’un contributeur d’un forum s’élabore au fur et à mesure de sa participation, plus qu’avec l’exploration ponctuelle de son profil . Les participants aux espaces relationnels du début du web peuvent ainsi être qualifiés de « re »-connus plutôt que d’inconnus : les internautes-auteurs se reconnaissent les uns les autres et sont reconnus par les internautes-lecteurs au fur et à mesure de la fréquentation de ces espaces. Les interactions en ligne ne restent pas longtemps vierges de toute relation, et cette relation contribue à évaluer un contenu par le prisme de son auteur. Par ailleurs, dans leur étude d’un forum d’entre-aide technique, Valérie Beaudouin et Julia Velkovska montrent que les contributeurs réguliers du forum sont très peu nombreux par rapport aux contributeurs occasionnels ou même aux simples lecteurs : la part d’actifs d’un forum public est particulièrement faible au regard du volume d’inactifs. Cette concentration de la prise de parole par un petit nombre d’internautes se retrouve dans de nombreuses situations en ligne, que ce soit dans les commentaires des articles de presse, les critiques de films, ou d’autres espaces pensés et voulus participatifs. On peut expliquer cette concentration par l’hypothèse que, dans ces situations, l’expression est . publique, et qu’elle relève donc de compétences et motivations spécifiques . Les travaux sur les courriers des lecteurs (Boltanski, 1984) ou les émissions de libre antenne (Cardon, 1995) montrent que cette expression dans l’espace public s’appuie sur de compétences notamment expressives. Les dispositifs techniques ont beau faciliter la prise de parole dans ces espaces d’expression, cet acte reste plus facilement entrepris par les individus dotés d’un certain capital intellectuel. Ainsi, les forums et des listes de discussion ouvrent originellement la prise de parole à tous, mais seuls des contributeurs « compétents » se saisissent de ces outils. Le caractère « public » de l’expression dans ces espaces, même relativisé par la surabondance de contenus en ligne, empêche le grand public d’y prendre la parole.
Les pages personnelles et les blogs, à destination « d’in-connus » ?
En poursuivant l’histoire du web, il est intéressant d’observer le virage relationnel2 pris par les sites et les pages du web des documents : une partie de ces contenus s’est muée en blog. Les pratiques de blogging vont toucher des contributeurs différents des participants aux forums et listes, grâce au rétrécissement des publics de cette expression. Pour montrer les artefacts de ce ciblage, il convient de repartir des pages personnelles. Les premiers sites du web se débattaient avec leur arborescence, la structure en pages et sous-pages du contenu. Cette structure reproduit l’exploration du contenu par l’internaute, qui clique de répertoire en sous-répertoire. La place centrale de l’arborescence explique que les contenus mis en ligne par les pionniers des pages personnelles soient des contenus d’experts, structurés et hiérarchisés. L’étude menée par Valérie Beaudouin et Christian Licoppe, portant sur une quinzaine de pages personnelles parlant de musique, montre qu’il existe dans ces pratiques plusieurs postures d’auteur. Les chercheurs indiquent que le rapport au contenu intervient dans la construction de la figure de l’internaute-auteur. Par exemple, un « fan » se sent légitime s’il présente un travail érudit et exhaustif, ou s’il développe un propos esthétique basé sur un travail interprétatif (Beaudouin, Licoppe, 2002). A partir de cette posture et de ce contenu, émerge la question du public de la page. Par exemple, l’audience agrégée dans les compteurs de pages vues est décrite comme une mise à l’épreuve du site et de son auteur : « La rencontre avec l’audience électronique est pour le créateur une mise à l’épreuve du site, de sa passion et de soi » (Beaudouin, Licoppe, 2002 : 33). Les platesformes de pages personnelles proposent plusieurs outils, comme les pages « contact » ou les livres d’or, pour permettre différents registres d’interaction avec le public. L’enjeu est alors de ne pas réduire le public à un compteur mais aussi de créer une sociabilité autour du contenu de la page et de la passion de l’auteur. Ces internautes-auteurs de pages personnelles doivent donc coordonner leur projet avec leur public, quitte à ce que les. deux composantes évoluent dans le temps. Un projet de contenu élitiste se coordonne avec une audience relativement faible, et l’augmentation de l’audience conduit à rendre le site plus accessible. A ce stade, le public des pages personnelles reste toutefois très flou, et on peut parler d’un public projeté d’ « in »-connus. Les blogs se développent dans le tournant des années 2000 notamment grâce à la stabilisation du format de publication dans des plates-formes d’édition comme Blogger (Siles, 2011). Le format généralisé résout le problème des nouveautés, en affichant par défaut des billets dans un ordre ante-chronologique plutôt qu’au bout d’une arborescence. L’expression personnelle s’inscrit alors dans une temporalité, les anciens billets sont enfouies sous les nouveaux sans qu’ils ne soient nécessaires de négocier la place de chacun dans une arborescence exhaustive. Les éditeurs de contenus institutionnalisent aussi à cette période les champs « commentaire » sous les billets : en imbriquant les artefacts d’interaction dans les outils de publication, les blogs révèlent un public à l’auteur, les commentateurs.