Publicité et fiction : de l’appropriation narrative à
l’hybridation de genres : fake ads et brand content
Marques et médias : Une confusion des genres généralisée ?
L’hybridation ou la confusion des genres implique une dialectique entre deux champs qui convergent vers un but commun : participer d’un récit qui favoriserait la réception d’un discours. L’archéologie de la notion traduit la trajectoire d’un processus globalisé – et globalisant – qui s’inscrirait dans des logiques communicationnelles contemporaines.
Vers une publicité de divertissement
De société du spectacle à société de divertissement , la publicité s’empare du dispositif 18 médiatique pour amorcer son processus de dépublicitarisation. Les civilisations antiques et médiévales partageaient deux conceptions divergentes du divertissement. D’un côté, il y avait le bon divertissement – ou oisiveté dynamique -, qui était considérée comme une vertu positive dans la mesure où son but, sa vertu, était de permettre de mieux travailler. {…} De l’autre côté, il y avait le mauvais divertissement, soit une oisiveté diabolique. {…} Plus proche de nous, dans les traditions populaires allemandes, italiennes, scandinaves, on appelle l’oisiveté l’oreiller du diable; si on occupe son cerveau et son corps, on évite de sombrer dans les péchés capitaux. Le divertissement, selon Pascal s’inscrit dans cette perspective : l’homme se protège du désespoir et de l’appel du divin dans le jeu social sous toutes ses formes. Le divertissement selon Debord également, pour qui nous ne sommes que des pantins manipulés que le spectacle de la consommation abrutit. En somme se divertir est un danger existentiel. 19 Si la tradition observe le divertissement comme un danger pour l’esprit, elle lui reconnait néanmoins une nécessité : celle d’aérer l’esprit pour en améliorer les performances. Le divertissement est intrinsèquement lié à une culture sociale. Il en est à la fois l’échappatoire et le simulacre, la représentation et l’exclusion. Si le schéma de la modernité a désigné le modèle « esthésique » de la stimulation permanente, il liait celui-ci à la notion de société de spectacle. Il apparait néanmoins que la société ait opéré un basculement, de société du spectacle à société du divertissement. Ce basculement se répercute directement sur la publicité. En effet, on observe dans le champ des marques, une stratégie qui repose sur le « 360 » : il s’agit d’investir l’univers sémiotique de l’audience en la stimulant par un ensemble de points de contact qui favorisera la réception du message publicitaire. 20 Ce principe nous renvoie à plusieurs notions : celle du panoptisme , d’abord, qui se 21 dissout dans le marketing selon le concept de viralisation. Plus récemment la notion de crossmedia ou transmedia qui appelle à une diversification des canaux. La notion est évoquée pour la première fois par Gilles Lipovetsky. 18 Gael Clouzart, « Préambule », Entertainement, toc, toc, toc, qui est là ? in: Influencia. Numéro 22. Septembre, 19 Octobre, Novembre 2017. Les « touch points » de Seth Godin. 20 Michel Foucault, Surveiller et punir, Paris, Gallimard, 1975, p. 228. 21 20 Ces deux notions convoquent une volonté commune : celle d’établir la marque – et son pouvoir – par une présence pandémique. On caractérise vulgairement cette présence par le terme de « matraquage » qui consiste à répéter un message dans le temps et l’espace afin de l’implanter profondément dans le cerveau des consommateurs. Autrement dit, les stratégies publicitaires reposent globalement sur une redondance du message qui s’opère désormais de manière multicanale. L’agence de communication Lagardère Active définit ainsi le cross-media comme « la mise en réseau d’opérations spéciales dont la vocation est d’apporter au client (c’est-à-dire à la marque) une réponse globale la plus ajustée et la plus différenciante que nous puissions lui faire au cœur de nos marques media et hors-media. » Ici, c’est le terme de mise en réseau 22 qui intéresse en ce qu’il fait référence à la multiplicité des canaux sur lesquelles s’établissent les marques media mentionnées ultérieurement. La question de l’accès est aujourd’hui de première importance. La révolution numérique fait converger toutes les formes de technologies de la communication dans des réseaux de communication intégrés. Une part croissante de la communication des individus et des entreprises passe par ces réseaux électroniques, ce qui en fait des moyens de survie indispensables dans un monde largement interconnecté. […] C’est notre capacité même d’entrer en contact avec nos semblables, de nouer des échanges commerciaux, de former des communautés d’intérêt et de produire le sens de notre existence qui passe désormais de plus en plus par ces nouvelles formes de communication électronique. 23 La communication électronique participe de l’essor du divertissement : s’il dépendait initialement de dispositifs rigides tels que la télévision ou encore la radio, la révolution numérique a permis une multiplicité des contenus et des supports, avec pour conséquence, une offre de divertissement qui excède le permanent, en ce qu’elle semble aussi illimitée dans le temps qu’elle l’est dans l’espace. Le marché publicitaire agit tout à la fois sur l’existence du média, l’existence de la rubrique ou du programme audiovisuel, le format et le contenu. 24 La survie d’un média dépend essentiellement de ses financements et de la vente d’espace publicitaire. Pour autant, les mutations de la publicité ne sont pas conséquentes au média, 22 http://www.lagardere-pub.com/cross_media/accueil_cross_media Jeremy Rifkin, La troisième révolution industrielle, LLL Editions, Coll. Liens qui libèrent, 2012, p. 78. 23 Karine Berthelot-Guiet, Caroline de Montety et Valérie Patrin-Leclère, « Les métamorphoses de la 24 communication des marques et des médias » Dossier de textes scientifiques, op. cit. 21 mais bien à une mutation sociale qui repose sur la multiplication de l’offre numérique et génère une demande de divertissement permanente. Produire du divertissement augmente la captation d’une marque. Non seulement la médiatisation d’un annonceur enrichit son identité et sa culture de marque, mais elle limite l’espace de ses concurrents sur un support dédié à sa seule communication. La publicité joue un rôle important dans les métamorphoses médiatiques actuelles. De nombreux médias sont conçus comme des supports publicitaires et certains sont même pensés pour accueillir la publicité. {…} Il ne s’agit pourtant pas de mesurer la publicité dans les médias-supports, d’analyser les formes qu’elle prend, de pointer le développement des formes publi-rédactionnelles. Il s’agit plus largement de saisir dans certaines de leurs manifestations les logiques publicitaires, les modes de pensée qui les accompagnent et qu’elles favorisent, les types de productions qu’elles engendrent ou auxquels elles participent. 25 Lorsque l’on aborde la question de la confusion des genres dans la publicité, c’est d’abord la notion de marque-média qui affleure. En effet, la marque tend à générer divers types de productions : du magazine au documentaire, c’est sur ensemble de genres médiatiques que tend à se déployer la publicité. Cette observation fait lien avec la notion de cross-media qui implique une surexposition du media et ainsi, de la marque qui en est à l’origine. Il convient de mentionner que la publicité ne s’approprie pas uniquement le genre médiatique par lequel elle communique, elle tente subtilement de s’y implanter. Elle se fond dans la masse des productions, comme un élément intrinsèque du paysage. Cette métamorphose implique donc une extension de la marque par le média qui s’intègre dans une logique de « visibilité discrète ». 26 En effet, si le divertissement est un jeu social, il est un échappatoire de l’esprit qui anéantit toute forme de réflexion. Ainsi, lorsque Debord qualifie l’audience de « pantins manipulés que le spectacle de la consommation abrutit » il rappelle la visée première d’une stratégie de divertissement : celle de faire oublier au consommateur les logiques publicitaires qui animent les médias de marque. Karine Berthelot-Guiet, Caroline de Montety et Valérie Patrin-Leclère, « Les métamorphoses de la 25 communication des marques et des médias » Dossier de textes scientifiques, op. cit. Notion établie par Caroline de Montety. 26 22 Il y a beaucoup de façons de parler de la télévision. Mais dans une perspective business, soyons réalistes : à la base, le métier de TF1, c’est d’aider Coca-Cola, par exemple, à vendre un produit. Or pour qu’un message publicitaire soit perçu, il faut que le cerveau du téléspectateur soit disponible. Nos émissions ont pour vocation de le rendre disponible : c’est-à-dire, le divertir, le détendre pour le préparer entre deux messages. Ce que nous vendons à Coca-Cola, c’est du temps de cerveau humain disponible.27 Cette formule de Patrick le Lay, PDG du groupe TF1, identifie le divertissement comme un outil marketing, qui favoriserait la réception d’un message publicitaire. Comme évoqué par Valérie Patrin-Leclère dans une étude consacrée aux liens entre 28 productions médiatiques et logiques publicitaires, la formule est « révélatrice de la place de la publicité dans les métamorphoses médiatiques » quand sa médiatisation est « révélatrice du rapport problématique des professionnels des médias à la publicité ». Le divertissement et la place qu’il occupe dans les médias serait directement lié aux besoins des annonceurs. Il est un cheval de Troie qui répond d’un marché et non d’un besoin. Ainsi la création de médias de marque et la production ciblée d’un divertissement publicitaire ne reposerait que sur une évolution stratégique des logiques publicitaires : réduire les coûts financiers liés à l’achat d’espace publicitaire par la création d’un espace dédié et détenu par un annonceur unique, enrichir sa culture de marque en s’identifiant comme acteur du divertissement, installer la marque dans un dispositif social. C’est par le divertissement que la marque s’impose dans un imaginaire collectif : c’est par cet imaginaire collectif que s’établit une love brand. Oasis et sa télé-réalité composés de personnages-produits, Apple et l’acquisition de programmes de flux tels que Carpool Karaoke, Coca-Cola et sa tournée de festivals musicaux, Nutella et son feuilleton familial forment des exemples de l’efficacité – et de la nécessité – du divertissement dans l’établissement d’une culture de marque et plus largement, dans l’établissement d’une marque au sein de la culture. Valérie Patrin-Leclère cite Patrick Lelay dans « Médias et publicité, l’impossible débat ? »in : Communication 27 & langages, n°143, Mars 2005. Valérie Patrin-Leclère, « Médias et publicité, l’impossible débat ? »in : Communication & langages, n°143, 28 Mars 2005.
Médias et storytelling : un phénomène de publicitarisation ordinaire
Si le divertissement est intrinsèquement lié à l’histoire de la publicité, c’est aussi parce que les marques sont à l’origine de certaines formes de divertissement. En effet, une production médiatique est façonnée par un contexte économique : la financiarisation est la condition sine qua non d’une œuvre et de sa diffusion. Toutefois, si la télévision, la radio et internet sont conditionnés par un marché et ainsi, par un financement qui provient souvent de l’annonceur, le cinéma échappe à cette logique de double marché et ainsi à une stéréotypie du spectacle qu’il propose. Il convient d’aborder la question de a confusion de genres au travers de l’hybridation observée entre cinéma et séries TV. S’interrogeant ainsi sur les rapports entre cinéma et séries télévisées – unis par des influences réciproques, tout en demeurant concurrents – on pourra se demander si les séries produites par Netflix ou Amazon Prime sont encore de la télévision. Mais, aussi, comment il convient d’aborder des franchises qui, telles celles qui reposent sur le Marvel Universe ou la « galaxie lointaine, très lointaine » de Star Wars, comprennent des œuvres à la fois cinématographiques et télévisuelles. Car ce processus d’adaptation, qui n’est pas à sens unique, comme on l’a dit, modifie profondément la réception des fictions en question, engendrant des effets nouveaux (attachement, appropriation, voire addiction). Comment les adaptations sérielles modifient-elles la notion même d’auteur, et ce, surtout, lorsque de plus en plus de réalisateurs naviguent entre plusieurs médias, à l’instar de Martin Scorsese, Gus Van Sant, de Joss Whedon ou J. J. Abrams ? 29 Le modèle HBO a fondamentalement transformé l’ethos des séries télévisées : il participe d’un renouvellement de la série moderne qui adapte la narration et l’esthétique du cinéma à un modèle sériel. Benjamin Campion fait d’ailleurs mention d’un « marketing des beaux-arts » 30 qui manifeste un glissement de la télévision commerciale vers un art télévisuel. Ici, on évoque Netflix et Amazon Prime qui ne relèvent plus d’un financement publicitaire – et dont les productions ne sont ainsi plus façonnées par l’annonceur – en ce qu’il s’agit de plateformes qui reposent sur un modèle financé par l’abonnement. Le cas de Netflix est cependant différent du cas Amazon Prime. Si le premier est essentiellement dépendant du Marc Escola, « Séries TV & adaptations : Hybridation, recyclage et croisements sémiotiques », in : Fabula, 6 29 mars 2017. https://www.fabula.org/actualites/series-tv-adaptations-hybridation-recyclage-et-croisementssemiotiques_77666.php [consulté le 15 février 2019]. Benjamin Campion, Le concept HBO : Elever la série télévisée au rang d’art, op. cit. p. 28. 30 24 consommateur, le second s’apparente à un média de marque en ce que la plateforme est une extension du groupe Amazon. Le terme de série télévisée renvoie à la fois à un imaginaire de fiction et à un support unique – la télévision – qui n’est désormais plus le canal de diffusion privilégié de la série. En effet, les modes de consommation et de diffusion de la série télévisée ont profondément altéré le marché télévisuel et de facto les rapports entre fiction et annonceur. On pourra aussi s’intéresser aux liens qui unissent esthétique sérielle et esthétique cinématographique, ainsi qu’au jeu que cela suppose entre conventions et innovations, en termes de construction et de déconstruction des personnages ou des procédés de narration. On pourra s’attarder également sur la façon dont l’adaptation à la télévision de longs métrages appartenant aux « mauvais genres » modifie la réception de ces derniers en élargissant considérablement leur public (polar, western, science-fiction, horreur). On pourra étudier la manière dont la série, aux enjeux économiques très forts, peut aussi être une simple mercatique et relancer des scénarios qui étaient tombés en désuétude (ce qui suppose, au demeurant, de faire le départ entre séries des networks, du câble, et des sites de VOD). 31 Si la fiction sérielle renouvelle sa narration à partir d’un modèle cinématographique, le cinéma intègre réciproquement un modèle de narration sérielle. Celui-ci s’inscrit par ailleurs dans une logique mercantile qui tend à étendre le succès et les bénéfices d’un film ou d’une franchise (dont les films Marvel, Star Wars ou encore Disney illustrent la redondance). Ainsi, on observe une hybridation des genres cinématographique et télévisuels qui relèvent d’une métamorphose de la série télévisée et de l’oeuvre cinématographique. Si la première relève d’une libération de la fiction – celle qui repose sur de nouveaux modes de financement – la seconde repose sur l’intégration de l’annonceur au sein du modèle cinématographique – qui repose lui-même sur une logique publicitaire de création, d’acquisition et de production médiatique. Historiquement, le genre fictionnel repose sur un besoin publicitaire. Au début des années 90, les séries télévisées se multiplient : on produit des oeuvres spécifiques pour fédérer et atteindre un public large. Les annonceurs prédéterminent leur cible et créent un programme Marc Escola, « Séries TV & adaptations : Hybridation, recyclage et croisements sémiotiques », op. cit. 31 25 adapté à l’audience qu’ils souhaitent toucher (On crée le soap opera pour atteindre la 32 ménagère de moins de 50 ans). Le programme est ensuite transmis au diffuseur et troqué contre un temps d’antenne qui représente un espace publicitaire. Si le marché de la fiction participe d’une transformation de ses modèles financiers, la multiplication de ses supports médiatiques implique un renouvellement de ses contenus narratifs. Le renouvellement de la série télévisée qui se détache de ses contraintes de marché pour devenir une œuvre à part entière s’inscrit dans une logique publicitaire traditionnelle qui implique des stratégies novatrices : puisque l’annonceur cherche à masquer la logique publicitaire derrière une logique médiatique, le produit publicitaire – ici, la série télévisée – doit devenir produit médiatique. Cette volonté d’éluder la logique de marque s’additionne avec la métamorphose de la série télévisée vers l’oeuvre cinématographique : la fiction devient un produit. Il existe plusieurs types de séries télévisées : le produit de masse et le produit de luxe. Dans les deux cas, le produit est promu afin d’en booster les ventes et d’en favoriser la consommation. Il apparait que les stratégies publicitaires (celles de masse et celles de luxe) se déploient dans le médiatique : on vend une série télévisée comme on vendrait un savon. De marque-média découle la notion de média-marque : en effet l’hybridation entre fiction et publicité s’opère de manière réciproque. La marque se fait média et s’approprie des stratégies éditoriales qui relèvent de la production de contenus. Le média se fait marque et s’approprie des stratégies publicitaires qui relèvent de la promotion de produits.
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