A l’origine, un triple constat : polymorphie, complexité, liens avec le conflit
C’est en 1999 que nous avons rencontré pour la première fois une personne qui se disait victime de harcèlement moral au travail. Ce fut pour nous le départ de huit années de recherche et d’intervention sur cette question au cours desquelles nous avons réalisé plusieurs centaines d’entretiens individuels, mené une quinzaine d’interventions en organisations, animé plusieurs communautés de pratiques, supervisé et accompagné une trentaine de professionnels, réalisé des expertises judiciaires et publié une dizaine d’articles scientifiques sur le sujet. Toutes ces démarches nous ont conduit à nous questionner profondément sur ce phénomène et ont suscité notre désir d’aller au-delà des visions simplificatrices que l’on propose souvent pour en délimiter les contours, les manifestations et les déterminants. C’est de ce parcours que cette thèse de doctorat va rendre compte.
Notre réflexion s’est construite au départ de trois constats : le caractère polymorphe des situations de harcèlement moral au travail, leur complexité, et le fait qu’elles entretiennent des similitudes étroites avec les situations de conflit les plus graves.
Concernant la polymorphie des situations, nous nous sommes rendu compte que, si toutes les personnes qui s’estiment victimes de harcèlement moral au travail font référence à la même définition de leur problème, les cas présentent toutefois des différences énormes entre eux. Ce constat de la diversité des cas de harcèlement moral recoupe l’observation de plusieurs auteurs. Lhuilier (2005), par exemple, estime que la référence au harcèlement, par le jeu combiné de la métaphore et de la métonymie, permet de condenser les peines et autres mal êtres vécus au travail (p. 128), et Elcheroth (2005) parle d’inflation sémantique faisant du harcèlement moral un fourre-tout des malaises sociaux les plus divers (p. 159). Liefooghe et Mac Kenzie (2001) partagent ce point de vue et y voient là une manière pour les travailleurs en souffrance de se faire mieux entendre. Ainsi, selon ces auteurs, certains travailleurs utilisent aujourd’hui le terme « harcèlement » de manière abusive pour se plaindre des relations employé – employeur dans l’organisation et donner plus d’impact, par l’utilisation de ce terme fortement chargé socialement, à leurs plaintes concernant des difficultés grandissantes au travail (p. 375)
Même si cela ne constitue à nos yeux qu’une partie de l’explication du recours massif à l’expression de « harcèlement moral », il n’en reste pas moins que nous pouvons nous accorder avec tous ces auteurs pour dire qu’elle sert à exprimer des souffrances liées aux relations de travail assez différentes les unes des autres et qui débordent le cadre strict de sa définition.
D’autre part, la complexité des situations que nous avons rencontrées contraste de manière spectaculaire avec le caractère linéaire des définitions qui sont proposées le plus souvent dans la littérature. Présenté généralement comme l’exercice unilatéral d’une violence posée par une personne – le harceleur – à l’encontre d’une autre – le harcelé -, l’étude en profondeur des situations nous montre que le harcèlement recouvre une réalité bien plus complexe. Les comportements des personnes concernées sont souvent ambigus, la distinction des rôles est plus compliquée à opérer qu’il n’y paraît a priori, des processus relationnels divers s’entremêlent, et l’environnement – collègues, hiérarchie, direction, mais aussi organisation du travail, culture de l’entreprise, process de production, règles institutionnelles,… – entretient des rapports complexes avec la relation interpersonnelle de harcèlement. Un constat similaire est posé par Brun et Kedl (2006), qui concluent dans un récent article que le phénomène du harcèlement psychologique est loin d’être simple et qu’il s’agit au contraire de situations complexes (p. 399). Enfin, selon notre expérience et celle d’autres praticiens (Hansez, Faulx & Mahy, n.d.), de nombreuses situations qui sont présentées comme du harcèlement moral au travail revêtent des caractéristiques qui les apparentent aux formes les plus graves de conflit. Nous avions déjà formulé cette observation suite à l’analyse clinique de 184 situations de harcèlement, en concluant que dans les situations de harcèlement moral, nous sommes fréquemment confrontés à une logique que nous appelons « d’hyperconflictualité ». Avec les années et l’enkystement du conflit, chacun des acteurs de l’interaction s’appuie sur un raisonnement qu’il trouve logique et fondé. Il a construit un « univers conflictuel » (…). L’ensemble des acteurs se retrouve happé par le processus et l’ensemble du milieu professionnel finira par se structurer autour de la dynamique conflictuelle (Geuzaine & Faulx, 2003, p. 13). Cette conviction que le harcèlement moral est lié de manière complexe au conflit grave ou hyperconflit, concept dont nous définirons les contours dans l’approche théorique, constitue une hypothèse fondatrice qui nous amènera à intégrer cette question à toutes les étapes de notre travail, qu’il s’agisse de l’approche théorique ou des parties méthodologiques et pratiques.
A la recherche d’un Modèle d’Analyse
De ce triple constat a découlé un besoin que nous avons éprouvé tant lors de nos recherches que dans le cadre des interventions que nous menions : celui de disposer d’un modèle d’analyse nous permettant d’appréhender à la fois le caractère polymorphe, complexe et possiblement (hyper)conflictuel des situations de harcèlement moral au travail. La consultation de la littérature nous a apporté de nombreuses réponses sur les différentes manifestations et déterminants du phénomène, mais n’a répondu que partiellement à ce besoin. Un examen de la manière dont a été abordé le harcèlement moral depuis son émergence scientifique jusqu’à l’époque actuelle apporte un éclairage sur ce constat. De manière générale, le harcèlement moral au travail a d’abord été abordé comme une blind box dont on s’est efforcé d’identifier les entrées et les sorties : des comportements types venant d’un agresseur et des conséquences pour la victime. Par la suite, les chercheurs ont tenté d’identifier des facteurs qui pouvaient conditionner le risque d’apparition du harcèlement moral. Par le biais, la plupart du temps, de méthodes statistiques, ils ont éprouvé des hypothèses de liens entre des facteurs socio-démographiques, organisationnels, groupaux ou encore individuels et l’occurrence du phénomène. La logique est toujours celle de la blind box, mais contextualisée par des facteurs environnants. Bien que les premières recherches se soient, la plupart du temps, focalisées sur un mode d’explication particulier (la personnalité de l’agresseur, les facteurs organisationnels, le fonctionnement groupal, …), quelques auteurs ont alors mis au point des modèles multifactoriels. C’est le cas de Zapf (1999, p. 71), comme on peut le voir dans la figure qui suit.