La gestion des signaux faibles au quotidien
L’individu
L’individu a été ici étudié sous deux aspects des relations qu’il peut avoir avec le risque. Tout d’abord celui individuel essentiellement centré sur ses capacités cognitives à détecter ou non un signal, la perception qu’il peut en avoir. Nous préciserons également dans cette partie les théories de la vigilance et de l’attention qu’il met en œuvre. Ensuite nous élargirons cette perception en replaçant l’individu dans son groupe de travail, et nous nous tournerons vers la psychologie sociale. Nous verrons donc sa position au sein du groupe mais aussi une relation forte qui doit exister pour arriver à une bonne gestion des signaux faibles, l’existence d’une relation de confiance, avant de finir par l’importance de la communication.
Psychologie individuelle et perception des risques
Psychologie cognitive
La psychologie cognitive s’intéresse à l’appréhension qu’a l’individu des informations qu’il perçoit. De la donnée qu’il reçoit jusqu’au traitement qu’il en fait et l’information et les connaissances qu’il en retire. Nous commençons par la psychologie Ambre BRIZON 93 Mines ParisTech cognitive parce qu’elle fait partie des notions mises en jeu dans les trois autres parties, perception, attention/vigilance et gestion individuelle du risque. Comme nous venons de le dire, la psychologie cognitive est liée aux connaissances et donc à la mémoire. Les schémas mentaux que nous mettons en place et les différentes dimensions qui les supportent en sont la base (Cadet, 1998, Amalberti, 2001, Gatot, 2000). Comme le note Gatot (2000) dans sa thèse, la théorie des schémas est particulièrement intéressante pour comprendre les phénomènes de détection et d’interprétation des signaux. Les schémas sont des structures cognitives, pouvant évoluer, permettant à l’individu de classer les données qu’il reçoit, en réalisant des liens avec d’autres informations. Ces schémas sont les outils servant aux différents processus cognitifs. Gatot (2000) les rappelle : – L’assimilation et l’accommodation : ces deux processus sont liés à nos étapes de détection et d’interprétation. Détection de l’anormalité reconnue en tant que telle. Interprétation en fonction des schémas cognitifs et liens qui peuvent être faits afin de comprendre le signal. – Les heuristiques cognitives, des jugements rapides dans des conditions d’incertitude : ces heuristiques permettent de réaliser des inférences non pas logiques mais naturelles ou qualitatives. Elles sont beaucoup plus rapides car plus directes et ne peuvent être reproduites automatiquement actuellement. Leur caractère rapide est un facteur important dans la gestion des signaux faibles. En phase d’interprétation et de communication, si les inférences pour avoir une idée du risque potentiel ne sont pas concluantes rapidement alors il y a fort à parier que le signal reste sans suite. Rappelons ici que nous travaillons sur des signaux faibles, faiblement informatifs ; si son détecteur n’a pas rapidement une idée, il aura d’autres activités à réaliser et ne s’arrêtera pas davantage. Cependant il s’agit d’un aspect fort d’une mauvaise gestion des signaux faibles, c’est pourquoi il est impératif qu’une organisation voulant mettre en place un système de gestion des signaux faibles, en tienne compte et y remédie, par exemple avec la mise en place d’un temps réservé pour l’analyse des signaux préalablement détectés. Ambre BRIZON 94 Mines ParisTech – Les distorsions cognitives : elles permettent d’apporter une conclusion sans avoir nécessairement tous les éléments nécessaires pour la prouver. La encore l’intérêt est leur rapidité. Cependant, elles peuvent trouver leurs limites dans les phases de transmission et de priorisation du signal. Elles devront sans doute être consolidées par d’autres arguments (bouclage sur la phase d’interprétation) avant d’aboutir à une action effective. Pour réaliser ces processus les schémas sont organisés. Cette organisation, propre à chacun, est la résultante des expériences et des connaissances accumulées par l’individu. Cette organisation du stockage, cette catégorisation, est assurée par un prototypage (Gatot, 2000). Cette idée se rapproche de celle de Sperber (2003, 2004) qui définit des domaines. Il identifie trois types de domaines : le domaine propre, celui effectif et le domaine culturel36. Ses travaux antérieurs sur la pertinence sont encore plus intéressants (Sperber et Wilson, 1989). Ils expliquent comment, une fois l’information perçue, l’individu va réaliser des inférences. D’après eux l’investissement dans ces inférences pourra être fonction de la donnée reçue, mais aussi –et surtout- de la manière dont elle est reçue ou de la personne dont elle est originaire. L’individu forme ainsi des hypothèses qu’il cherchera à renforcer en fonction de leur force37. La validation des hypothèses, d’après eux, se fait ensuite par déduction. Ses déductions se font en fonction du savoir mais aussi des croyances. Ils distinguent trois types de règles permettant de réaliser ces déductions :- Les règles triviales : qui s’éloignent un peu de la déduction car elles sont automatiques, elles sont plus proches de l’implication. – Les règles analytiques : déduction en fonction d’une entrée (d’une donnée en entrée). Elles sont nécessaires et suffisantes à la compréhension de l’hypothèse. – Les règles synthétiques : déduction à partir d’une conjonction de plusieurs entrées. Elles sont davantage utilisées pour exploiter que pour véritablement comprendre l’hypothèse. Ces règles sont donc nécessaires à l’individu pour juger de la pertinence de l’information. Il est regrettable que Sperber et Wilson restent dans le descriptif et ne proposent pas de pistes pour améliorer ces capacités de déduction. Nous reviendrons sur leurs travaux dans la partie « 3.1.1.4. Gestion individuelle du risque ». D’autres auteurs ont utilisé le paradigme cognitiviste pour étudier les prises de décisions (Amalberti et al., 1991, 1992, 1995, 2001, Hoc et al., 1994, 1996, Jacques et al., 2007) cependant nous ne pouvons utiliser leurs résultats car les contextes sont trop éloignés à notre sens. Tous ces auteurs ont travaillé sur la crise ou l’urgence. Or dans notre contexte, tout d’abord il ne s’agit pas de situation d’urgence ni de crise mais du travail quotidien, les enjeux ne paraissent pas avoir des conséquences majeures immédiates ; ensuite les acteurs sont des opérateurs sur leurs machines et des responsables, il ne s’agit pas par exemple de pilotes aux commandes d’avion de chasse ; et finalement nos acteurs travaillent en équipe, ils ne sont pas seuls dans leur cockpit. Toutes ses raisons font qu’il nous semble difficile d’exploiter ces résultats. Nous avons présenté le principe global de la cognition, nous allons maintenant voir comment il peut s’appliquer à la perception et la gestion individuelle des risques, mais tout d’abord comment il aide à mieux comprendre les processus de vigilance et d’attention.
Détection du signal : Vigilance vs Attention
La détection du signal est la phase qui se trouve le plus en amont dans notre modèle. Il n’est pas toujours évident de distinguer la détection de l’interprétation d’un signal, c’est pourquoi plutôt que d’opposer la détection à l’interprétation, nous avons fait deux parties sur la détection des signaux et la perception des risques. En amont se trouve également la notion de sensation. Mais cette notion ne fait pas encore explicitement référence à l’objet signal (Cadet, 1998, p.109) car la sensation peut se faire sur des signes non perceptifs. C’est pourquoi nous ne nous attacherons pas au niveau de la sensation et commencerons à la détection du signal. La détection est d’une importance capitale, et en particulier la capacité humaine à détecter (par distinction avec les automates), car elle reste le dernier rempart en cas de défaut des barrières techniques. Concernant la détection, il existe différentes actions permettant de la matérialiser. Nous avons tenté d’étudier les deux processus pouvant selon nous constituer la détection: l’« attention » et la « vigilance ». Certains auteurs parlent également de « surveillance » (Roux, 2006), mais nous rattachons cette action à celle d’attention. La distinction entre l’attention et la vigilance n’est pas toujours chose évidente. Plusieurs auteurs comme Leplat (1968) ou Helton et Warm (2008) soulignent d’ailleurs cette difficulté. Chateauraynaud (1996, 2000, 2003) quant à lui y fait beaucoup référence mais reste peu clair. Et la distinction entre ces deux processus reste encore floue pour certains auteurs (Brion, 2004, Macrae, 2007). Pourtant ces deux processus présentent l’avantage de bien couvrir l’espace de la détection des signaux faibles. Les principales différences que nous pouvons faire entre ces deux processus, sont que le principe d’attention semble plus ancien que celui de vigilance. Ensuite le premier serait davantage lié à une activité psychologique alors que le second serait plutôt lié à sa matérialisation physiologique. Et finalement l’attention est plus resserrée sur un objet particulier alors que la vigilance est plus ouverte, sans idée précise d’une recherche. Avant de préciser notre propos nous souhaitions noter un extrait de Leplat (1968) où il explique cette distinction : « Avec la naissance du behaviorisme, puis de la psychologie de la forme, l’attention a été progressivement éliminée du vocabulaire officiel de la psychologie […]. Après la dernière guerre un autre concept est apparu dont l’emploi a semblé souvent très voisin de celui d’attention, le concept de vigilance.[…] Pour Littré38, l’attention, c’est « l’action de fixer l’esprit sur, de prendre garde à ». Dans la tradition philosophique apparaissent les deux aspects antérieurement signalés, comme en témoigne la définition de Lalande39 : « accroissement de l’activité intellectuelle, soit spontanée, soit volontaire, et direction de celleci sur un objet ou un ensemble d’objets qui, en l’absence de ce phénomène, seraient absents du champ de conscience ou n’en occuperaient qu’une partie minime ». Le terme de vigilance, par contre, ne figure pas dans Lalande, mais il / apparaît dans le vocabulaire de psychologie de Piéron40 où il est intéressant de le voir mis en parallèle avec celui d’attention. Pour Piéron ce dernier mot, du langage commun, « s’applique en psychologie à une orientation mentale élective comportant un accroissement d’efficience dans un certain mode d’activité, avec inhibition des activités concurrentes ». A « Vigilance », on lit : « sous ce nom, Head41i a désigné un degré élevé d’efficience au niveau des coordinations nerveuses involontaires correspondant à l’attention au niveau des processus psychologiques ». Il semble donc que, selon Piéron, la vigilance phénomène physiologique, corresponde à l’attention, phénomène psychologique. […] : attention et vigilance seraient donc les deux faces d’un même phénomène. / […] Attention et vigilance semblent donc être devenus des termes presque synonymes chez les auteurs anglais, le second ayant perdu le sens physiologique qu’il avait à l’origine et s’étant substitué au premier par suite de la répugnance des psychologues à utiliser le mot d’attention. Dans les pages suivantes, on adoptera cette position et on ne distinguera pas tâche et niveau de vigilance de tâche et niveau d’attention. » pp.25-27 Comme nous l’avons dit plus haut, nous retiendrons de cette définition la distinction entre l’attention plutôt « focalisée » sur un objet et la vigilance plutôt « ouverte » sur l’environnement. Théorie de l’attention L’attention signifie une application de l’esprit à quelque chose. Si nous avons trouvé sans trop de difficulté des articles sur la vigilance, cela ne fut pas aussi évident pour l’attention. Comme nous l’avons dit, nous considérons l’attention comme plus focalisée que la vigilance. Nous retiendrons la citation de James (1890) : « Attention is the taking possession of the mind, in clear and vivid form , of one out of what seem several simultaneously possible objects or trains of thoughts. […] It implies withdrawal from some things in order to deal effectively with others. » (pp.403-404), et l’article de Berlyne (1951) qui va également dans ce sens. Nous prenons ces deux articles comme référence, car antérieurs à l’apparition du débat entre vigilance et attention, visiblement apparue au cours des années 1960-1970. Les auteurs que nous avons lus (Weick, 1999, Docquier, 2002, Salvendy, 2006) ont des références allant dans le même sens42 en parlant d’attention fermée, d’attention sélective, d’attention concentrée/focalisée et d’attention divisée. Nous considérerons donc que l’attention correspond à un état où la personne se focalise sur un (des) élément(s) particulier(s) qu’elle cherche à observer. Dans cette idée la recherche de signaux faibles pourra se matérialiser par la forme d’une check-list des signaux d’alerte. Nous employons ici le mot alerte car dans ce cas, la check-list a été établie avec l’idée des risques potentiels pouvant être annoncés. Cette idée constitua une hypothèse forte de la thèse de Kövers (2004). Il réalisa l’une des premières thèses dédiées aux signaux faibles dans le domaine de la chimie. Dans un premier temps Körvers a étudié une partie des cas répertoriés dans la base de données FACTS43 (base de donnée contenant des accidents industriels qui se sont produits essentiellement sur des usines chimiques). De cette base de fiches accident il a extrait un certain nombre de précurseurs récurrents déjà identifiés. Il a ensuite cherché à observer ces précurseurs dans une usine fabriquant des produits insecticides où ces accidents étaient susceptibles de se produire. Pour ce faire il a utilisé un protocole en 7 étapes: 1. Sélection du domaine de recherche 2. Identification des précurseurs (répertoriés dans la base de données FACTS) 3. Hiérarchisation des précurseurs 4. Identification du processus de contrôle défaillant 5. Identification des conditions latentes 6. Identification des barrières de sécurité affectées 7. Déviances finales.