Authenticité et valeur
Sartre a cherché durant toute sa vie à établir les fondements et les bases d’une morale existentielle qui ne se réfère pas à des principes préétablis. Un tel projet semblait voué à l’échec, puisqu’il n’est pas parvenu à nous laisser le livre de morale qu’il nous a promis à la fin du gros volume de 1943. Mais, cette lacune n’a pas empêché des commentateurs comme Francis Jeanson, Simone de Beauvoir et André Gorz de fournir des efforts pour nous proposer des ouvrages de morale1 consacrés à Sartre. On pourrait imaginer que Les Cahiers pour une morale, rédigés quelques années après L’Etre et le Néant et publiés après sa mort, allaient justifier sa conception de morale. Car, l’ouvrage, commençant par une analyse de problème relatif à la morale traditionnelle, consacre un chapitre traitant de l’authenticité qui occuperait une place centrale dans le prochain ouvrage qui tardait trop.
En se référant aux analyses de Marc Lebiez sur ce sujet, et en suivant particulièrement l’attitude de Sartre dans ses engagements politiques, on pourrait dire que si cet ouvrage promis n’a pas été publié par l’auteur, c’est parce que cette morale qui devait compléter L’Etre et le Néant n’a pas pu prendre la forme d’un traité, il « ne pouvait se présenter qu’en acte »2 . En d’autres termes, Les Cahiers pour une morale et ses engagements politiques justifieraient cette morale annoncée à la conclusion de L’Etre et le Néant. Si toute morale est relative à l’engagement, cela implique que le problème de la morale aurait droit de citer dans la philosophie existentielle lorsque la question de la liberté est posée. Notre préoccupation majeure dans ce chapitre n’est pas de définir ce qu’est la morale, mais de comprendre l’attitude du héros et du lâche face aux valeurs. Nous aurons à déterminer ce qu’est un homme authentique chez Sartre.
Dans ses ouvrages postérieurs à L’Etre et le Néant, Sartre revient constamment sur cette idée que l’homme s’apprend et se détermine en partant du monde. Toute entreprise qui peut être menée à son terme, de sa part, doit faire corps aux impératifs qu’il s’est fixé d’avance et les instruments mis en place pour répondre à ces obligations. Bien qu’il ne soit pas responsable de sa situation au monde, du fait qu’il est jeté-au-monde sans justification ni raison, il doit être responsable de sa stricte individualité. C’est ainsi que la notion de liberté posée dans cette philosophie revêt aux yeux de beaucoup de commentateurs un caractère très ambigu : tantôt elle est décrite d’une manière absolue et totale (l’homme de Sartre est libre à chaque instant de choisir son mode de vie), tantôt elle est limitée (car cet homme est libre uniquement dans une situation donnée). C’est donc à travers leurs situations que le héros et le lâche sont condamnés à choisir librement à chaque instant qu’ils agissent dans le monde. Si le lâche était celui qui cherche à fuir sa situation, le héros serait celui qui, acceptant librement sa situation, s’efforce de l’affronter pour le but de la transformer. Sachant qu’il ne pourrait ne pas faire tout ce que bon lui semble dans le monde, du fait qu’il est limité par sa situation, le héros associe sa liberté aux conditions concrètes de son existence.
De ce fait, la condamnation à la liberté est une sorte de paradoxe, puisque quoi que nous fassions, nous faisons toujours un choix dans notre existence. C’est pourquoi la définition de l’homme chez Sartre exclut dès le départ la fermeture de la réalité-humaine dans une formule aboutissant à une essence quelconque. En ce sens, les genres de propositions telles que, les Malgaches sont pacifiques, les Arabes sont des terroristes ou que tel groupe ethnique est ceci ou cela, n’ont pas de place dans cette philosophie. Si l’homme de Sartre est condamné à la liberté, cela implique que même la passivité du lâche est considérée comme un choix. La liberté apparaît donc chez cet homme de Sartre dans une situation dont il est constamment responsable.
En effet, la formule sartrienne selon laquelle « nous sommes condamnés à être libres » constitue le fondement et la base de la morale existentielle. D’ailleurs, conscient de l’ambiguïté d’une telle formule, Sartre revient sur ce sujet dans ses Cahiers pour une morale pour en donner des explications relatives à l’éthique.
L’homme de Sartre, se découvrant à lui-même comme condamné à exister, la réflexion lui permet de créer des valeurs lui permettant de vivre en harmonie avec la nature. Il n’est rien d’autre que ce projet d’être condamné à être ce qu’il n’est pas. Puisque la liberté n’est pas limitée par des règles ou des valeurs préexistantes dans un monde idéal qui s’imposeraient à l’homme, la morale exige par conséquent à chaque pour-soi d’inventer son être à chaque moment de la vie, quelle que soit l’adversité. En ce sens, tout événement qui intervient dans sa vie doit être un nouveau départ pour son existence. Même une maladie incurable, par exemple, » Est une condition à l’intérieur de laquelle l’homme est de nouveau libre et sans excuse. Il a à apprendre la responsabilité de sa maladie ».
A travers ces mots, nous pouvons dire que Sartre dépasse la thèse du refus catégorique du déterminisme développé dans L’Existentialisme est un humaine. Pour lui, même si la nature s’acharne pour imposer à l’homme une condition ou une situation non voulue, il est donc de son devoir « d’assumer ce déterminisme » pour un autre but qu’il se fixera : cela suppose un acte d’engagement et de responsabilité de la part du pour-soi. Dans ce contexte, assumer un déterminisme signifie donc pour l’homme sartrien, changer une situation ou une condition existentielle qui s’impose dans sa vie : tel est le sens de la « Conversion existentielle » chez Sartre. De ce fait, l’authenticité apparaît dès le moment où la réalité humaine s’assume comme l’auteur de ses actes, dès qu’elle se découvre comme fondement de ses valeurs. Pour réaliser ce but, elle doit effectuer un changement radical de sa situation. S’assumer comme libre fondement d’une valeur exige à travers cette valeur la liberté qui la fonde. En fait, pour qu’il y ait authenticité et valeur, il faut que la liberté se prenne ellemême comme fin de tous ses projets. Etant elle-même source de valeur, la liberté se ressaisit comme intention et projet de se fonder, puisqu’elle » Ne peut s’assumer authentiquement comme fondement d’une valeur qu’à condition d’exiger à partir de cette valeur la liberté qui la fonde. »2
Autrement dit, cette valeur vers laquelle la liberté retourne pour se fonder n’est rien d’autre qu’elle-même. D’ailleurs, l’authenticité ne se résume pas par la simple décision de faire un acte, mais plutôt d’être cet acte. A la différence du lâche qui refuse de s’assumer comme l’auteur de ses actes, le héros est authentique, en ce sens qu’il se fixe un objectif dans la vie : dépasser sa situation. Il y a, par conséquent, authenticité lorsque le héros ou le lâche se détermine en fonction des circonstances concrètes, des situations qui se présentent devant lui et les moyens pour accomplir sa mission. Au fait, en suivant l’évolution de la pensée de Sartre dans ses Cahiers pour une morale, nous pouvons dire que la réalité humaine est incontestablement l’auteur de tout événement qui intervient dans son existence, puisque tout ce qu’il lui arrive est sien. Cela implique que partager un chagrin qui afflige quelqu’un est une pure ironie. C’est ici que Sartre s’attaque à l’hypocrisie humaine et dénonce en même temps toute morale qui cherche à convaincre l’homme de se soumettre à l’oppression venant de l’extérieur.
Dans cette perspective, la morale, loin d’être un ensemble de préceptes statiques et immuables, est une réalité mouvante, une véritable existence qui est en perpétuel jaillissement. L’homme moral est celui qui, se projetant à un avenir, crée ses propres valeurs. Une valeur n’est pas un être qui s’impose par sa contingence et sa facticité. Elle est bien un projet à réaliser perpétuellement. En ce sens, une morale concrète ne comporte ni des lois ni des modèles à suivre. Elle est toujours en création selon les situations. Si toute valeur dépend de la situation du pour-soi, cela implique que le refus est possible dans la vie. En ce sens, si dans une armée de milliers d’hommes comme celle de Madagascar, il y a au moins un déserteur (qui n’adhère pas à la prise de pouvoir par quelqu’un), cela prouve que ceux qui ont accepté ce pouvoir ne sont pas des moutons de Panurge, puisqu’ils peuvent ne pas accepter ce pouvoir. De ce fait, l’existentialisme sartrien nous conduit à vouloir dépasser les données, si nobles soient-elles de la tradition pour réfléchir sur les situations concrètes directement. Sans doute, l’homme sartrien est jeté dans un monde qu’il n a pas voulu et se trouve évoluant dans une situation qu’il n’a pas choisie, cependant, il a la possibilité de faire ou de créer ce qu’il estime bon dans sa situation. Etant juge de sa condition d’existence, il est le seul habilité à créer des valeurs. Se profilant à l’horizon du pour-soi, la valeur est identique à cet être du soi que le pour-soi aspire à être incessamment. Ne pouvant se réaliser une fois pour toutes, la valeur est ce dépassement de la conscience vers ses fins. De ce fait, ses relations avec la conscience sont indispensables, car sans la conscience, elle n’aura pas ce privilège d’être absolue. C’est ainsi que faisant corps avec le dépassement du pour-soi, la valeur est posée comme objet de la réflexion. C’est grâce à elle que l’homme sartrien a toutes les possibilités de percer et de récupérer ce qui lui manque.
Elle est donc le compagnon de route de la réflexion pure, c’est-à-dire qu’une fois que la réflexion pure est posée, le problème de la valeur aura droit d’être analysé. Vue sous cet angle, la valeur ne peut pas être un objet quelconque, puisqu’elle ne pourrait pas être réalisée une fois pour toutes. Faisant corps avec le dépassement du pour-soi, elle se présente comme le principe permettant au héros ou au lâche d’évaluer les objets du monde et de leurs donner sens. C’est ainsi qu’à chaque moment qu’il se projette dans le monde, il est appelé à évaluer, c’est-à-dire à créer des valeurs. L’homme authentique est celui qui, refusant de s’enfermer dans son œuvre, se dépasse vers d’autres buts. Dans L’Existentialisme est un humanisme, Sartre fait une analogie entre la morale et l’art. Cette analogie se fonde sur la transcendance, sur la liberté et sur l’imagination. En fait, ce qui est commun entre l’artiste et le sujet moral n’est rien d’autre que cette liberté de créer des valeurs. Or, toute attitude de création demande constamment une conscience libre, capable d’imaginer. Car, l’imagination, étant contemporaine de la condition du pour-soi, fait partie de la valeur humaine en tant que créateur d’actes et d’œuvres d’art.
Contrairement donc à l’esprit de sérieux qui n’a pas la possibilité de se dépasser, le héros, par son projet inachevé de création des valeurs, est toujours en puissance. Comme l’artiste, le héros n’a pas besoin de s’inspirer de règles préétablies pour créer une valeur morale. Le héros ou l’homme authentique doit être de façon privilégiée comme l’Oreste des Mouches qui a toujours l’habitude de créer ses valeurs et sa conduite à suivre. Une telle philosophie s’oppose diamétralement à la pensée judéo-chrétienne qui enseigne que le Bien et le Mal sont déjà codifiés.
C’est surtout dans Le Diable et le Bon Dieu que Sartre s’attaque farouchement à l’idée selon laquelle le Bien et le Mal sont déjà définis. Goetz, le héros de la pièce, humilié et détesté par sa naissance douteuse (dans le drame, Goetz est un bâtard), fait un pari sous forme d’un défi à Heinrich (le prêtre) de faire le Bien pour rendre son pays heureux. Mais ce bien que prônait Goetz était une idée théorique, puisqu’il ne le définissait pas d’après les circonstances qui se présentaient. Après l’échec de son défi, il découvre que le Bien qu’il prétendait faire, loin d’être une idée théorique, est une réalité mouvante et concrète qui dépend des circonstances et d’une situation donnée. C’est pourquoi, à la fin de la pièce, il découvre que « nul ne peut choisir le bien des autres à leur place ».
A travers ce drame, Sartre montre que la morale, loin d’être une simple obéissance à un être quelconque, est un choix original d’une conscience qui se projette à un avenir. Comme Goetz, l’homme sartrien est le seul à décider le Mal ou à inventer le Bien. Pour Sartre, toute pensée qui propose une idée théorique d’un bien et d’un Mal immuables, comme la pensée judéo-chrétienne, est une sorte de pharisaïsme qui ne considère pas la valeur humaine en tant que pro-jet. En fait, si le Bien et le Mal ne sont pas posés une fois pour toutes, cela implique que l’héroïsme ou la lâcheté, la sainteté ou l’athéisme ne sont pas des caractères a priori. De ce fait, dire que le Bien et le Mal ne sont pas posés dès l’avance, revient à dire qu’il n’y a pas des valeurs préétablies ou « inscrites au Ciel intelligible ». C’est ici que se manifeste l’antiplatonisme de Sartre ainsi que son athéisme qui, étant une « entreprise cruelle et de longue haleine » , ce n’est pas une route particulièrement aisée, du fait qu’il demande la volonté et le courage de la réalité humaine. Cet athéisme conduit Sartre à faire descendre la religion du ciel sur la terre et à transformer, par conséquent, « la théologie en anthropologie ».
Par ailleurs, la foi en Dieu devient donc ce besoin qu’éprouve le lâche de trouver un sens à son existence, au lieu de créer ses propres valeurs à suivre. C’est surtout cette foi qui l’incite à oublier le caractère contingent et gratuit de son existence. C’est en voulant surmonter ce caractère contingent de son existence que le lâche cherche à inventer un « être nécessaire et cause de soi »4 qui aurait donné signification et à sa vie. Le lâche est ce croyant qui trouve en Dieu un refuge statique lui permettant de donner sens et du relief à sa vie. En ce sens, l’athéisme sartrien n’a d’autre but que de renvoyer dos à dos l’homme à sa responsabilité infinie, totale et sans excuse. Dans cette perspective, le héros est cet homme authentique sans Dieu, puisqu’il comprend que la vie n’a pas de sens a priori :
« Avant que vous ne viviez, la vie, elle, n’est rien, mais c’est à vous de lui donner un sens, et la valeur n’est pas autre chose que ce sens que vous choisissez »1 .
Contrairement au lâche qui croit vivre dans un monde ordonné, codifié et réglé d’avance, le héros refuse d’être insérer dans un monde où il perd la véritable existence de sa responsabilité. Il est cet homme authentique qui, s’ouvrant davantage dans le monde des objets et sachant qu’aucun être ne peut le soulager de sa liberté, prend en charge son existence, puisqu’il nie toute sorte de Providence, capable de voir tout. Le héros sartrien est tout individu qui, situant sa liberté dans le monde et au cœur des problèmes purement humains, rejette toute référence à la transcendance.
Dans cette approche, Dieu, foi et religion n’ont pas de place dans cette philosophie, car ils ne font qu’éloigner le lâche de son être-dans-le-monde. Selon Sartre, le but idéal du héros n’est rien d’autre que cette soif incessante d’opérer la synthèse du pour-soi et de l’en-soi, de la conscience et de la plénitude, du néant et de l’être.
Aspirant à prendre la place de Dieu, le héros sartrien, créant ses propres valeurs, déclare un combat pour tuer Dieu. C’est ici que le héros sartrien se rapproche du surhomme nietzschéen qui, se voulant créateur des valeurs, élimine Dieu dans son chemin. Comme dans le cas du surhomme nietzschéen, cette lutte perpétuelle et coûteuse du hérosest un combat pratique pour découvrir davantage le poids de sa liberté et pour comprendre, enfin, l’importance de sa responsabilité. C’est pourquoi Sartre lui-même, au lieu de se consacrer à publier ce traité de morale qu’il aurait commencé, s’est efforcé de réagir comme homme authentique. Quelles sont les conduites de l’homme inauthentique ?
FUITE DEVANT L’ANGOISSE : L’inauthenticité
L’existentialisme sartrien posant l’homme comme point de départ de sa réflexion, étudie aussi les différentes conduites possibles qu’a l’individu dans son existence, telles que l’amour, l’indifférence, la haine, le suicide, l’angoisse, la nausée, etc. Ces conduites sont des moments privilégiés de la vie, puisque c’est à partir d’elles que le sartrisme distingue l’authenticité de l’inauthenticité, l’héroïsme de la lâcheté. Certaines d’entre elles sont positives, d’autres sont négatives, et certaines autres dépendent de la conscience du héros ou du lâche. Toutes les différentes écoles du courant existentialiste s’accordent sur le fait que c’est ce troisième type de conduite qui définit les deux autres. Appartiennent à cette troisième catégorie de conduite, la nausée, la peur, l’anxiété, l’angoisse, et le vertige. Cependant, il faut souligner que tous les existentialistes donnent une importance capitale à l’angoisse, puisque c’est grâce à elle qu’on peut distinguer le héros du lâche, l’homme authentique de l’inauthentique, thèmes principaux de la morale sartrienne. Si l’authenticité est conçue comme un des maître-mots de l’éthique sartrienne, l’angoisse en constituerait le fondement, car sans elle on ne saurait pas ce qu’est l’inauthenticité. L’angoisse, de quoi s’agit-il ?
En effet, l’angoisse est une conduite purement humaine qui ne diffère de la peur ou de l’anxiété qu’à la façon dont la mauvaise foi diffère du mensonge et à la même façon dont le masochisme se distingue du sadisme1 . Définie comme état de la conscience face au néant et à la liberté, l’angoisse est synonyme de la nausée, mais, à cette différence près que la nausée désigne plutôt l’état d’esprit du héros ou du lâche prenant conscience de la pure contingence de l’univers. Par contre, l’angoisse qualifie la conscience de la totale liberté de choix à laquelle se confronte à tout instant le héros ou le lâche. Dans cette perspective, nous pouvons dire ici que la différence qui existe entre l’angoisse et la nausée est d’ordre temporel et intensif. Seulement, il faut retenir ici que souvent Sartre lui-même ne fait pas la différence entre ces deux sentiments pour ne pas perdre son lecteur.
Ces thèmes de masochisme et du sadisme, nous les avons déjà étudiés dans le mémoire de maîtrise intitulé Le Rapport à autrui dans la pensée existentialiste de Jean-Paul Sartre.