Production des photographies
Dans cette première partie on cherche à savoir comment est faite la photographie de famille et à travers quels éléments elle devient une réalité. Pour donner une réponse on a questionné la production photographique en deux parties: premièrement on s’est interrogé sur la figure qu’il y a derrière une prise de vue et deuxièmement on s’est penché sur les moyens techniques qui rendent possible cette production. Aussi, dans la deuxième partie on a examiné les raisons et les situations qui ont motivé le producteur à prendre en photo la famille. Ici la temporalité est importante : il faudra tenir compte des périodes historiques, car le progrès technologique et l’innovation ont une forte influence sur la pratique. Il a fallu spécifier également les terrains auxquels font référence les différents auteurs quand ils exposent leurs travaux, car ce qui est considéré pour la société comme professionnel ou comme amateur change selon le pays, la région, le terrain, le contexte, etc. Décoder tous ces éléments nous a servi pour mieux comprendre le rôle de la photographie de famille et la liaison qu’il peut y avoir entre les clichés et ce groupe si spécifique.
La figure du producteur
Quand on parle du producteur du cliché on se rapporte à la personne qui est derrière l’appareil photo, celui qui est censé activer le mécanisme technique pour figer l’instant. Dans le cadre de la famille, le producteur introduit son appareil photo dans le monde privé pour saisir le sujet visé dans un contexte très concret. Du point de vue de la catégorisation, la figure du producteur n’est pas si claire et bien définie comme on l’aurait pensé au début de notre recherche. Les catégories se mélangent et les caractéristiques se superposent. On découvre qu’il existe deux extrêmes :d’un côté il y a la figure du photographe professionnel, et de l’autre il y aurait le photographe amateur. Pourtant il n’est pas si facile de les différencier entre eux ni de 20 faire la distinction entre tous les types de photographes qu’il y aurait entre ces deux extrêmes. Donc les particularités sont mobiles et les limites entre catégories très floues. Apparemment la caractéristique la plus claire qui distingue un professionnel d’un amateur est l’échange de l’image contre de l’argent. C’est-à-dire qu’un photographe professionnel produit un cliché pour un client qui à son tour le payera pour ce service. Par contre, un photographe amateur produit des clichés sans rien attendre en échange. Pourtant la question économique n’est pas l’unique élément qui affecte cette différentiation. Alors quelles sont les particularités du producteur? Comment participent-elles à la catégorisation des différents types de producteurs ? Comment est apparue la figure du photographe professionnel? Et à quel moment sont apparus les photographes amateurs? On essaiera de mettre au clair toutes ces questions pour extraire des éléments qui peuvent nous aider à analyser par la suite la production photographique en Moldavie.
Le photographe professionnel
Pendant la deuxième partie du XIXe siècle, après l’invention de la photographie, dans les pays industrialisés (la majorité correspond aux territoires européens et à l’Amérique du Nord) la production photographique a été très vite répandue, même si elle a suivi un progrès constant à travers des décennies. On a pu le constater dans le livre Un art moyen. Essai sur les usages sociaux de la photographie (1965a) de Pierre Bourdieu. Cet ouvrage est un livre de référence lorsqu’on parle de la photographie en milieu rural, car Bourdieu a réalisé pour la première fois une enquête de terrain autour de ce sujet dans les années cinquante. Ainsi cet ouvrage est important en France mais aussi ailleurs car il a créé un précédent autour de l’anthropologie de la photographie. Un autre livre très important pour réaliser ce mémoire est Mort de la photo de famille? (2010a) de Irène Jonas. On peut considéré cet ouvrage comme la version moderne du travail de Bourdieu. À partir d’ici on fera référence souvent à ces deux ouvrages en tant que lectures fondamentales. Dans les grandes villes d’Europe la photographie a commencé à être pratiquée par un groupe réduit de gens. Ceux-ci avaient les moyens d’acheter tous les outils nécessaires -d’ailleurs, très chers- et le temps d’apprendre à faire des photographies. Les premiers photographes était des individus qui faisaient partie des classes aisées, car ils pouvaient 21 se permettre le luxe d’investir et de traiter la photographie comme un passe-temps. À cause de cela les classes riches s’approprient très vite la photographie en tant que pratique et la production restera un privilège pour les élites pendant une grande partie du XIXe siècle (Jonas, 2010a : 102). Par exemple, la bourgeoisie française urbaine a vite adopté la photographie pendant la IIIe République surtout pour affirmer son identité de groupe (Tisseron, 1996 : 128). Cette volonté de justifier son statut social et d’affirmer sa légitimation historique est la même qui avait amené les élites bourgeoises à commander des portraits aux peintres pendant les siècles précédents. A présent ils voulaient l’accès exclusif à la photographie avec le même objectif : « se fabriquer une image en même temps que se construire une généalogie » (Jonas, 2010a: 107). Cela ne durera pas longtemps, selon Jonas les miniatures (des petits clichés destinés à être portés dans des médaillons ou autres, considérés comme symbole de cette élite) disparaîtront très tôt, en 1850 (Jonas, 2010a : 104). Pourtant les classes populaires devront attendre un siècle pour accéder à la production de photographie. Dans d’autres espaces géographiques moins développés économiquement, le processus d’appropriation de la production photographique a été différent et parfois plus tardif. Le travail le plus important à citer ici est celui de Jean-François Werner, qui a réalisé des enquêtes de terrain en Afrique de l’Ouest. Ici on s’appuiera sur plusieurs de ses articles : La photographie de famille en Afrique de l’Ouest. Une méthode d’approche ethnographique (1993) ; Produire des images en Afrique : l’exemple des photographes de studio (1996) ; Les tribulations d’un photographe africain (1997). On considère son travail de référence puisqu’il est le premier anthropologue à travailler sur les pratiques photographiques en dehors du contexte européen ou nord-américain. Celui-ci est très important pour notre analyse car la Moldavie est aussi en dehors de ce cadre d’Europe de l’Ouest et on s’intéresse à observer quelles peuvent être les similitudes entre les pratiques photographiques en Afrique de l’Ouest et en Moldavie. En Afrique de l’Ouest la photographie arrive par les colons européens à la fin du XIXe siècle. Werner (1996 : 81) explique que pendant toute la période coloniale et jusqu’à l’indépendance en 1960, en Côte d’Ivoire il y avait majoritairement des photographes (d’abord européens, puis africains) dans les principales villes et zones urbaines du pays et que petit à petit ils ont commencé à s’introduire dans les milieux ruraux
Le photographe ambulant
Le photographe ambulant est connu par son travail en dehors d’un studio fixe. Il peut avoir eu une formation qui lui donne le statut de photographe professionnel, il a pu être autodidacte ou bien il peut avoir appris sur le terrain grâce à la transmission de savoirs par d’autres photographes. Le plus important à retenir est que son espace de travail diffère de ceux qui restent dans les studios. Il est un nomade qui en transportant son matériel, voyage à travers le territoire (souvent avec l’habitude de parcourir toujours les mêmes chemins) pour proposer ses services aux gens simples, fréquemment des clients habituels (Boisjoly, 2006 : 22). En France et d’autres pays européens ce type de travail commence très tôt après l’apparition de la photographie. Et en ce qui nous concerne on doit considérer qu’à la fin du XIXe siècle il y a déjà des photographes qui restent en ville. Mais certains autres s’intéressent à la campagne pour une question de recherche de la spécificité de la paysannerie (Boisjoly : 2006 : 22). Ici on s’occupe surtout de ceux qui parcourent les zones rurales. Pour cela on s’est appuyé surtout sur la lecture de l’article d’Ilsen About Une petite histoire des photographes ambulants. Pratiques professionnelles et esthétique visuelle d’un métier itinérant (2016). Cet article, à travers la perspective historique et des références bibliographiques très importantes, donne une vision générale des pratiques considérées comme marginales des photographes ambulants. Jusqu’à 1870, l’équipement à transporter avec soi était très lourd et très fragile, ce qui compliquait la tâche (About, 2016 : 4). À partir des années 1920 les matériels s’allègent et le travail de ces photographes devient beaucoup plus simple, surtout au moment de parcourir des régions entières (About, 2016 : 4). Et même s’ils étaient considérés comme des professionnels, leur production était faite avec des moyens plutôt précaires, lesquels provoquaient une qualité médiocre et un cliché de durée éphémère (About, 2016 : 4). Pourtant le photographe ambulant constitue l’unique chance du paysan d’avoir une image de lui ou de son groupe familial à un prix accessible (About, 2016 : 7), au moins jusqu’à la démocratisation de la photographie. Quant à la compensation économique, les photographes ambulants, comme les professionnels, échangent le résultat de leur travail contre de l’argent. Il investit cet argent dans l’acquisition de nouveaux outils et matériels pour continuer à travailler 24 (About, 2016 : 9). Dans certains cas on trouve que le photographe ambulant accepte d’être payé en nature. Le photographe ambulant apparaît au village dans deux cas : parce qu’il vient de sa propre initiative ou parce qu’on l’appelle à propos d’une cérémonie remarquable (About, 2016 : 5). Ces occasions peuvent être la fête du village ; les foires agricoles ; un mariage; un baptême; etc. Il peut venir également lors d’une foire qui s’établit au village pour un certain temps, même si c’est une attraction mineure (Chéroux, 2005 : 2). Pendant la deuxième partie du XIXe la culture foraine a beaucoup contribué à la diffusion des nouvelles pratiques photographiques parmi la population villageoise (Jézéquel, 1995 : 689). Alors, le photographe nomade fonctionne comme « intermédiaire culturel » (Dacos, 2002 : 6) entre centre urbain et milieu rural. Pourtant l’ambulant, à la différence des photographes de studio, crée le besoin, c’est-à-dire qu’il porte l’offre avec lui et provoque le désir d’avoir une image de soi à travers la construction d’un rituel spécifique. Le photographe de studio attend ses clients chez lui tandis que l’ambulant doit les chercher et leurs proposer ses services (About, 2016 : 5).