Une crise systémique
Depuis des décennies, des signes tangibles et intangibles apparaissent : crises écologiques majeures dues à la surconsommation des ressources naturelles, crises sociales face au creusement des inégalités, crise économique globale… notre incapacité à les appréhender et réagir face à ces dangers font que nos modes de vie nous condamnent. Dans son ouvrage Effondrement, (Diamond, 2006) a étudié diverses civilisations anciennes ou récentes ayant été confrontées à des difficultés qui ont causé leur disparition ou, au contraire, ayant suscité un sursaut permettant la survie de la civilisation. A partir de ses observations et des travaux d’archéologues et paléo-sociologues, il liste une douzaine de facteurs qui, seuls ou combinés, ont pu causer par le passé des disparitions de civilisations. Ces facteurs sont listés dans le tableau ci-dessous (Table 1). Il apparait aujourd’hui que l’ensemble des facteurs sont devenus problématiques du fait de leur dégradation (voir les nombreux rapports de l’UNEP6, du GIEC7, de WWF8). La dégradation de ces facteurs environnementaux est due à nos modes de consommation.
En effet, un des corollaires de la société de consommation est le renouvellement continuel des biens. Cette course sans fin a des conséquences dramatiques sur les écosystèmes. En effet, au cours des 50 dernières années, notre empreinte environnementale globale a presque triplé pour passer de 50% en 1960 à 150% en 20129. Ce qui veut dire que l’Humanité consomme 1.5 fois plus que notre environnement peut fournir pour nous nourrir et nous apporter les services écosystémiques de base (eau pure, ressources…). Nous nous intéressons donc ici à l’écosphère comprise comme le système comprenant la biosphère, lithosphère et atmosphère… autrement dit : la Terre. En plus des facteurs environnementaux, Jared Diamond (2006) soulève des problèmes quant à la prise de décision : le groupe peut ne pas anticiper le problème avant qu’il ne survienne effectivement ; quand le problème survient, le groupe peut ne pas le percevoir ; le problème détecté, le groupe peut échouer dans sa tentative à le résoudre et le groupe peut enfin essayer de le résoudre mais ne pas y parvenir. Aujourd’hui, nous avons détecté les problèmes et essayons de les résoudre mais n’y parvenons pas.
Pour comprendre les causes de ces crises environnementales, il faut se plonger dans les paradigmes dominants actuels. Simon Kuznets, au début du 20ème siècle, a proposé la théorie de la croissance économique à partir d’observations des mutations des économies américaine et anglaise depuis une économie rurale à une économie industrielle. D’après sa théorie, la croissance économique est corrélée à la réduction des inégalités sur le long terme (Kuznets, 1955). Les observations de Kuznets se sont vérifiées dans de nombreux pays de l’OCDE. Dans les premiers temps de la transition d’une économie rurale à une économie industrielle, le développement économique creuse les inégalités de revenus (développement urbain et industriel versus rural). Puis, les inégalités décroissent finalement (avec le drainage des forces de travail rurales vers l’industrie). Les politiques de la grande majorité des pays occidentaux sont basées sur cette théorie : la croissance économique mène au développement social. Toutefois, il apparait que cette théorie basée sur l’observation, a ses limites quant à la répartition des richesses créées. En effet, depuis les années 80, il existe des preuves empiriques que la théorie de Kuznets n’est plus valide : depuis les années 60 jusqu’à 2010, le PIB mondial a été multiplié par 6 alors que dans le même temps le taux d’inégalité10 est resté relativement stable (Aghion et Al., 2007), (Bourguignon, 2004) et (Milanovic, 2011). (UN, 2011) constate que grâce à la création de richesse depuis 50 ans et les efforts entrepris dans le cadre des objectifs du millénaire, la pauvreté absolue décroit mais les inégalités restent relativement stables. Il est à noter que ces dernières années ont vu une augmentation forte des inégalités et que ce mouvement continue : +3 pts pour la France et jusqu’à +8 pts pour l’Espagne pour le coefficient de Gini Mkt (inégalité du revenu marchand) (OCDE, 2014).
Bien que la diminution de la pauvreté absolue dans le monde soit une avancée indéniable, (Wilkinson, 2000) souligne que les impacts sociaux négatifs, et plus particulièrement sur la santé, sont plus dus à la pauvreté relative qu’absolue. Il souligne également que les conditions de santé, un indicateur de base pour mesurer le bien-être sont globalement meilleures dans des sociétés égalitaires. Le modèle de répartition de richesse actuel n’est pas source de bien-être comme le laisse croire le paradigme de la croissance économique mais au contraire à l’origine de l’accentuation des inégalités aux niveaux mondial, régional et local. Il est bon de rappeler que jamais dans l’histoire de l’humanité, autant de richesses ont circulé. Depuis le début de la révolution industrielle, la croissance économique, mesurée par le produit intérieur brut (PIB) est exponentielle (Fig.8). Malgré la crise économique majeure débutée en 2008, le taux de croissance économique était de +3% en 2013, évalué à +3,7% en 2014 et prévu à +3,9% en 2015 (FMI, 2014).
Positionnement dans le champ du développement durable
Le développement durable est transdisciplinaire par essence (Max-Neef, 2005) et fait appel à de nombreux champs disciplinaires (écologie, philosophie, politique, conception, sociologie…). Nous n’avons pas la prétention d’être économiste, sociologue, politologue, géographe ou aménageur du territoire mais il nous semble que certains des concepts empruntés à ces disciplines sont nécessaires à l’atteinte de l’objectif de développement durable de l’entreprise dans l’écosphère. La définition couramment admise du développement durable (DD) est celle proposée par le rapport (Brundtland, 1987) : « un développement qui répond aux besoins des générations du présent sans compromettre la capacité des générations futures à répondre aux leurs ». Le DD vise l’équilibre entre les sphères économiques, sociales et environnementales. Cette approche est anthropocentrée11 et fixe les objectifs dans la sphère sociale : « le principal objectif du développement consiste à satisfaire les besoins et aspirations de l’être humain ». De nombreux auteurs critiquent cette approche qui ne remet pas en cause l’économie de marché capitaliste et la consommation de masse qui y est associée, ni le concept de croissance, pourtant à l’origine de l’essentiel des problèmes écologiques actuels (Buclet, 2011). La représentation par les trois sphères imbriquées et équilibrée est une illusion nécessaire mais trompeuse. En effet, comme vu précédemment, la sphère marchande a très largement phagocyté les deux autres. La figure ci-dessous illustre le décalage entre l’idéal proposé par Brundtland et la réalité du développement actuel (Fig.9). En réaction à la domination de la sphère économique qui donne une place centrale aux mécanismes de marché, de nombreux auteurs proposent de refonder le développement durable en questionnant les finalités, les moyens etc. Par exemple, (Bieker et Al., 2001) proposent de sortir d’une vision orientée sur le profit pour aller vers des stratégies privilégiant l’une ou l’autre sphère : le green case privilégie la protection de l’environnement12 (ex. déplacement de populations hors des zones sensibles) alors que le social case, privilégie l’Homme.
(Figuière et Rocca, 2008) proposent un Développement Véritablement Durable (DVD), en recentrant les objectifs sur la sphère sociale et en utilisant l’économie comme moyen (pas comme fin) tout en considérant les contraintes issues de la sphère environnementale. Elle y ajoute la sphère politique, seule légitime13 à définir les orientations de développement, qui doit également retrouver une place prépondérante et prendre le pas sur les acteurs économiques. La dimension territoriale doit également être prise en compte pour l’adaptation aux contraintes locales des politiques pour le développement de solutions adaptées. Elle souligne également l’importance de la dimension temporelle. En effet, un développement durable doit assurer la double équité dans et entre les générations. Nos travaux se positionnent dans cette définition du DD à 5 dimensions, ajoutant les sphères politiques et territoriales aux trois sphères économiques, environnementales et sociales (fig. 10). Nous précisons que la sphère politique est comprise ici comme celle questionnant et définissant les orientations de développement des sociétés. Il nous apparait nécessaire de préciser également notre positionnement vis-à-vis des travaux des économistes en durabilité car nous ferons une petite incursion dans ce domaine. (Neumayer, 2003) fait la distinction entre deux visions de la durabilité : la durabilité faible et la durabilité forte. La durabilité faible, née des travaux des économistes Solow et Hartwick, est basée sur le postulat que ce qui importe aux générations futures est le stock total de capital transmis.
Ce stock peut être constitué de capital naturel (ressources), de capital « humain » ou « reproductible » (machines, bâtiments, connaissances…) ou toute autre forme de capital. En effet, (Hartwick, 1977) démontre qu’en investissant la totalité des profits et rentes issues de l’exploitation des ressources épuisables (capital naturel) dans des capitaux « reproductibles » comme les machines, le stock total de capital productif reste le même mais que sa nature évolue. Il soutient alors que l’équité intergénérationnelle est respectée. A titre d’exemple, les technologies d’extraction du pétrole (capital humain, R&D et technologie) permettent d’atteindre des ressources difficilement accessibles (forages profonds, sables bitumineux…) alors que les stocks de ressources ne se renouvellent pas (capital naturel). Cette approche utilitariste et son principe de substituabilité parfaite des capitaux sont contestés. En effet, les capitaux dit « critiques » sont seulement partiellement substituables (UNECE, 2009). La durabilité forte se base sur le fait que la substitution entre différents types de capitaux est limitée. En effet, à l’heure actuelle, aucune machine, connaissance, technologie etc. ne peut remplacer la faune sauvage (peu de valeur utilitariste) ou une espèce comme l’abeille (valeur utilitariste très élevée). Nos travaux se positionnent dans cette théorie de la durabilité forte.
REMERCIEMENTS |