Les dirigeants et la question environnementale
L’environnement n’est pas un sujet de prédilection pour les hauts dirigeants. Rares sont ceux qui abordent la question spontanément. Avant de se prononcer, plusieurs insistent sur le fait qu’ils ne sont pas des spécialistes. Bien qu’elle soit encore niée par certains, la grande majorité des dirigeants reconnaissent que la dégradation de l’environnement est préoccupante. Les qualificatifs utilisés pour parler de la crise écologique sont éloquents : très grand, gros, majeur, extrêmement important, sérieux, méchant problème, question fondamentale. Certains évoquent même l’idée de catastrophe.
Il est intéressant de constater que les dirigeants qui estiment qu’il n’y a pas véritablement lieu de s’inquiéter admettent néanmoins que des problèmes environnementaux persistent ailleurs, tout spécialement dans les anciens pays communistes et les pays en voie de développement. Cette comparaison avantageuse avec les autres pays, incluant les pays d’Europe, figure également dans les propos des dirigeants plus conscientisés. Mais rares sont ceux qui estiment que les problèmes sont plus criants dans les pays industrialisés qu’ailleurs dans le monde.
La prise d’initiatives
Le problème écologique est généralement envisagé de la manière globale : les dirigeants insistent sur le caractère transfrontalier de la pollution de l’air, parlent de la terre, de l’humanité ou de la planète : « On est en train de tuer cette planète ! » s’exclamait l’un d’eux. Mais lorsqu’ils sont interrogés de façon plus spécifique, les dirigeants citent des problèmes qui recouvrent une grande diversité de thématiques écologiques. Ces problèmes sont toutefois abordés de façon très générale, ce qui témoigne d’une connaissance relativement superficielle des phénomènes en causse.
Les dirigeants et le concept de développement durable
Depuis son apparition au début des années 1980, le concept de développement durable a fait l’objet d’un nombre incalculable de définitions. Deux d’entre elles sont néanmoins reconnus comme étant les définitions de référence : celle proposée par l’Union internationale pour la conservation de la nature (1980), pour laquelle « le développement durable est un développement qui tient compte de l’environnement, de l’économie et du social », et celle popularisée par le rapport Brundtland (1987). On peut dire de ces définitions qu’elles ont été non seulement largement diffusées mais aussi institutionnalisées comme en font foi de nombreux textes officiels, dont la loi québécoise sur la régie de l’énergie n’est qu’un exemple. Cette-ci énonçait à l’article 5 : « Dans l’exercice de ses fonctions, la régie favorise la satisfaction des besoins énergétiques dans une perspective de développement durable. A cette fin, elle tient compte des préoccupations économiques, sociales et environnementales ainsi que de l’équité au plan individuel comme au plan collectif »
Les définitions institutionnelles
La première catégorie de définitions regroupe celles qui se rapprochent le plus des définitions institutionnalisées du développement durable, qu’il s’agisse de la préservation des ressources pour les générations futures (Brundtland), ou de la triade environnement, économie et société (UICN). Certaines reprennent les énoncés de ces définitions, d’autres en contiennent les éléments clefs. Nous pouvons citer quelques réflexions de la part de chefs d’entreprises afin d’illustrer cette partie : « (Le développement durable), c’est garder cet équilibre entre la nature et le progrès économique, de faire en sorte que tu n’épuises pas tes richesse au point ou les générations à venir n’auront plus de bois, de pétrole. »
« C’est un développement qui tient compte de tous les éléments, de l’environnement, l’économie, du social, du politique et on a un développement durable parce qu’il y a un équilibre entre les différentes forces de la société. » « Il n’y a pas de recettes, mais c’est vraiment une balance entre l’économie, les conditions sociales de la population, l’environnement et la culture. Créer les points de passage entre ces quatre secteurs-là, donc la population en général, l’économie donc l’entreprises, le développement économique, la culture définitivement pour que les gens soient éduqués. »
Dans cette première catégorie de définitions, les dirigeants envisagent le développement durable comme un équilibre entre l’économie, l’environnement, et même la culture ou la politique.
Certaines définitions s’inscrivent dans une perspective éthique, d’autres s’avèrent davantage politiques ou sociales. Il est intéressant de constater que la définition multipolaire du développement durable est perçue comme une approche moins conflictuelle qu’une approche exclusivement écologique comme l’illustrent les propos d’un dirigeant ; « j’aime mieux cette définition parce qu’elle ne met personne en conflit ». Les dirigeants n’abordent pas la question des contradictions possibles entre les composantes du développement durable et ne proposent aucune hiérarchie entre elles75. Ce n’est qu’exceptionnellement que la protection d’environnement sera envisagée comme la condition d’un développement durable. On a pu remarquer par ailleurs au fil des entrevues que l’idée d’un développement durable traduit chez certains une rupture avec l’enceint paradigme de développement et le modèle typiquement industriel, comme l’illustrent les propos qui suivent :
« Les gens disent qu’il faut avoir des usines, des industries qui vont faire de développement à long terme. Ça n’existe plus. Alors la durabilité des choses n’est pas dans l’industrie en soi mais dans une structure l’accueil qui est durable ; c’est ça du développement durable » « On ne peut pas empêcher le monde d’évoluer. Il faut progresser, mais dans le bon sens. Si aujourd’hui on est capable de faire des montres avec un ordinateur dessus, je pense que c’est le progrès, ça aide la qualité de vie et ça aide même à connaître bien des choses mais si vous dites qu’on a des industries qui sont polluantes et qu’on laisse ça aller, non, il faut vraiment des balises. »
Certains dirigeants vont même jusqu’à distinguer de développement de la croissance, sans rejeter toutefois cette dernière puisqu’elle demeure le moyen de créer de la richesse. Même lorsqu’ils sont très concernés par la dégradation de l’environnement et l’épuisement des ressources, les dirigeants ne font aucun compromis sur la nécessité de la croissance économique. Par ailleurs, il est intéressant de noter le glissement qui s’est parfois opéré lorsque le développement durable est devenu dans les propos de certains, l’économie durable.
Plus rares sont les dirigeants qui reprennent l’idée principale de la définition du rapport Brundtland, ou l’équilibre entre la nature et la croissance économique est envisagé comme un moyen pour tenir compte des besoins des générations futures dans le cadre d’un partage intergénérationnel. Cet équilibre est envisagé comme étant potentiellement contradictoire, et nécessitant une limitation volontaire de l’exploitation des ressources. Le thème du long terme comme élément fondamental du développement durable aussi présent dans cette première catégorie de définitions sera repris par la plupart des définitions de la troisième série.
Le développement durable comme reconnaissance du paramètre environnemental
La deuxième catégorie de définitions interprète le développement durable comme une jonction de l’environnement et de l’économie.
Cette catégorie repose sur deux types d’articulation entre l’économie et l’environnement : dans le premier type d’articulation, le développement durable repose sur l’idée d’équilibre, mais en le limitant cette fois à l’économie de l’environnement ; dans le deuxième, le développement durable est envisagé comme la reconnaissance d’une dimension environnemental aux décisions économiques.
Ainsi, le développement durable peut être défini comme une harmonisation entre la croissance économique et la protection de l’environnement. Contrairement aux définitions de la catégorie précédente toutefois, cet équilibre est appréhendé dans une perspective qui demeure économique : il s’agit principalement d’une gestion permettant d’obtenir une « productivité optimale » des forêts ou des rivières plutôt que d’une gestion éthique comme évoquait un dirigeant.
Dans d’autres cas, les définitions abordent la contrainte environnementale à partir des deux perspectives de la production et de la consommation : le développement durable correspond à une modalité écologique de production, ou alors il dépend des critères de consommation. Dans ce dernier cas, l’issue écologique dépend de l’usage que le consommateur fera de sa souveraineté, usage tributaire de la place qu’à l’environnement dans son système de valeurs. Dans le cadre de cette perspective consumériste, les dirigeants rejettent l’idée que la protection de l’environnement s’accompagne nécessairement d’une baisse du niveau de vie78, ce qui entre en contradiction avec la perspective que nous présentions plus tôt ou le développement durable était envisagé dans une optique de partage intergénérationnel, et donc potentiellement d’une limitation volontaire justifiée par des principes éthiques en considérations sont rattachées à venir. Cela n’empêche pas les dirigeants dont les définitions sont rattachées à la deuxième catégorie de reconnaître que l’exploitation actuelle des ressources peut être problématique du point de vue des générations futures : « Aujourd’hui, on a un certain niveau de vie parce que l’on exploite plus la planète qu’avant et donc il y a un Trade off. La question n’est pas là. La question c’est : est-ce que tu es capable de faire ça et protéger les ressources pour les générations futures ? Alors, comme on a tendance à être très égoïstes, ça fait que pour ceux qui ne sont pas là, ce n’est pas évident. »
Le développement durable sans référence à l’environnement
La troisième catégorie de définitions ne fait référence à la dimension environnementale du développement durable ou encore l’exclut expressément des éléments qui en constituent l’essence. Moins familiers avec l’expression développement durable, les dirigeants à qui nous avons demandé de proposer quand même une définition ont en général cherché à donner un sens précis à qualification du terme durable. La durabilité renvoie aux activités philanthropiques parce qu’elles traduisent un investissement social à long terme ou elle repose sur le fait qu’un modèle de développement est positif à l’échelle de la société et peut donc se maintenir. Des dirigeants assimilent le développement durable à une économie, à une croissance et même à une gestion ou à une entreprise durable, ou à une entreprise durable, ou dans une perspective managériale d’adaptation au changement. Une étude un peu plus approfondie permet néanmoins de constater que les définitions de cette série s’inscrivent dans deux perspectives représentationnelles opposées.
Dans la première, le développement durable est pensé comme une articulation entre l’économique et d’autres champs, comme celui du social ou des valeurs. La deuxième perspective contient aucontraire des représentations qui se cantonnent au champ économique ou managérial, et n’envisagent aucune articulation avec le social, les valeurs ou l’environnement.
Spécificité et portée du discours écologiste dirigeants
L’entrée de l’environnement dans le champ de l’historicité
Au-delà des divergences de représentation des dirigeants au chapitre de l’environnement et du développement durable, on peut avancer que, prises dans leur ensemble, les représentations écologiques des dirigeants traduisent une perspective qui reflète leur positionnement vis-à-vis de l’environnement à titre d’acteur social et non plus seulement comme individu isolé. En effet, le discours est une pratique sociale dont les subjectivités particulières ne sauraient épuiser la signification. A travers le discours écologique des dirigeants, c’est donc le positionnement de l’élite économique à l’égard de la problématique environnementale que l’on peut découvrir puisque discursive et les représentations auxquelles elle donne corps matérialisent les conflits sociaux en même temps qu’elles en témoignent.
En comparaison avec les représentations économiques, les représentations écologiques sont davantage périphériques à la pratique des dirigeants : « On ne connaît que ce qu’on aime ! » lance un dirigeant dans une ré interprétation personnelle de Goethe. L’information écologique risque donc bien souvent d’être écartée par le processus de focalisation parce que non pertinente pour le sujet.
Dans bien des cas, le contacte du dirigeant avec la problématique environnementale se fait sous le signe d’une conflictualité susceptible d’accentuer les processus de distorsion, de supplémentassions ou même de défalcation inhérents à la dimension pratique de la représentation comme savoir. A l’instar des autres représentations sociales, les représentations écologiques dépendent enfin de l’accès du dirigeant aux informations concernant l’état du milieu naturel et la problématique environnementale en général. Les entrevues nous ont permis de constater que les médias écrits et télévisés constituent généralement la première source d’information, suivis par les activités professionnelles incluant les activités de l’entreprise, les séminaires ou les groupes de travail. Enfin, le milieu de vie, la pratique citoyenne du dirigeant de même que ses enfants, ses contacts professionnels et personnels sont autant d’occasions de s’informer au sujet de la question environnementale.
Que peut-on en conclure ? D’une part, on constate que la problématique environnementale constitue bel et bien un enjeu objectif pour l’élite économique. La plupart des dirigeants reconnaissant que la dégradation de l’environnement constitue un problème, souvent même qualifié de grave. Quant aux dirigeants qui nient l’existence d’un problème, ils reconnaissent pourtant que dans plusieurs pays, la question demeure problématique et que « certains segments sont encore mal gérés ». Prises seules, ces déclarations ne sont toutefois pas suffisantes pour affirmer que le problème environnemental constitue bel et bien un enjeu objectif pour l’élite économique ; encore faut-il voir si les dirigeants sont en mesure de définir de quoi il s’agit. Or, nous avons vu que bien que leur connaissance demeure superficielle, les dirigeants sont en mesure d’identifiés une variété appréciable de problématiques identifies par deux cents scientifique de 50 pays interrogés dans le cadre d’une étude menée par le Comité scientifique sur les problèmes de l’environnement du conseil international pour la science.
La majorité des trente-six problèmes identifiés par ces scientifiques le sont également par les dirigeants (qui en identifient vingt-six), malgré deux grandes oubliées : l’énergie et l’urbanisation.
La plus grande disparité de perceptions se situe au niveau de l’air et des changements climatiques comme problématique contre seulement 20% chez les dirigeants. Par contre, ces derniers évoquent davantage le problème de l’air : 53% contre 20% chez les scientifiques.On peut aussi constater que les problèmes identifiés par les dirigeants recoupent largement les problèmes ciblés par la culture idéologique écologiste80. A l’exception de la détérioration des sols et de l’autonomie indigène, tous les problèmes sont reconnus par des dirigeants, même si c’est parfois dans une faible proportion : atmosphère, eau, biodiversité, déforestation, risques chimiques.
A l’instar de Denis Duclos, nous pouvons donc conclure que les dirigeants reconnaissent le problème de la dégradation de l’environnement.
A cette reconnaissance des problèmes environnementaux s’ajoute l’ouverture manifeste des dirigeants au concept de développement durable sur laquelle nous reviendrons plus loin. Celle-ci témoigne d’une pénétration notable des thèmes écologistes parmi l’élite économique, dont le corpus fournit maints autres exemples : la référence à la tragédie des biens communs de Garett Hardin la distinction entre le développement et la, la dématérialisation de la croissance et les taxes écologiques.