Introduction
Le but de notre étude est de mieux comprendre les interactions qui existent entre le sommeil et la mémoire. S’il est de plus en plus clair que le sommeil joue un rôle crucial dans la consolidation de la mémoire, nous ne connaissons toujours pas le rôle exact joué par le sommeil lors de ce processus. L’un des moyens d’étude couramment utilisés consiste à priver un organisme de sommeil, puis, d’étudier les conséquences de cette privation sur la mémorisation. Chez les mammifères, la privation de sommeil semble affecter principalement les mémoires dépendantes de l’hippocampe. La privation de sommeil pendant la période de consolidation perturbe la formation de la mémoire spatiale (paradigme de « contextual fear ») mais pas « cued fear ». Ainsi, le manque de sommeil n’affecterait pas de la même façon des formes distinctes de mémoire.
Nous avons choisi d’étudier chez la drosophile l’effet sur la mémoire de courtes privations de sommeil. En effet, cet organisme constitue un modèle bien établi pour l’analyse et de la mémoire, et du sommeil ; les mécanismes cellulaires de base qui sous-tendent ces processus étant conservés des invertébrés aux mammifères.
Nous avons analysé les deux types de mémoire consolidée qui ont été décrits chez la drosophile (Tully et al., 1994). Un conditionnement associatif aversif répété permet de apres privation de sommeil est module par le rythme circadien générer de la MRA, une mémoire consolidée résistante à l’anesthésie par le froid, tandis qu’un conditionnement répété mais comportant un intervalle entre chaque cycle de conditionnement, permet de générer de la MLT, une mémoire consolidée qui est également résistante à l’anesthésie par le froid, mais qui contrairement à la MRA, est dépendante d’une néo synthèse protéique. Pour cette étude, nous avons analysé l’effet sur la mémoire olfactive de privations de 4 h de sommeil réalisées à différents moments après l’apprentissage. S’il a déjà été démontré qu’une privation de sommeil de 4 h est délétère pour la consolidation de la MLT dans le cadre du comportement de cour (Ganguly-Fitzgerald et al., 2006), aucune étude n’a à ce jour été réalisée en ce qui concerne la MRA.
Principaux Résultats
Les résultats de notre étude montrent qu’une privation de sommeil réalisée pendant la phase de consolidation produit un effet délétère sur le rappel de la MRA. La consolidation est sensible à une privation de sommeil se produisant sur une fenêtre située entre 4 et 16 h après la fin du conditionnement. De manière intéressante, le rappel mnésique n’est pas affecté si celui-ci a lieu en fin de journée, avant l’extinction des lumières. Cette période correspond à un pic naturel d’activité locomotrice des drosophiles qui anticipent ainsi l’extinction des lumières. Des résultats similaires sont observés en ce qui concerne le rappel de la MLT.
Nous avons également montré qu’en absence de rythme circadien (utilisation d’un mutant d’horloge ou de conditions expérimentales de jour constant), la consolidation de la mémoire est insensible à une privation de sommeil de 4 h. Ceci suggère que la consolidation de la mémoire est moins dépendante du sommeil chez des drosophiles arythmiques.
Conclusions
Nos résultats montrent que la MRA et la MLT sont toutes deux sensibles à de courtes privations de sommeil réalisées entre 4 et 16 h après la fin du conditionnement, pendant l’étape de consolidation. De manière spectaculaire, la mémoire n’est pas affectée si le rappel mnésique a lieu pendant le pic d’activité du soir. Ainsi, nous avons mis en évidence une interaction fonctionnelle entre les étapes de consolidation et de rappel, c’est à dire qu’une fragilisation de l’étape de consolidation par une privation de sommeil, peut être compensée au niveau de l’étape du rappel par le rythme circadien. Nous ne savons pas si l’effet observé est directement lié aux mécanismes moléculaires régissant l’horloge circadienne, ou si, plus vraisemblablement, cet effet est dû à un état général du cerveau, état « plus performant » présent chez des mouches particulièrement actives. Enfin, les résultats sont similaires en ce qui concerne les deux types de mémoire consolidée. Si la MRA semble être une mémoire moins exigeante au niveau énergétique que la MLT, elle n’en n’est pas moins strictement dépendante du sommeil. Des mécanismes similaires lient donc le sommeil à la consolidation d’une part, et le rythme circadien au rappel mnésique d’autre part, pour la consolidation de la MRA et de la MLT.
Nous avons montré que les facteurs circadiens peuvent influencer la sensibilité de la mémoire aux privations de sommeil. En effet, la MRA des drosophiles dépourvues de rythme circadien est insensible à une privation de sommeil. Il semble donc que la consolidation de la MRA soit moins dépendante du sommeil si le rythme circadien est perturbé.
Cette étude met donc en évidence la corrélation complexe qui existe entre le rythme circadien, le sommeil, et les étapes de consolidation et de rappel de la mémoire.
Résultats additifs à l’article
Deux expériences complémentaires portant sur l’étude de la MLT sont en lien direct avec les résultats présentés dans cet article. Ces expériences supplémentaires ont pour but de confirmer que la MLT présente la même sensibilité que la MRA à une privation de sommeil. Ainsi, nous avons réalisé l’expérience présentée dans figure 2C de l’article (page 95) mais avec un conditionnement espacé. C’est à dire un conditionnement à ZT6, une privation de sommeil à ZT12-16 et un test 24 h après le conditionnement à ZT6. Comme pour la MRA, nous observons une chute du score chez les drosophiles privées de sommeil (Figure 17). Ce résultat renforce nos conclusions sur le fait que les deux mémoires consolidées sont sensibles à une privation de sommeil sauf si le test de mémoire est réalisé à ZT10 (à comparer avec la figure 2G de l’article).
Des drosophiles sauvages ont été conditionnées avec 5 cycles espacés puis privées de sommeil pendant 4 h et testées au temps indiqué au dessus du graphique. La privation de sommeil provoque un défaut de mémoire (n = 12). Les données représentent la moyenne ± SEM. Test de student; * (P < 0.05).
Afin d’analyser l’importance du sommeil dans la consolidation de la MLT chez des drosophiles arythmiques, nous avons réalisé la même expérience que celle présentée dans la figure 3C de l’article (page 97), mais avec un conditionnement espacé. Les drosophiles ont donc été placées en jour constant, afin qu’elles deviennent arythmiques. Elles ont ensuite été conditionnées à LL2, privées de sommeil à LL8-12 et testées à LL4. Comme nous pouvons le constater sur la Figure 18, les drosophiles ne sont pas sensibles à une privation de 4 h de sommeil. Tout comme la MRA (Figure 3C de l’article, page 97), la MLT semble donc être insensible à une privation de sommeil de 4 h si les drosophiles sont arythmiques.
Des drosophiles sauvages placées en condition constante de jour ont été conditionnées avec 5 cycles espacés puis privées de sommeil et testées aux temps indiqués au dessus du graphique.
Ces résultats confirment donc notre hypothèse: les deux types de mémoire consolidée qui existent chez la drosophile semblent présenter les mêmes caractéristiques en ce qui concerne leur sensibilité à une privation de sommeil.
Un test le soir permet de compenser l’effet délétère d’une privation de sommeil sur la consolidation de la MRA et de la MLT. L’influence du rythme circadien se fait donc lors du rappel mnésique, à un niveau vraissemblablement commun entre les deux mémoires. Très récemment, notre équipe a identifié les neurones de sorties des mémoires consolidées, les MB-V2 (Séjourné et al., 2011). Le blocage de ces neurones pendant le rappel provoque des défauts mnésiques spécifiques des mémoires consolidées. Les dendrites de ces neurones projettent au niveau des lobes verticaux des CPs et les axones projettent au niveau de la corne latérale. Les expériences d’imagerie calcique (avec la sonde GCaMP3) ont démontré que ces neurones répondent aux odeurs et que de plus, 3 h après 1 cycle de conditionnement, ces neurones répondent plus fortement au CS- qu’au CS+. Cette différence de réponse entre les 2 odeurs du conditionnement reflète donc l’apprentissage (la sortie de la mémoire).
Nous avons émis l’hypothèse que l’influence du rythme circadien sur le rappel de la mémoire se fait au niveau de ces neurones. Afin d’analyser la réponse calcique des MB-V2, nous avons utilisé le pilote d’expression R71D08 qui est plus spécifique des MB-V2 que celui utilisé dans l’article (NP2492). Nous avons en préambule vérifié que l’expression de la sonde calcique à l’aide du pilote d’expression R71D08 ne provoque pas de défaut de mémoire à 24 h après 5 cycles massés. Comme on peut le constater dans la Figure 19, l’expression de la GCamp3 dans les MB-V2 ne provoque pas de défaut de MRA.
L’expression de la sonde GCaMP3 à l’aide du pilote d’expression R71D08 ne provoque pas de défaut de MRA (n & 11, one-way ANOVA, F2,34=0,174, P = 0.84). Les données représentent la moyenne ± SEM.
Ensuite, nous avons analysé la différence de la réponse calcique au CS+ d’une part, et au CS- d’autre part, 24 h après un conditionnement massé. Les résultats indiquent que ces neurones répondent plus fortement au CS+ 24 h après un conditionnement massé lorsque le CS+ est l’octanol (Figure 20-A). Cependant, ce n’est pas le cas lorsque le CS+ est le methylcyclohexanol (Figure 20-B).
Les drosophiles (R71D08/+;UAS-GCaMP3/+) ont été conditionnées avec 5 cycles massés puis leurs cerveaux ont été disséqués 24 h après pour analyser les réponses calciques au CS+ et au CS-. (Oct, Octanol; Met, Methylcyclohexanol). (A) La réponse calcique des MB-V2 est significativement plus forte pour l’octanol si le CS+ est l’octanol (n = 6). (B) La réponse calcique des MB-V2 n’est pas différente à l’octanol et au methylcyclohexanol lorsque le CS+ est le methylcyclohexanol (n = 7). Les données représentent la moyenne ± SEM. Test de student, paired t-test; NS, non significatif (P > 0.05).
Nous n’avons pas poursuivi ces expériences car (i) nous n’avons pas obtenu les mêmes résultats pour les deux odeurs, et (ii) parce que la différence de réponse entre le CS+ et le CSest inversée par rapport aux résultats publiées dans l’article de Séjourné et al.. Il est envisageable que cette différence soit due aux différences de protocoles de conditionnement.
En effet, nous avons analysé la réponse calcique des MB-V2 24 h après un conditionnement massé alors que dans l’article publié, l’analyse est réalisée 3 h après 1 cycle de conditionnement.