Explorer la frontière : folie et genre(s) dans la littérature anglophone contemporaine
Prisonniers du seuil : folie, liminalité, marginalité
La liminalité souvent inhérente au statut et à l’expérience des individus jugés fous3 s’incarne chez Will Self dans le personnage de Richard Hermes, protagoniste perturbé de la novella The Sweet Smell of Psychosis (1996)4 , apparenté par l’onomastique au dieu grec des limites et des seuils. Le fou-Hermès semble bien occuper dans l’espace même de la société, comme dans celui de l’imaginaire collectif, une position liminale mise en avant par Foucault : [S]ituation symbolique et réalisée à la fois par le privilège qui est donné au fou d’être enfermé aux portes de la ville : son exclusion doit l’enclore ; s’il ne peut et ne doit avoir d’autre prison que le seuil lui-même, on le retient sur le lieu du passage. Il est mis à l’intérieur de l’extérieur, et inversement. (1972 : 26) Véritable « double bind » que celui de l’exclu enclos, figé à la croisée des espaces ; privilège et prison, cette posture à l’intérieur de l’extérieur, et à l’extérieur de l’intérieur qui fait la spécificité de la folie5 , peut permettre simultanément aux personnages fous de marquer la frontière et de s’en démarquer, de consigner et de contester le tracé, les contours des espaces et des catégories où on les enferme. Comme l’écrivent Marie-Pierre Bouchard et Vicky Pelletier, Le fou investit la marge, s’agite dans les espaces limites, parle un discours en rupture avec la norme. Son histoire s’écrit à partir des frontières et des seuils […]. Pour ces raisons, confrontant, différant et interrogeant une certaine réalité, cette parole désirante a su forcer au cours des siècles l’érection de cadres et de catégories. (in Pelletier 2009 : 9) Transgressif, le fou doit être tenu à distance, mis en quarantaine par la limite qu’il outrepasse ou menace d’outrepasser6 . La frontière s’érige pour consolider la norme, qui est aussi une ligne – ligne de conduite, souvent – dont la folie risque d’altérer le dessin, et de brouiller la netteté. « I sing without hope on the boundary » (Kane 4.48 12), annonce l’une des voix de 4.48 Psychosis : si investir la marge peut en effet permettre de confronter, différer et interroger ltracé des cadres et catégories institués, il existe cependant une liminalité « sans espoir », une conscience aiguë de la rigidité de la frontière qui limite (Kane emploie non pas « border », mais « boundary »), et les personnages fous du corpus proclament fréquemment la marginalité dont ils souffrent, se faisant conteurs de l’exil.
La folie, ou le passage d’une frontière
At least in the public eye, madness is the obverse of reason, a territory outside the boundary of experience […]. (Obeyode 2012 : 10) Liminalité et marginalité figurent parmi les préoccupations principales des auteurs de notre corpus : le vécu des marginaux, et les frontières entre conformité et déviance, normalité et anormalité, constituent l’un des motifs récurrents de l’œuvre de Frame. L’auteure fait référence à sa propre expérience de la marginalité dans son autobiographie : « on the rim of the farthest circle from the group which was my usual place » (1990 : 94). Au sujet de Neilson, Trish Reid écrit : « [u]ndoubtedly, [he] has been consistently concerned with characters that occupy the margins, whether between sanity and insanity, or acceptance and exclusion » (2017 : 141)7 . Ian McEwan a quant à lui déclaré en 2002 : « I was […] interested in writing at the edge of human experience » (in Roberts 2010 : 97). Selon Maria Grazia Nicolosi, la spécificité de l’écriture de Diski réside dans l’« éthique liminale » qu’elle met en acte (in Ganteau & Onega 2014 : 36, nous traduisons). Enfin, dans un article consacré à la fiction de Will Self, Brian Finney conclut : « [h]is work aims at interrogating the very problematic of limits and boundaries, and doing so from a vulnerably liminal position that is no more anti-social than it is bourgeois » (2001, en ligne). Self donne fréquemment corps à la liminalité comme à la marginalité dans son œuvre, à travers le nom de certains protagonistes, mais aussi le titre donné à certains ouvrages (dont le recueil de nouvelles Grey Area) ou encore la prolifération de décors de banlieue pour les nouvelles, novellas et romans. La banlieue, espace « à l’intérieur de l’extérieur, et inversement » par excellence, constitue pour Malcolm Hayes « un épicentre géographique de la psychose » (2007 : 25, nous traduisons) dans la fiction selfienne, réaffirmant la parenté profonde entre folie, liminalité et marginalité.
La folie en exil
Michel Foucault fait dans sa canonique Histoire de la folie à l’âge classique le récit désormais célèbre du bannissement de la folie à l’ère cartésienne : puisque selon l’interprétation foucaldienne, la raison se constitue en excluant son contraire8 , « désormais la folie est exilée » (1972 : 70). En d’autres termes, la folie est placée dans une région d’exclusion, ou hétérotopie au sens où l’entend Henri Lefebvre : un espace rejeté en dehors d’un autre, l’espace de la différence donc de l’exclu (1974 : 430). Comme l’écrit Maryvonne Saison quelques années plus tard, Alors que certaines sociétés laissent une place et une fonction à la ‘folie’, la société de type occidental a plutôt tendance à l’exclure, à la rejeter, à s’en défendre en en faisant de l’inimaginable. Le fait que cette folie soit l’apanage de la médecine et soit interprétée en termes de maladie en constitue un aveu. (1981 : 16) Cette exclusion de la folie par la raison est immédiatement observée chez Self par Misha, ergothérapeute tout juste nommé dans le service psychiatrique de Heath Hospital dans « Ward 9 » : « [t]he patients took no notice of this assembly – which to my mind more than anything else underlined their exclusion from the right-thinking world » (QTI 51). Notons ici que la santé mentale paraît se mesurer à la capacité de penser droit, et bien, de suivre donc une certaine ligne de raisonnement et de conduite. Ceux qui s’écartent d’une telle ligne se trouvent exclus du périmètre qu’elle délimite. Cette exclusion prend toute la solennité, la ritualité et la force d’une excommunication dans la section 17 de 4.48 Psychosis, proche de l’oraison : « [w]e are anathema/ the pariahs of reason » (Kane 4.48 26). Le texte érige une partition particulièrement nette par ce retour à la ligne qui effectue et accentue la séparation entre raison et folie-anathème, postées toutes deux en extrémité de vers. Le paria est quant à lui un parangon d’exclusion ou de marginalité, hors-caste rejeté au-delà d’une frontière qu’il ne semble pouvoir franchir qu’une seule fois, dans une seule direction, sans espoir de retour. La narratrice de Faces in the Water dépeint ainsi le passage de la frontière entre raison et folie, entre normalité et ce que la société rationnelle juge anormal, comme un processus difficilement réversible : « I was now an established citizen with little hope of returning across the frontier ; I was in the crazy world, separated now by more than locked doors and barred windows from the people who called themselves sane » (Frame FW 90)9 . La répétition de l’adverbe « now », en insistant sur le résultat, sur l’après du processus, inscrit la narratrice non dans un mouvement de traversée mais dans le statisme du fini, que renforce le verbe d’état répété lui aussi. Le choix du terme « frontier » restitue ici à la frontière ses consonances militaires originelles, suggérant donc que « ceux qui se disent sains d’esprit », à l’abri d’une authentique ligne de front, cherchent à s’armer contre toute attaque des citoyens de ce « monde fou », espace à part. C’est un vocabulaire policier, sinon militaire, qu’emploie également Elaine Showalter lorsqu’elle décrit la rigidification dans l’Angleterre du dernier XIXe siècle des limites érigées entre fous et sains d’esprit par une société sur la défensive : « patrolling the boundaries between sanity and madness and protecting society from dangerous infiltration by those of tainted stock » (1987 : 18). Nous reviendrons sur le fonctionnement de la frontière en tant que véritable mécanisme de défense contre la menace que représente la folie. Un premier effet du renforcement et de la surveillance de ces frontières physiques mais aussi symboliques (« more than locked doors and barred windows ») est de consacrer l’existence de deux mondes distincts, et de sceller la séparation entre eux évoquée par Kane, Self et Frame ; chez Neilson, elle est matérialisée par la rupture stylistique radicale entre les deux actes de The Wonderful World of Dissocia, où le « monde fou » de Dissocia, caractérisé par son exubérance et par une esthétique du foisonnement, s’oppose nettement à l’univers délibérément austère de l’hôpital psychiatrique servant de décor à la seconde partie de la pièce. Comme l’indique le dramaturge dans les notes préliminaires au second acte : « the whole point of Act Two is that it is the polar opposite of Act One » (WWD 270). La rupture est consommée également chez Diski : à l’ouverture de Monkey’s Uncle, la crise de folie de Charlotte Fitzroy crée une scission intérieure qui fait émerger aux côtés de la « Charlotte-d’en-haut » 10, une Charlotte tour à tour nommée « Charlotte-the-Escapee », « Charlotte-the-Decidedly-Demented », « Charlotte-theDeserter », « Charlotte-the-Crazed » ou encore « Charlotte-the-Mad » (Diski MU 32, 80, 126, 180, 215). Se lit (et se lie) immédiatement à travers ces surnoms espiègles une association entre folie et fuite11, échappée vers un monde souterrain très éloigné du monde où la Charlotte-d’enbas a laissé son double sain d’esprit : « [i]t crossed her mind she had no idea how to set about rejoining herself in the world of the normal » (Ibid 32). On note ici un jeu de mots à travers l’emploi du verbe « cross », possible rappel de la traversée que vient d’effectuer Charlotte. La formulation finale réitère l’équation commune entre santé mentale et normalité (soit conformité à la norme), là où la folie représente la déviation et inscrit l’écart. Chez Diski comme chez Frame, il paraît difficile de revenir en arrière une fois que l’on a quitté le monde normal pour celui des fous, et dans les deux cas, la plongée dans la folie est assimilée à la traversée d’une frontière, vécue par Charlotte Fitzroy comme une aventure, mais par Istina Mavet, narratrice de Faces in the Water, comme une forme d’exil. Il existe non seulement un « monde fou » selon Frame mais plus encore, un pays, voire une nation de la folie, puisque l’on acquiert par elle une nouvelle citoyenneté12. Chez Neilson, si Dissocia est qualifié de « monde » dans le titre de la pièce, il acquiert également, et ce tôt dans le texte, le statut plus précis et institutionnalisé de « pays » : « a country called Dissocia » (WWD 205). Lisa, confrontée dès son arrivée à destination à deux gardes qui semblent également occuper la fonction de douaniers, doit bel et bien passer une frontière pour pénétrer dans cet espace autre. Le pays des fous est systématiquement décrit, dans Faces in the Water puis dans le second volume de l’autobiographie de Frame (An Angel at My Table), comme un pays étranger13 . « Lost in a foreign land take your time from the sun and your position from the creeks flowing towards the sea » (FW 3), lance Istina à l’ouverture du roman, avant de répéter cette injonction quasi-incantatoire, offrant au lecteur une variation sur ce thème : « Lost in a foreign land, take your position from the creeks flowing towards the sea, and your time from the sun » (Frame FW 12). L’expérience de la folie, entrée dans un autre espace, s’apparente à une expérience de la désorientation14 : égarement exprimé par le lexique, d’une part, et d’autre part, perte des repères matérialisée dans la première occurrence par la disparition des signes de ponctuation, là où leur réapparition dans la seconde, et la reconfiguration des deux dernières propositions, pourrait signaler qu’Istina prend peu à peu ses marques dans cette terre d’exil. La marginalisation du fou le mènerait ainsi à s’identifier à la figure de l’étranger, avec laquelle il se confond bien souvent pour les citoyens du monde extérieur, à l’instar de visiteuses surnommées « The Ladies » dans le roman de Frame : « Sometimes they gesticulated as if we were foreigners and they were the visitors to our land who needed to try and talk our language » (Ibid 143). Cette assimilation du fou à une figure exacerbée de l’étranger, l’extraterrestre, se retrouve chez Self, dans Umbrella : « patients who’re so far out as to be otherwordly » (2012 : 309). Le fou, habitant d’un autre monde, semble pourtant se tenir toujours aux portes du nôtre, à l’instar des patientes décrites par Frame dans « The Bedjacket », dont les promenades supervisées les mènent régulièrement, presque rituellement, à la limite entre l’asile et le monde extérieur : « circumspect little walks in the gardens on a Sunday afternoon, to smell the flowers and see the magnolia and the fountain and perhaps go as far as the gates, beyond which lay the world » (TL 33). Dans « The Park », les patientes vont jusqu’à marquer physiquement la frontière : « [t]hey were walking near the brown picket fence, touching the tip of each post, like children » (Ibid 73). Le fou semble inévitablement posté à la lisière, exilé en bordure, perpétuellement prisonnier du seuil.
Introduction |