D’autres « structurations élémentaires du lexique » : submorphémique et marqueur sub-lexical
Vers une reconnaissance ontologique du sous-morphème (submorpheme)
Dwight Bolinger, qui inspirera plus tard les travaux de Jakobson, est le premierlinguiste à avoir analyser les sous-morphèmes (submorphems) au 20ème siècle : Where, within or between morphemes and mere differentials, would our rimes and assonancesfall?If we can show enough regularity in use, a rime or an assonance should be, or come verynear to being, a morpheme. Let us take the form /gl/ already noted as referring to ‘visualphenomena’, and assay its possibilities as a morpheme. Discarding technical, learned, anddialectalwords, we may list, in seven columns showing graduating fidelity to the meaning‘visual phenomena’, all the base words, excluding obvious derivatives, that begin with /gl/:[glance, glare, gleam, glimmer, glimpse, etc.]365
Cette reconnaissance de groupes submorphémiques semble relayer la problématique de laconsubstantialité du signe avant le signe mais après le niveau matriciel tel que l’entend Bohas. Desrecoupements morpho-sémantiques ont donc été effectués entre des signifiants pour en détecter l’invariant sémiologique supposé vecteur conceptuel. Car, en l’occurrence, quoiqu’il ne soit pas encore un signe construit, le sous-morphème n’en représente pas moins un « en cours de construction, et possède, à ce titre, un statut ontologique ».
Précédant l’« élément formateur » guillaumien,369 un sous-morphème s’avère donc être « un terme parfois utilisé pour référer à la partie d’un morphème qui possède une forme et un sens récurrents, tel que [sl] au début de slimy [« gluant »], slug [« limace »], etc.370 Le marqueur sub-lexical en est un type spécifique. 2.3.2.2 Le marqueur sub-lexical, un sous-morphème particulier Selon la définition de Philps : Le marqueur sub-lexical se présente comme un objet de langue, bien que les valeurs sousjacentes qu’il véhicule soient des objets de pensée. Un marqueur sub-lexical est ainsi appelé non seulement parce qu’il marque un domaine notionnel donné, mais aussi parce qu’il le démarque par rapport à d’autres domaines notionnels.371 On retrouve donc les caractéristiques oppositives des domaines sémiotique et phonologique dans une unité qui fait partie d’un domaine médian. Ces explications sont valides sur le plan pré-linguistique, mais ne peuvent précisément correspondre qu’à un concept, à savoir un espace conceptuel construit à partir d’opérations de catégorisation de l’univers d’expérience entreprises par l’esprit, espace qui peut être muni d’une métrique. Cette 367 Philps (2002 : 106). 368 Philps (2002 : 110). 369 Cf. Guillaume (1988 : 43) : « Il existe en langage, à une plus grande profondeur dans la pensée, une autre unité de puissance, qui est l’unité de puissance de la langue. Cette unité de puissance de langue, c’est l’élément formateur auquel fait appel, pour se réaliser, la construction du mot. Les éléments formateurs sont des parcelles de parole auxquelles s’attache une valeur significative déterminée, plus ou moins simple ou complexe. » (Nous soulignons). 370 Crystal (2003 : 301, nous traduisons) : « is a term sometimes used to refer to a part of a morpheme that has recurrent form and meaning, such as the sl- beginning of slimy, slug, etc. » 371 Philps (2002 : 106). C’est l’auteur qui souligne. La notion de marque est inspirée directement de Guillaume. Cf. e.g. : « [la pensée] est plus ou moins inscrite en lui [dans le langage], dans le discours. On en voit la marque, la trace. C’est à partir de ces marques, de cette trace que l’analyse opère : elle n’a pas d’autres moyens ». (Guillaume, 1992 : 287). On la trouve également chez Antoine Culioli (CULIOLI, Antoine, Pour une linguistique de l’énonciation, Paris, Ophrys, 1990, p. 21-24). 149 conception ne rejoint pas le champ d’application de la psychomécanique, car elle situe la notion [liée au marqueur sub-lexical] à un niveau non pas linguistique mais conceptuel.372 Il s’agit donc du niveau du sens puissanciel : La matière notionnelle est interceptée, au stade représenté par le marqueur sub-lexical, de façon précoce, de sorte que le potentiel de sens dont le marqueur serait porteur ne se discerne pas suffisamment par rapport à la matière universelle (ou univers pensable).373 Cette démarche ne saurait donc être à ce niveau non plus ni systématique ni donc autrement qu’heuristique. 2.3.2.3 Démarche heuristique de la quête du marqueur sub-lexical Philps évoque sa démarche, appliquée en l’occurrence au marqueur , comme suit : Nous explorons […] l’hypothèse, d’inspiration guillaumienne, que le groupe consonantique initial sn- dans ce que nous appellerons heuristiquement les « mots en sn- » de l’anglais véhicule, du fait de son invariance en surface, une invariance en profondeur374 . Or, outre qu’il s’agit d’une unité submorphémique et non d’un morphème, cette invariance en profondeur n’a pas son équivalent au niveau sémantique car « les « mots en sn- », érigés en classe du seul fait de l’invariance sémiologique manifestée par le groupe consonantique initial [sn], ne possèdent aucun sens qui puisse être considéré comme « commun » dans le cadre d’une théorie sémantique existante. »375 C’est donc un travail à grande échelle qui nécessite un point de vue global. Philps recourt alors à la statistique comme critère de pertinence pour déceler les recoupements conceptuels : Sur le plan statistique, notre hypothèse permet de constater qu’environ la moitié des bases lexicales en sn- (hors variantes, acronymes, et noms propres) recensées dans The New Shorter Oxford English Dictionary […] possèdent des sens qui, bien qu’ils soient rarement identiques, renvoient tous au domaine notionnel de la bucco-nasalité, environ 40 % au domaine nasal (ex. : sniff, s.v. « renifler ») et environ 10 % au domaine buccal (ex. : snap, s.v., « tenter de mordre »).376 Cette méthode appliquée au groupe sn- permet donc en l’occurrence d’établir plus précisément les termes impliqués et de les distinguer rationnellement de ceux qui ne le sont pas malgré une forme identique, en identifiant une « sous-classe » statistiquement significative composée de lexèmes possédant un sens, parfois métaphorisé qui renvoie soit au domaine notionnel de la nasalité, soit à celui de la 372 Philps (2005 : 137). 373 Philps (2005 : 141). 374 Philps (2002 : 104-105). 375 Philps (2002 : 105). 376 Philps (2002 : 105). Comme l’énonçait Guiraud (1960 : 15) voici quelque cinquante ans : « la linguistique est la science statistique type ; les statisticiens le savent bien, la plupart des linguistes l’ignorent encore ». 150 buccalité. Parmi ces mots, seuls sneeze « éternuement » et snip « tache claire sur le museau d’un cheval » attestent une combinaison des deux domaines (c’est-à-dire un renvoi bucconasal) dans leur définition respective.377 Si l’appui des chiffres est une sécurité supplémentaire très opportune, on pourrait objecter que l’auteur ne cherche pas de mise en cohérence précise avec les mouvements articulatoires qui donnent lieu à la forme [sn]. De plus, si le marqueur sub-lexical (entre chevrons chez l’auteur) se situe en amont du groupe phonétique [sn], ce n’est pas pour autant que ce dernier en est nécessairement issu. Par exemple, « aucun critère connu de nous ne permet d’agréger en une « classe » sémantique des mots tels que snack « casse-croûte », snail « escargot », sneeze « éternuement », et snow « neige » »378. Car ce n’est pas sur « l’identité de sens » que se fonde cette théorie mais sur le recoupement du conceptuel et du sémiologique. De la même manière, l’auteur a trouvé des exemples concordant sémantiquement mais non formellement : « à savoir <øn >, où <ø>, où <ø> représente une possibilité d’alternance consonantique non instanciée » quiapparaît différentiellement comme un nouveau marqueur sub-lexical.379 Une étude complémentaireen diachronie du marqueur sub-lexical amène cependant Philps à opérer de nouvelles évictions de vocables ne correspondant par aux critères de filiations établis. Il a alorsconstaté que les « mots ensn- » régis par le marqueur procéderaient d’une racine indo-européenne ou proto-germanique en (s)n-, c’est-à-dire à *s- mobile. », [ce] qui permet d’évincer snug « confortable, douillet », si ce mot continue *ksneu-, élargissement de *kes- « gratter », dans lequel * n- serait le résultat d’unprocessus d’infixation. Il permet également d’exclure snail « escargot » et snake « serpent », <*sneg-/q-, ainsi que snow « neige », *sneigwh-, dans la mesure où ces mots sont issus de racines indoeuropéennes où *sne montre aucune trace de « mobilité »380 . Il en vient alors aux conclusions suivantes basées sur le synchronique et le diachronique comme critères de catégorisation.
Les « idéophones lexicaux » selon Bottineau : vers plus deflexibilité analytique
Des idéophones lexicaux ainsi que théorisés par Bottineau
Bottineau est, à notre connaissance, un des chercheurs qui a le mieux théorisé la nature et le rôle de ce qu’il nomme les idéophones lexicaux. La définition qu’il en donne en fait une catégorie submorphémique à part entière :
Ces matrices, nommées idéophones ou phonesthèmes (Firth), classifient le lexique en fonction d’une propriété saillante reconnue comme telle et suffisamment pertinente pour servir de sème organisateur autour duquel gravite un ensemble de notions lexicales sans autre corrélation culturelle ni fonctionnelle que le fait de posséder ce sème commun.
Les idéophones lexicaux correspondent donc à des groupes consonantiques autour desquels se structurent plusieurs mots, tout comme les marqueurs sub-lexicaux. La notion de propriété saillante nous semble intéressante car il s’agit effectivement d’une saillance sémiologique qui traduit une saillance sémantique. La définition de l’idéophone demeure toutefois plus complexe qu’une procédure articulatoire mimétique, onomatopéique ou phono-symbolique :
L’idéophone ne doit pas être considéré comme une tentative de photographier le référent de la notion et d’inscrire des traits visuels de l’objet phénoménal dans la constitution du mot : si une telle stratégie était nécessaire elle serait bien plus répandue dans le lexique ; de plus les traits exprimés concernent non pas un élément purement visuel, mais un potentiel de comportement associé soit à l’objet lui-même, soit à la procédure cognitive de construction de sa représentation, soit encore au type de relation qu’un animé humain est susceptible d’engager avec lui.
Cela reste un élément agissant comme macro-signe avec l’imprécision fonctionnelle que cela suppose : L’idéophone inscrit le résumé stylisé d’un discours porté par le locuteur sur le référent de la notion : « de cet objet on peut dire qu’il est prioritairement concerné par cette classe de comportement » sans préciser l’auteur du comportement (externe ou interne à l’objet) ni son domaine de définition (comportement extralinguistique ou parcours mental constructionnel).
Le paradoxe est donc que l’idéophone tend à figurer la partie non visible de l’objet.
C’est donc également un point de vue, une mise en focus dont le procédé métonymique le présente comme un fragment de signifiant sélectionné en vue de référer en des circonstances discursives précises, peut-être par économie. Cette saillance, que l’on retrouve désignée par le biais de l’adverbe « prioritairement », est attestée comme associée à un sens et représente un nouveau type de manifestation d’iconicité lexicale.
Des variantes formellement plus flexibles
Bottineau (2003a : 217-219) donne quelques exemples d’idéophones lexicaux :
-st est lié à la notion de stabilité [cf. infra] ;
-sp, celle de rotation rapide ou d’éjection par force centrifuge [spin, spill et,métaphoriquement, spawn, speak, spit, spout] ;
-sk à celle de plan de coupe ;
-wr à la torsion [wrought iron, qui résulte d’une procédure de torsion, writhe, wriggle, wrench] ;
-fl à la fluidité, l’envol, ce qui échappe [fly (« mouche »), flee (« fuir », « puce »), flow (« flux », « s’écouler »)] ;
-tw à la dualité comme résultat photographique d’une pendulation opérative filmée par sw, etc. [two (« deux »), twenty (« vingt »), twelve (« douze »)].Danon-Boileau (1993 : 80-81), pour sa part, rappelle que « des verbes tels que slime, slide,slack, slouch, slide, slip, slink décrivent divers mouvements qui tous sont caractérisés par leurlanguissante molesse ».
Bottineau, prenant le premier exemple st rappelle la possibilité de cet idéophonelexical d’être réalisé aussi bien synthétiquement (st) qu’analytiquement (s-t) :
[…] l’idéophone s-t est saisi analytiquement par distribution sur l’attaque [à l’initiale] et la coda [ici en position finale] du radical monosyllabique (sit, sat, set, suit) ou concentrésynthétiquement sur l’une ou l’autre de ces positions (stay, rest) auquel cas il est positionnéenposition finale rhématique de mineure cognitive (rest, mast, post) ou en position initiale demajeure cognitive servant effectivement de sème classificateur intégrant pour l’ensemble de lanotion(stay, stop, still)
C’est là une nouvelle nuance fondamentale avec la notion de marqueur sub-lexical. Car, au vu des données recueillies par les chercheurs en submorphémique, le marqueur sub-lexical n’estopérant qu’en position initiale et sous un versant exclusivement synthétique. Bottineau va donc plusloin en cherchant à détecter plus globalement l’invariant cognitif et sémantique audelà deslinéarisations.
L’auteur approfondit cette question en établissant des catégories en fonction de ce sur quoi porte l’idéophone dans le signifiant, c’est-à-dire en exploitant le rapport de l’invariance au discours : […] appliqué au verbe, il représente un comportement repéré par rapport à une phase d’immobilité (stay, stop, start) ; appliqué à un objet, il programme une possibilité d’immobilisation (stick, stack, stab, stump).
Formants et cognèmes : mises en regard et implications dans la production du sens lexical
Définitions de la notion de formant et de ses relations avec la « submorphémique »
Molho décrit les « formants » comme « des cellules signifiantes en travail dans l’organisation du tissu systématique constitué par l’indissociation du physisme et du mental. »393 Ces « cellules signifiantes » interviennent alors « dans la structure d’un signifiant donné, se réitèrent en plusieurs autres – ce dont résulte la formation d’un champ d’analogie regroupant une ou plusieurs séries morphématiques. »
Cela entre en cohérence avec l’idée fondamentale que les « reconstructions sont toujours fondées en économie ».395 Par exemple, « un élément *o, que l’on pourrait appeler un formant, s’accuse apte à signifier deux notionsaussi apparemment disparates que le masculin du nom et le moi-ici-maintenant du verbe. »
Ainsi que nous l’avons évoqué dans le chapitre premier, pour Molho, le langage faitapparaître les structures par le prisme de l’immédiat du signifiant car ces structures « sont lesseules qu’intériorisent les sujets parlants, pour qui le langage n’est qu’un appareil de signesdont ils se sont exercés à connaître et à pratiquer les aptitudes référentielles. »397
Le formant est réductible, à l’instar des autres éléments submorphémiques, à un concept, et se laisse ramener à une « équivalence proportionnelle » avec un macro-signifiant /formant. L’exemple donné [cf. Molho (1986)] représente une approche transcatégoriellevisant au rapprochement du verbe et du nom par les signifiants désinentiels *o, *e(s) ou *a(s),communs aux substantifs et aux verbes conjugués (yo canto, el canto, él canta, que él cante, el cante). Le formant permet donc d’associer partiellement ces signifiants. La marque catégorielle (nom ou verbe) apparaît alors en syntaxe, dans l’énoncé. Si nous reprenons l’exemple de paro et de corto : « ainsi el paro + V[erbe] sera nom, mais paro + N[om] sera verbe, de même que corto + N[om] (corto un traje), à la différence, entre autres de V[erbe] + corto + N[om] (viste un corto traje) etc. »398 :
I – La première personne du présent d’indicatif (-o) est à la troisième (-a, -e) ce que le masculin (-o) est au féminin (-a) ou au « neutre » (-e).
II – La deuxième personne (-a/-e + s) est à la première, indicative ou subjonctive (-o, -a, -e),ce que le pluriel nominal (-s) est au singulier.
III – La première personne de l’indicatif (-o) est à la première personne subjonctive (-a, -e) ce qu’elle est à la troisième personne indicative (-a, -e) et, conséquemment ce que le masculin est au féminin et au « neutre » (voir Proportion I)
Et l’auteur va jusqu’à exposer :
Tout se passe, au vrai, comme si en espagnol toute première personne d’indicatif présent ne pouvait être qu’un masculin singulier, et comme si tout masculin singulier s’attribuait la puissance active du locuteur. » [Mais également…] tout « neutre » ou féminin nominal est une troisième personne délocutée, c’est-à-dire réduite à la fonction de support passif de l’acte de locution.
Dans le même registre analogique, il explique le point commun sémantique évoqué par les termes s’achevant en -y : [il] sera désormais appelé à signifier, non plus un lieu d’espace quelconque extérieurement délimité, mais un lieu d’espace privilégié et fondamental : celui même où s’inscrit le présent temporel […] et qui n’est autre que le présent spatial de l’existence.401
L’objectif du formant n’est donc « pas véritablement de fixer un invariant positif et intrinsèque, mais d’aplanir synaptiquement des différenciations catégorielles (comme celle du nom et du verbe) qui masquent des traits de construction psychique communs ».402 Il faut tout de même voir dans cette théorie la tentative de quête de correspondance réciproque du signifiant au signifié indépendamment des catégories dans le langage. Cela rappelle les anagrammes saussuriens et le la sphère poétique du langage où noms propres et substantifs peuvent faire système au même titre qu’ici verbes et noms.
Critique de la notion de formant
Molho (1988) traite précisément d’un autre cas : la question du formant *n. Cette unité a été détectée dans le rapport inversé de no (négation) et un (négation de la généralité évoquée par l’article défini), nadie, nadie, nunca (négation), l’opposition viene / vienen (négation de la singularité), algún (« être conçu comme existant parmi d’autres »).
L’auteur établit alors une répartition entre, d’une part, les termes exprimant la « négativité » et concernant un formant en mode ouvrant *n < , et ceux exprimant une idée de
« positivité » et qui en contiennent un en mode fermant *n
> ainsi que le montre le schéma suivant élaboré par l’auteur lui-même :