Pratique prudentielle et structuration d’un marché de niche
Les différents acteurs du transport maritime évoluent dans un environnement, à la fois dense et complexe, nécessitant l’appui d’un certain nombre d’experts, dans un régime d’affrètement globalement règlementé et guidé par l’intensification de la rationalisation logistique. De nombreux autres secteurs industriels sont concernés par la contrainte du flux (Rivoal 2019) et ses incertitudes, c’est-à-dire trouver un équilibre entre la facilitation de la circulation de la marchandise et les contraintes opérationnelles, inhérentes à sa fluidité.
De telles règles contraignantes se retrouvent dans le secteur de l’aéronautique (Lavorel 1988) ou encore du nucléaire (Rot et Vatin 2016). C’est toutefois sur la préservation de l’autonomie de ces experts, les courtiers, que nous allons concentrer notre analyse dans cette partie. Outre la capacité du courtier à réduire les coûts de transaction, jugés élevés dans le secteur du fret, c’est surtout parce qu’il est perçu comme un réducteur d’incertitudes, auprès des différentes parties en présence, qu’il parvient à conserver son autonomie.
Ce contexte structurel d’incertitudes, lié aux fluctuations du commerce mondial, oblige le courtier d’affrètement à travailler à partir de suppositions, de projections et d’intuitions, sur les tendances actuelles et futures du marché de fret, tout en évoluant, au cœur d’une négociation contractuelle, entre le fréteur et l’affréteur. Conduisant pas à pas les discussions, il est le plus à même d’appréhender l’ensemble des tenants et aboutissants du processus dans lequel les deux parties sont engagées. La neutralité juridique du courtier d’affrètement maritime, dans la conduite des affaires, du fait de sa position de mandataire, est un élément de plus qui vient renforcer le caractère prudentiel de son activité, car cette neutralité protège tout autant l’autonomie de son travail que la qualité des relations entre les parties prenantes. Cet aspect qualitatif qui déborde de l’opération de courtage est parfaitement admis et intégré, de manière informelle, par les professionnels que j’ai pu rencontrer.
Une nouvelle profession spécifique
Le courtier d’affrètement est un véritable « réducteur de risques », chargé d’aplanir les incertitudes, liées aux aléas du marché du transport maritime comme cela a déjà été démontré, dans le secteur du fret fluvial (Fischman et Lendjel 2011). Cette spécificité s’inscrit dans le cadre d’une profession couvrant une activité prudentielle (Champy 2009). Cette notion s’applique aux professions traitant des cas « singuliers » et qui, de par leur complexité, rendent incertain le résultat final.
Dans une contribution originale à la théorie sociologique des professions, Florent Champy a cherché à dépasser les contradictions entre approches fonctionnalistes et interactionnistes de professions, en élaborant ce qu’il nomme une « troisième voie », qui se situe, malgré tout, dans une forme de réintégration de l’héritage fonctionnaliste (Vézinat 2010). D’un côté, les fonctionnalistes cherchent à justifier l’existence de professions, au sens anglo-saxon du terme, par la maîtrise de 198 savoirs de haut niveau et le fait de faire passer l’intérêt du client, avant le sien91.
Ils développent également une analyse substantialiste de l’unité des professions, en insistant sur les valeurs communes, la déontologie et leur défense autonome au sein de « petits gouvernements » (Le Bianic 2008). De l’autre, les interactionnistes nient toute différence entre le travail des professions, au sens des fonctionnalistes et celui d’autres métiers, et développent une approche beaucoup plus processuelle de la construction des groupes, considérée comme contingente et instable.
Faiseurs de « deals » plutôt que faiseurs de prix
La notion de champ, développée par Pierre Bourdieu (1979), peut nous aider à poser les jalons de notre analyse. Elle correspond à un espace social particulier, au sein duquel existe une confrontation entre les individus. Les résultats de ces oppositions sont conditionnés par la capacité des acteurs à capter le capital spécifique qui, lui seul, peut assurer la réussite à l’intérieur du champ. C’est dans cette perspective que nous nous situons, ici, en essayant de mettre en avant que la logique, propre au champ de l’affrètement maritime au voyage, est irrémédiablement liée à la singularité des prestations qui permettent sa structuration.
Pour ce faire, nous montrerons que les facteurs de réussite du courtier d’affrètement se situent moins dans son aptitude à fixer le prix que dans sa capacité à garantir la pérennité de la relation d’affaires, entre les différentes parties en présence et ainsi entretenir la densité du capital social, à l’intérieur du champ. Cet aspect spécifique de la relation de courtage, facilitateur de la contractualisation mais pas fixateur du prix, a été particulièrement bien abordée dans l’un de mes premiers entretiens exploratoires auprès des professionnels du courtage.