Poursuivis par leur ombre :le suicide dans les drames de Zola
Paradoxalement, même si les romans des auteurs naturalistes comportent souvent des suicides722, on ne se tue guère dans leurs drames. Peut-être est-ce là une marque du rejet obstiné des procédés romantiques et de la recherche d’une formule nouvelle ; mais il se peut aussi que le cadre théâtral de l’époque ne se prête pas très aisément à accueillir la mort volontaire naturaliste723 qui, du moins dans le roman, prend la forme d’une mort par lassitude de vivre : le suicide n’est donc plus considéré comme un acte héroïque servant à frayer un chemin vers la liberté, mais comme une conclusion logique d’un itinéraire dépourvu de sens724. Quitte à anticiper, notons que le drame symboliste, à peine plus tardif, saura toutefois mettre en scène la mort volontaire qui, d’acte ponctuel et délibéré, devient un processus incertain, relevant surtout de la perte progressive du désir de vivre ; pour cela il proposera une transformation souvent radicale de l’ensemble du processus de création dramatique. Le théâtre naturaliste, au contraire, se sert toujours des conventions, tentant de faire rentrer la logique romanesque dans un cadre théâtral « traditionnel ». Parmi une cinquantaine de pièces de théâtre naturalistes, représentées à Paris de 1865 à 1897 , on n’en repère donc que quatre qui se dénouent par le suicide d’un personnage principal : notamment Madeleine, Thérèse Raquin et Renée d’Émile Zola, et La Menteuse, adaptation théâtrale de la nouvelle éponyme726 d’Alphonse Daudet que ce dernier réalisa en collaboration avec Léon Hennique. Observons au passage qu’il n’est pas rare que le suicide se voie, sur un certain plan, remplacé par l’évasion : dans ce cas, afin d’échapper à l’angoisse de vivre, le personnage naturaliste ne s’empare plus d’un poignard ou d’une arme à feu pour gagner un hypothétique au-delà ; il fait tranquillement ses valises et se procure un billet de train ; et lorsqu’il n’y réussit pas, il ne lui reste qu’à s’adapter, pour le meilleur et pour le pire, à son milieu d’origine. Une telle substitution s’inscrit également, semble-t-il, dans le refus de l’esthétique romantique, considérée comme dépourvue de toute vraisemblance par les dramaturges naturalistes : d’ailleurs, même les tentatives de suicide, assez peu nombreuses, sont souvent présentées comme des maladies (ainsi dans La Lutte pour la vie de Daudet ou dans L’Argent d’autrui de Hennique). Or si Zola inscrit, de plein gré, la mort volontaire au dénouement de ses pièces, c’est qu’en matière de dramaturgie, on le verra, il préfère consciemment s’en tenir aux principes « classiques », voire recourir aux ficelles du mélodrame, contrairement au système de valeurs qu’il établit dans Le Naturalisme au théâtre ; toutefois, cette contradiction flagrante le conduit à créer des mondes fictionnels étranges, invraisemblables et terrifiants – du moins selon l’acception commune des spectateurs de l’époque –, et qui se déploient dans une temporalité renouvelée, où le passé revêt une importance non négligeable à côté du présent de l’action. Nous nous concentrerons donc, dans cette partie de notre étude, principalement sur l’œuvre dramatique de Zola tout en nous proposant d’examiner les transformations du mouvement cathartique dont le suicide reste toujours le point final. Dans ce sens, Madeleine et Thérèse Raquin peuvent être pleinement comparées à des films d’horreur, dans la mesure où elles coupent court à toute pitié et ne conservent que la terreur, tandis que Renée, « tragédie bourgeoise » et réécriture de la Phèdre de Racine, s’approche peut-être le plus de la définition que Zola lui-même propose du théâtre naturaliste, sans sortir pour autant du cadre tragique dont le dramaturge vante la simplicité. Ce qui est dès lors paradoxal, c’est que la mort volontaire, dans l’ensemble des dispositifs en question (que ceux-ci fassent naître ou non la pitié), se veut comme une mort expiatoire qui épurerait le monde fictionnel au lieu de le déformer, et donc tente d’amener le lecteur virtuel à une catharsis sublime. Nous concentrer sur le théâtre de Zola ne nous empêchera pas toutefois, à la fin de cette partie, de revenir sur La Menteuse de Daudet et Hennique. Étant donné que, tout comme pour Thérèse Raquin et Renée de Zola, il s’agit de l’adaptation théâtrale d’un récit en prose, nous avons jugé intéressant d’aborder, fut-ce brièvement, la dramatisation des scènes du suicide ou de la mort afin d’en explorer les particularités : d’une part, celles qui relèvent du dispositif de la scène, de l’autre, celles qui concernent la transformation du mouvement cathartique. Dans chaque cas, notre réflexion restera étroitement liée, à la question du lecteur virtuel, auquel les perspectives suicidaires des personnages zoliens ne réservent guère de perspective plaisante, comme on aura l’occasion de s’en convaincre…
Zola dramaturge et son lecteur virtuel
Naturalisme mélodramatique ?
À l’époque de Zola, la réception de ses drames fut très influencée par la création romanesque mais aussi par la production critique de l’écrivain. Inutile d’établir ici une comparaison détaillée entre les propos du Naturalisme au théâtre et la pratique théâtrale de Zola ; contentons-nous de noter que, dans la préface de Renée (celle qui, parmi les trois pièces examinées suscita les réactions les plus vives dans la presse), le dramaturge insiste, avec l’ironie qui lui est propre, sur le fait qu’il n’a jamais promis à personne de faire du « nouveau théâtre » : Me voilà donc amené à la grosse affaire, à ce nouveau théâtre que j’aurais promis de planter sur la scène, complet, superbe, renouvelant d’un coup la littérature dramatique, et dont on m’accuse de ne rien avoir donné du tout. D’abord, je réponds que, personnellement, je n’ai rien promis, en dehors de ma vie de travail et de ma bonne volonté ; et j’ajoute ensuite que je serais parfaitement ridicule, à étiqueter moi-même les passages de mon œuvre : ceci est nouveau, ceci ne l’est pas727… En même temps, dans la préface de Renée, mais aussi dans celle de Thérèse Raquin, l’écrivain ne manque pas de s’arrêter sur les éléments primordiaux caractéristiques du naturalisme, afin d’en souligner l’importance pour ses drames. Dans ses deux pièces, Zola déclare avoir déplacé l’action sur le terrain de la lutte intime : ce qui l’intéresse, c’est d’en pouvoir « faire une étude purement humaine, dégagée de tout intérêt étranger » 728 ; d’observer l’influence du milieu et/ou de l’hérédité sur le comportement des personnages ; enfin, métaphoriquement parlant, de transformer l’intrigue en un problème arithmétique et le dénouement en résultat de ce dernier. En effet, il est fructueux de considérer les drames de Zola en tant que dispositifs fondés sur une suite d’événements enchaînés selon la logique implacable des passions et des faits ; le suicide du protagoniste se révèle alors en être « l’extrême conclusion ». Aussi faut-il noter d’entrée de jeu que même si Zola proclame avoir « détruit le symbole de la fatalité antique » 729, il remplace celle-ci par la double influence de l’hérédité et du milieu, d’autant plus inévitable qu’elle relève du passé révolu – d’où l’importance cruciale, dans ses drames, de l’espace scénique qui participe à l’action quasiment au même titre que les personnages. Or, à première vue, le cadre dans lequel les combats intimes des personnages ont lieu ne change pas significativement par rapport au cadre mélodramatique ou par rapport à celui d’un drame bourgeois730. Au lever du rideau, on se trouve chaque fois en face d’un cercle familial quasi parfait, et d’un monde fictionnel ordonné dont un malheur vient par la suite menacer les fondements : dans l’exposition de Madeleine et de Thérèse Raquin, on nous présente une famille sans faille ; dans le premier acte de Renée, Béraud arrive aisément à réparer la faute de sa fille et à reconstituer le cercle familial en arrangeant le mariage de Renée avec Saccard. Aussi les drames zoliens visent-ils souvent l’effet pathétique propre au mélodrame : on s’en persuadera davantage dans le troisième chapitre qui se propose d’examiner les changements que l’écrivain opère au sein du dispositif fictionnel en transposant ses romans à la scène. Anne-Françoise Benhamou souligne d’ailleurs que même en collaborant avec William Busnach sur l’adaptation théâtrale de L’Assommoir, Zola tient obstinément à faire rentrer l’intrigue romanesque dans la carcasse mélodramatique, et ce de manière assez naïve, malgré l’opposition de Busnach, dramaturge habile ; mais en même temps, Zola ne renonce ni à la causalité stricte, ni à d’autres spécificités propres à son œuvre romanesque. La production théâtrale de Zola prend donc forme au carrefour de l’approche positiviste et de l’influence mélodramatique ; or, du mélodrame l’auteur n’emprunte que la structure familière au spectateur qui est par la suite progressivement défaite tout au long de l’action. Ainsi, « la convention du mélodrame travaillée jusqu’à la rupture par le matériau naturaliste [rend] possible […] l’émergence d’un théâtre nouveau » 731. Ce propos trouve la confirmation dans l’étude de Janice Best732 : à la suite de l’examen des pièces écrites par Zola lui-même et des adaptations théâtrales de ses œuvres effectuées en collaboration, Best conclut qu’il s’agit d’autant de tentatives « de transposer à la scène ses structures romanesques » sans faire appel aux seules conventions du mélodrame. En effet, à l’inverse d’un mélodrame classique, chez Zola, le danger menaçant le monde fictionnel ordonné n’arrive pas de l’extérieur, sous les habits du traître, mais surgit à l’intérieur même du cercle familial. Le Réel s’insinue au sein du dispositif à travers les cercles intimes des protagonistes, qu’il s’agisse de Madeleine, qui mène une vie dissolue (aux yeux des contemporains) avant son mariage, de Thérèse et Laurent qui assassinent Camille, mari de Thérèse, pour assouvir leur passion adultère, ou bien encore de Renée, en qui, sous l’influence de l’hérédité maternelle, surgit un désir qui se révèle incestueux. Dans la lutte intime que Zola désire mettre en scène s’affrontent alors la conscience morale et le côté sombre du personnage, voire la Persona et l’Ombre jungiennes, sur lesquelles nous reviendrons par la suite ; et c’est cette lutte qui constitue l’essence du conflit dramatique des pièces en question, tandis que dans le mélodrame, on l’a vu, le conflit implique toujours une force extérieure : l’opposition se manifeste entre la famille et le traître et/ou entre le protagoniste et la famille. Il va de soi que le conflit zolien diffère également du conflit propre au drame romantique : l’espace intime d’un Hernani ou d’un Chatter- ton peut être déchiré par le doute, mais ce doute concerne, pour la plupart, l’intégration du héros au sein du cercle social ; or dans les drames de Zola, le cercle social n’existe que de nom, ne revêtant pas d’importance primordiale. Le protagoniste se voit donc en conflit avec soi-même, ou plus précisément avec son passé : de l’interpersonnel, le conflit devient intrapersonnel ; et dans ce combat sans issue positive, puisque prédéterminé par « un principe supérieur » 734, le personnage entraîne tous les autres membres du cercle familial – au dénouement, conséquence logique, celui-ci s’avère être déformé.
Oubli et mensonge
Le dispositif dramatique de Zola ne cherche donc pas à se débarrasser des acquis de la dramaturgie aristotélicienne. Toutefois, sur le plan temporel, il ne ressemble plus aux dispositifs du drame antérieur, dont l’action est orientée vers l’avenir ou ciblée sur le présent, les personnages ne cherchant que rarement les causes de leurs malheurs dans le passé. Les Bons de mélodrame aspirent à parvenir à dévoiler le secret qui permettra de restituer l’ordre familial troublé par les Méchants ; le héros romantique aspire à trouver le moyen de rester soi-même au sein de la société afin de restituer son ordre intime. Les protagonistes de Zola, quant à eux, semblent n’aspirer à rien d’autre qu’à échapper à leur passé ; les souvenirs submergent leur espace mental sans laisser de place pour l’avenir : le « demain » des personnages zoliens se révèle ainsi le plus souvent être un nouvel « hier ». C’est donc le passé du ou des protagonistes, un passé sombre et cruel, qui soutient le dispositif et sert de ressort dramaturgique à la pièce, tout en pénétrant et en contaminant le cercle familial et l’espace scénique depuis le ou les cercles intimes des personnages. Cela advient toujours au sein d’une même structure incestueuse qui comprend un personnage féminin « androgyne » et deux personnages masculins. La vigueur et la résolution de l’héroïne font contraste avec la passivité et l’indécision propres à l’un des hommes : Madeleine et Francis, Thérèse et Camille, Renée et Maxime illustrent ce principe. Par opposition, l’autre protagoniste masculin s’avère être un homme jovial, énergique et ferme (respectivement Jacques, Laurent et Saccard) : les traits caractéristiques de la femme se IV 385 reflètent, pour ainsi dire, en deux hommes qui, de plus, se considèrent, d’une certaine manière, comme frères. Francis et Jacques, dans Madeleine, ont passé leur enfance ensemble sous le même toit, dans la maison de Mme Hubert, la mère de Francis : « Nous étions deux frères. – Et nous sommes restés frères…735 » Camille et Laurent de Thérèse Raquin se connaissent, eux aussi, depuis la prime jeunesse : « Oui, c’est un frère » 736, confirme Camille à Mme Raquin, sa mère. Enfin, Saccard et Maxime, dans Renée, quoique père et fils, entretiennent des rapports plutôt fraternels ou encore ceux de bons camarades qui partagent jusqu’à leurs maîtresses. Le motif du partage joue aussi au sein de deux premières structures évoquées, et si dans Thérèse Raquin, c’est Camille qui s’en trouve brutalement éliminé, dans Madeleine et Renée, l’une des raisons pour lesquelles la protagoniste est amenée à se tuer est justement qu’elle se sent « de trop » au sein du couple masculin parfait qu’elle déséquilibre par sa présence en le transformant en un bancal (sinon banal) ménage à trois. Si les dispositifs fictionnels, de manière générale, sont fondés sur l’existence d’un tiers exclu qui observe la structure de l’extérieur et la transforme en dispositif par la présence même de son regard, les dispositifs dramatiques zoliens illustrent parfaitement ce principe et, de ce point de vue, ils sont exceptionnellement dynamiques, car chacun des trois personnages, à un moment donné, peut se retrouver dans la position de l’exclu ; s’il s’agit d’une femme, elle va jusqu’à préférer la mort à l’exclusion.