Cas Matrices 2*2
L’emploi des matrices dans la HBR est relativement récent. La première matrice rencontrée date de 1956 et correspond à une utilisation de la théorie des jeux pour le contrôle de gestion (Bennion, 1956). D’un point de vue historique, nous pourrions rencontrer ce type de représentation depuis la création de la HBR, dans la mesure où son utilisation comme élément de réflexion logique est déjà présente dans un ouvrage de Carroll (1887), mathématicien connu pour avoir notamment écrit Alice aux pays des merveilles. Nous envisageons de nous intéresser qu’à l’aspect formel des matrices 2*2. Nous n’aborderons pas les justifications empiriques sur la validité des théories défendues à partir de ces représentations et qui ont été développées en particulier pour la matrice BCG conçue en 1969 (Carrance, 1988 ; Hambrick, MacMillan et Day, 1982). Le fil directeur de cette étude repose sur la distinction entre les aspects rhétoriques et les aspects cognitifs. Ces derniers sont relatifs aux propriétés de la matrice comme aide à la réflexion, à la décision et à l’action. Par rhétorique, nous entendons un ensemble de techniques permettant de faire passer efficacement un message. Il convient ainsi d’étudier en quoi une représentation graphique aidant à résoudre Cas Matrices 2*2 235 des problèmes de logique est adaptée au contexte de la gestion et si la créativité liée à cette adaptation ne répond pas au moins partiellement à des motifs rhétoriques.
Les aspects cognitifs et rhétoriques de la matrice 2*2
Les matrices 2*2 deviennent d’un usage beaucoup plus fréquent à partir de 1979 (voir chapitre analyse des données quantitatives). Nous pouvons expliquer cela du point de vue de l’histoire du management. En effet, le début des années 1980 se caractérise par un plus grand intérêt pour la formulation de la stratégie et le début de la remise en cause de la planification1 . L’usage de cette représentation s’explique par une volonté de simplification de l’analyse permettant de définir de nouvelles stratégies sans une contrainte de formalisation excessive. Les schémas relevant de la notion de plan, comme ceux montrant des étapes avec un grand nombre d’éléments mis en relation, sont souvent considérés comme peu susceptibles d’être modifiés à la marge et de s’adapter à l’action, en raison de leur formalisation et de leur complexité, jugées trop importantes (Suchman, 1990 [1988]). La matrice 2*2 est de ce point de vue beaucoup plus flexible. Pour reprendre la distinction de Girin (1983), la matrice 2*2 se veut un outil, alors que le plan est généralement considéré comme une machine. Elle définit quatre zones dans lesquelles peuvent être placés librement des éléments qui sont en relation ou non. Les frontières de ces zones peuvent soit être définies numériquement soit faire appel à l’intuition. Elles ne correspondent qu’à une séparation binaire des valeurs possibles d’une variable, ce qui les rend assez aisément définissables. Se distingue ainsi un cadre pour la pensée stratégique très flexible. Dans un ouvrage qui recense 55 matrices 2*2 de chercheurs et de consultants, Lowy et Hood (2004) ont nommé un chapitre : « concevoir une matrice 2*2 : rendre l’intuition explicite ». La pensée stratégique peut s’appliquer sur une matrice sans qu’une solution unique ne soit envisagée ; comme c’est le cas lorsque nous raisonnons sur un plan qui offre un unique cheminement. En ce qui concerne la matrice, quatre alternatives s’offrent à nous. 1 Voir le chapitre sur l’histoire du management. 236
L’intérêt cognitif de la matrice 2*2
Dans le cadre de cette recherche d’un cadre souple pour la pensée, la matrice 2*2 permet d’adopter un raisonnement simple, que ce soit pour le créateur de la matrice ou pour l’utilisateur de celle-ci. L’enjeu pour le créateur est, après avoir défini les deux variables indépendantes qui lui semblent pertinentes, de reconnaître les deux frontières qui sont déterminantes. Ces frontières sont elles aussi indépendantes, ce qui facilite leur établissement. Par exemple, dans la conception de la matrice BCG, la frontière de part de marché a été définie de manière à distinguer le leader des autres entreprises. Quant à celle de la croissance du marché, elle est définie en référence à la croissance moyenne attendue sur les marchés à l’époque de la création de la matrice (Hedley, 1977 ; Henderson, 1973). L’autre question relative aux frontières renvoie au risque de ne pas pouvoir allouer aisément des phénomènes à une seule case, ceux-ci ayant tendance à se trouver à l’intersection de deux zones. Dans le cas de la matrice BCG, l’un de ses concepteurs, Henderson, règle le problème lié à la frontière de la part de marché relative en considérant que c’est une « situation instable qui persiste rarement longtemps. Des compétiteurs de taille identique sur un segment produit-marché restent rarement de même taille » (Henderson, 1973, p. 1). Du point de vue de l’utilisateur d’une matrice 2*2 se pose le problème général de tout outil de gestion qui est le risque d’automatiser la décision ; alors qu’il convient de rediscuter les hypothèses du modèle si on l’emploie dans le cadre de la formulation de la stratégie. Cette dernière constitue un ensemble d’hypothèses dont l’outil ne reflète qu’une partie, en considérant par exemple les deux variables choisies comme étant celles qui sont pertinentes. Kaplan et Norton (2001) rappellent que leur « carte stratégique » reflète des hypothèses de causalité à partir desquelles on définira les indicateurs de performance à retenir. Ainsi, les liens de causalité doivent pouvoir être modifiés si les hypothèses sont invalidées. De même, il ne faut pas oublier que les frontières ou les variables de la matrice peuvent être changées. 237 Comme nous l’avons vu avec Goody (1977) dans le premier chapitre, c’est aussi le problème général de l’écrit de fixer une fois pour toute la connaissance – en particulier les tableaux peuvent avoir un effet pervers, à savoir celui de rigidifier les relations entre cases. La matrice, qui se différencie du tableau par le fait qu’elle est à double entrée (Bertin, 1977)1 , peut ainsi induire une fixité des liens entre les deux variables qui ne sont plus vraies. Par ailleurs, la matrice 2*2 a souvent été formalisée avec une dénomination des quatre cases (Henderson, 1973 ; Lowy et al., 2004 ; Nonaka, 1994). Le risque est ici aussi de garder une dénomination qui ne correspond plus à ce que représente cette case. Citons par exemple la case que l’on appelle généralement « poids mort » et qu’Henderson avait nommé « chien » (Henderson, 1973). Celle-ci désigne une situation sans valeur, dans la mesure où s’il s’agit d’une activité prévisible, qui ne changera pas, elle entraîne également un gaspillage des ressources puisqu’elle ne donnera jamais lieu à des flux de liquidité importants. Hambrick, MacMillan et Day (1982) remettent en cause cette approche avec une possibilité d’avenir pour les activités « chiens » : « ce qui est nécessaire est une recherche et une pensée créative, positive sur comment les chiens peuvent être gérés pour une performance maximale à long terme » (Hambrick et al., 1982, p. 528). Si ainsi la perception de cette case change, la dénomination devrait aussi changer. Dagognet (1999) considère que cette dernière constitue l’un des trois « outils de la réflexion » permettant au scientifique de créer des connaissances, avec la classification et la schématisation. Le choix du mot est ici important parce qu’il reflète la compréhension des phénomènes étudiés par le chercheur : « Je désire, écrit Bergman, que les dénominations soient, autant que possibles, conformes à la nature des choses. Je sais bien que les mots sont comme des pièces de monnaie et que les changements de noms peuvent occasionner une grande confusion ; on ne peut disconvenir cependant que la chimie n’ait été, comme les autres sciences, autrefois surchargée de noms très impropres… Il importe surtout de donner aux nouvelles substances des noms conformes à leurs caractères ; c’est pour cela qu’au lieu de la dénomination d’air fixe, qui tient à une idée peu exacte, j’emploie celle d’acide aérien… » (cité par Dagognet, 1999, p. 161). 1 Le tableau a une seule entrée et un ensemble de modalités sur l’autre axe. 238 L’attrait pour la matrice 2*2 peut aussi s’expliquer par l’usage intensif des diagrammes1 et l’habitude de représenter les éléments selon deux axes en gestion. Le développement de l’analyse factorielle peut aussi être une autre explication à l’attrait pour le découpage d’un plan entre quatre zones selon deux axes. La matrice 2*2 peut par contre devenir une superposition de quatre zones à un diagramme habituel. Le problème qui se pose alors concerne la contradiction entre un raisonnement à l’aide d’un diagramme et celui à l’aide d’une matrice. Cette dernière possède un certain nombre de propriétés qui la rendent utile au raisonnement (voir tableau ci-dessous). Le diagramme ne fonctionne pas sur les mêmes propriétés et il est difficile de pouvoir les additionner. Alors que ce dernier témoigne d’une continuité et d’une évolution précise des données, la matrice fonctionne selon un principe de discontinuité et une possible approximation du raisonnement. En effet, la construction d’une matrice passe par la définition de frontières comme nous venons de le voir ; frontière dont la détermination est plus ou moins précise. Le raisonnement porte dans ce cas sur l’appartenance à une case et non sur une évolution précise de données chiffrées (distinction par rapport au diagramme chiffré) ou une tendance (distinction par rapport au diagramme non chiffré). Par conséquent, les aspects dynamiques mis en évidence dans de nombreuses matrices comme celle de Nonaka et Takeuchi (1997 [1995]) vont à l’encontre des propriétés usuelles recherchées pour les matrices : « because the matrix representation does not indicate paths connecting subsets of items, it does not really make sense to talk about traversing this type of representation » (Novick et Hurley, 2001, p. 171). La représentation de chemins, de trajectoires est la propriété des réseaux ou des hiérarchies (Novick et al., 2001). Nous obtenons ainsi dans les matrices montrant des aspects dynamiques une superposition d’un cadre formel – la matrice – et d’une représentation de courbes, de chemins qui peuvent faire référence aux diagrammes ou aux réseaux. Il s’agit dès lors de savoir si cette matrice est utile au raisonnement ou s’il ne s’agit que d’une rhétorique adaptée à un contexte particulier et qui peut être soumise à un effet de mode.
Pourquoi et comment la matrice 2*2 peut être d’un emploi rhétorique
Comme nous venons de le voir, certains emplois de la matrice vont à l’encontre de leurs propriétés naturelles pour la résolution de problèmes logiques et justifieraient parfois l’emploi de schémas plus adaptés. En revanche, les problèmes de gestion ne sont pas nécessairement des problèmes logiques. Nous pouvons évoquer les problèmes 240 informationnels qui empêchent les solutions optimales ou une prise de décision qui ne s’appuie pas que sur des facteurs objectifs (March et Olsen, 1976). Avec la mise en évidence d’une utilisation de la matrice 2*2 en dehors des règles logiques, nous chercherons les facteurs d’adaptation de l’outil au contexte de la gestion ainsi que les aspects rhétoriques. En effet, la matrice 2*2 peut être utilisée par les auteurs au-delà de son intérêt cognitif pour une raison rhétorique, à savoir avec le motif de vouloir faire passer un message de façon efficace par le biais d’un ensemble de techniques allant à l’encontre d’un usage littéral du langage. Avec l’engouement pour les matrices BCG, de nombreux auteurs peuvent chercher à faire passer leur idée en faisant référence plus ou moins explicitement à cette représentation. La matrice 2*2 devient un vecteur de transmission d’idées parfaitement acceptable après que l’une de ces représentations soit devenue une forme connue et apprise par un grand nombre de gestionnaires. Un autre moyen de distinguer l’aspect rhétorique de l’aspect cognitif est de vérifier la référence aux hypothèses qui limitent sa validité. S’il est fait référence à la matrice BCG, fait-on référence à la courbe d’expérience dont elle tient sa justification et est-il précisé que sa validité dépend donc de celle de la courbe d’expérience, validité discutée depuis au moins 1974 (Abernathy et Wayne, 1974) ? L’attrait pour les matrices en général peut provenir du sentiment de complétude qu’elle donne : nous sommes sûrs de pouvoir insérer tous les phénomènes dans l’une des quatre cases. A ce niveau là, nous sommes dans la rhétorique car cet aspect n’induit nullement que nous avons la bonne représentation pour la décision. En effet, toute forme graphique peut contenir l’ensemble des possibilités. Cela dépend du choix des catégories et non de la forme graphique. La complétude de la matrice 2*2 est acquise si aucune valeur possible des deux variables n’est oubliée ce qui est assuré avec par exemple des catégories correspondant à des valeurs « faible » et « élevé » correspondant à l’ensemble des possibles allant jusqu’à la frontière « moyen ». Comme nous l’avons vu précédemment, la discussion de la pertinence de la matrice porte premièrement sur les frontières : tout d’abord, est-ce qu’un phénomène n’appartient qu’à une case ? Ensuite, est-ce que les deux variables fournissent une représentation du phénomène pertinent par rapport à la décision à prendre ?