L’espace problématique
Pour rester dans un cadre proche de notre réflexion théorique, nous avons décidé de faire porter nos efforts pratiques sur le terrain familier de la recherche scientifique, plus particulièrement celle qui se fait en sciences humaines, ainsi que sur les moyens d’y soutenir la collaboration de groupe par un outil CSCW (Computer Supported Cooperative Work). Dans cet effort, il faut tout d’abord prendre en compte la nature spécifique du domaine visé.
Etudier une épistémologie particulière
Nous avons déjà exposé plus haut l’argument selon lequel l’appareil épistémologique des disciplines qui traitent de l’intentionnalité humaine [Nida-Rümelin 2005] ne peut pas se fonder sur un mécanisme de légitimation du savoir qui repose sur des expériences reproductibles à l’identique. Il existe certainement des méthodes empiriques / expérimentales en sciences humaines qui produisent des résultats convaincants, mais ils sont toujours limitées dans le temps et l’espace et il est impossible de contrôler toutes les variables intervenant dans une telle expérience et, par conséquent, de la rendre reproductible. L’objet étudié, l’être humain, est d’ailleurs beaucoup trop complexe et instable pour qu’un appareil méthodologique ou conceptuel puisse le capter dans toute sa profondeur. Cela ne veut pas dire que le savoir des sciences humaines n’ait pas de valeur, bien au contraire ; mais sa valeur diffère des connaissances produites par les sciences « dures ». Tandis que ces dernières nous permettent de contrôler notre environnement naturel, les premières aident à nous orienter dans notre environnement social et culturel. Or, le social et le culturel sont en mutation permanente et c’est pour cette raison – et à cause de la complexité inhérente de leur objet – que les concepts et modèles que nous produisons en sciences humaines sont toujours une perspective cohabitant avec d’autres regards qui expliquent ce qui semble le même phénomène de façon très différente. En nous approchant techniquement de ce champ disciplinaire, nous souhaitions donc prendre en compte aussi bien l’hétérogénéité des connaissances que les contradictions entre les différentes approches. La pluralité est une caractéristique intrinsèque des sciences humaines et dans un souci de ne pas les engager dans une voie unique, nous avons dès le départ exclu de travailler avec des ontologies ou d’autres modélisations rigides des connaissances qui ne reflètent guère les savoirs produits par les communautés de pratique en sciences humaines. Jean Lave et Etienne Wenger [1991, p. 98] définissent la notion de « communauté de pratique » (community of practice) comme « un ensemble de relations entre personnes, activité et monde » (a set of relations among persons, activity and world). Les auteurs ajoutent que l’existence d’une telle communauté « est une condition intrinsèque de l’existence des connaissances » (is an intrinsic condition for the existence of knowledge). Suivant cette affirmation, toute discipline scientifique est avant tout une communauté de pratique qui produit les concepts de base, les métaphores et l’horizon interprétatif des connaissances produites en son sein. Les différents média et institutions – les livres et les bibliothèques, les revues et les conférences, les cours et les universités – constituent la base matérielle et organisationnelle de l’émergence de groupes qui deviennent communautés pour se stabiliser enfin en disciplines. Ces formes d’organisation sociales sont les supports de l’ensemble des activités et des lieux de la production de connaissances ; un outil qui entend soutenir la production scientifique doit faciliter / soutenir du même coup l’émergence et la maintenance de ces collectifs.
L’un des problèmes majeurs rencontré dans les secteurs de la recherche scientifique est celui de la mondialisation. L’arrivée du Web et la réduction des prix du transport aérien ont pour effet que les travaux et même les personnes physiques des chercheurs circulent, toujours plus rapidement, autour la planète – ce qui, selon Manuel Castells, affecte profondément notre rapport à l’espace. Pour la recherche, la distance cesse de fonctionner comme une frontière légitime : « La recherche scientifique à notre époque est globale ou cesse d’être scientifique. » [Castells 1996, p.
Alors qu’on pouvait pardonner il y a 20 ans à un chercheur de ne pas avoir connaissance de travaux similaires aux siens mais produits à l’autre bout de la planète, une telle ignorance est devenue un véritable faux pas aujourd’hui. Cette situation est peut-être moins aboutie pour les sciences humaines qui hésitent encore à adopter l’anglais comme lingua franca ainsi que l’ont déjà fait les sciences « dures » et le domaine technique. L’internationalisation de la recherche reste néanmoins un fait pour toutes les disciplines et notre propre champ de recherche, les NTIC et leurs dimensions sociales, culturelles et politiques, est certainement l’un des plus affectés par cette tendance. La prolifération du travail interdisciplinaire, qui marque les SIC peut-être plus que d’autres disciplines quoiqu’elle les touche toutes, constitue encore un autre élément qui nous amène à affirmer que les sciences humaines sont finalement confrontées au problème d’une véritable surcharge d’information et de communication de la même façon que les autres sciences.
Pour l’instant, les modes de recherche et de filtrage d’information (de ressources et documents) restent très traditionnels et se font sur un arrière-plan d’organisation social complexe, composé des différentes structures de distinction : la spécialisation disciplinaire et la fragmentation intellectuelle ainsi que les modes sociaux d’exclusion et d’inclusion réglés par la circulation des différents capitaux culturaux [cf. Bourdieu 1984]. En ce sens, le pouvoir fonctionne comme une force de structuration du savoir. L’appartenance à un groupe détermine largement quels revues, bases de données, conférences, sites et langages doivent être pris en compte et lesquels peuvent rester en dehors. Les transformations qui agitent en ce moment le monde de la recherche, sa réorientation vers plus de concurrence et de mobilité joueront cependant le rôle d’une force de délégitimation par rapport aux fonctions structurantes de l’organisation sociale. Dans l’avenir, nous serons très probablement moins protégés contre l’avalanche de productions scientifiques qui se produit perpétuellement devant nos yeux. La recherche et surtout le filtrage de l’information en sciences humaines devront s’appuyer sur des stratégies qui seront plus techniques qu’elles ne le sont aujourd’hui.
Cela ne veut pas dire que la dimension sociale sera moins importante, bien au contraire, mais elle devra s’exprimer différemment. Pour l’instant, le travail de recherche, d’interprétation, de filtrage et de synthèse tel qu’il se fait en amont de la publication est habituellement, en sciences humaines, un effort individuel et rarement le fruit d’une véritable collaboration. Nous sommes convaincus que la transformation du paysage de la recherche force déjà et forcera encore plus demain les chercheurs, y compris dans notre propre secteur, à collaborer de manière soutenue, non seulement pour affronter la quantité des sources disponibles mais également pour faire face à la complexité croissante de notre environnement créé.
La difficulté de formaliser les objets étudiés, les divergences fondamentales par rapport aux paradigmes de base, la liaison toujours forte à la culture nationale et l’habitus solitaire se présentent comme les raisons principales du fait que les sciences humaines, comparées à d’autres disciplines, n’ont guère introduit de systèmes informatiques spécialisés dans leur communautés de pratique. Nous pouvons constater que malgré usage important des nouvelles possibilités de publication sur le Web (revue en ligne, CMS, etc.) de l’email et des listes de discussion pour la communication interindividuelle et en groupe, des outils plus élaborés n’ont pas encore pénétré dans le monde des sciences humaines. En ce qui concerne les dispositifs CSCW, tels que les collecticiels ou les logiciels de gestion des connaissances (knowledge management), l’usage est au mieux sporadique.
A partir de ces constats, notre objectif a consisté à produire un dispositif informatique qui puisse soutenir l’émergence et le maintien de groupes de chercheurs à taille variable en favorisant la collaboration entre leurs membres indépendamment du lieu de séjour des individus. Le dispositif aurait aussi à prendre en compte certaines spécificités des sciences humaines et devrait avant tout permettre assurer un effet de filtrage, d’orientation et d’organisation par rapport à la masse de textes et d’articles qu’on peut trouver sur le Web, sans imposer un corset strict ou difficile à manipuler. Compte tenu de la complexité, de l’hétérogénéité et de l’individualisme qui marquent les sciences humaines peut-être plus que d’autres disciplines, nous avons conçu notre travail pratique non pas comme l’implémentation d’une série de spécifications établies par avance mais comme un processus de découverte et d’expérimentation qui fasse participer les usagers à l’émergence de l’objet ainsi qu’à ses spécifications. Afin de lancer ce processus, nous avons identifié trois axes principaux qui font partie intégrale du travail scientifique tel que nous le connaissons et qui se prêtent à une assistance technique : la recherche de documents, ressources et informations, la gestion de ce qui est trouvé et la collaboration collégiale par rapport au deux premières tâches. Ces efforts s’intègrent bien sûr dans un contexte habité par un grand nombre de travaux antérieurs.
Stratégies existantes
Bien que la recherche d’information (information retrieval) et la gestion d’information (information management) soient, du point de vu de la science de l’information, des champs assez différents, lorsqu’on adopte une perspective orientée vers la pratique du travail scientifique, elles apparaissent comme des tâches qui forment un cycle étroitement lié. Les chercheurs n’ont pas seulement besoin de localiser des articles et des présentations intéressants pour leur travail, mais ils doivent également évaluer l’utilité du document trouvé et l’insérer dans un système de classification, qu’il soit implicite ou explicite. Un document considéré comme utile doit être disponible pour un accès facile techniquement ainsi que cognitivement. Cela vaut aussi bien pour les groupes de recherche que pour les individus qui utilisent le Web comme source d’information scientifique. Par la suite nous allons présenter, de façon rapide, les stratégies techniques les plus souvent utilisées pour ces deux tâches ainsi que celles qui se sont développées par rapport à la question de la collaboration en ligne.
Recherche d’information
Dans le contexte de la recherche d’information, la science de l’information distingue traditionnellement deux gestes de base : chercher (search) et naviguer (browse) [cf. Chu 2003 ; Saleh 2005]. Sur le Web d’aujourd’hui, ces deux modes sont souvent combinés, notamment chez les grands acteurs du marché où les moteurs de recherche « classiques » tel que Google proposent également des annuaires, et où des spécialistes de l’annuaire comme Yahoo mettent à la disposition des usagers une technologie de recherche complète. Même pour les experts, ces portails restent le point d’entrée privilégié pour la chasse à l’information. Dans un contexte plus spécifique, deux des trois grands, Google avec Google Scholar229 et Microsoft avec Windows Live Academic230, offrent des services spécifiques pour le monde de la recherche, et des projets académiques généralistes comme CiteSeer231 complètent l’offre consacrée à la recherche. Excepté ces projets à échelle industrielle, il existe bien sûr des outils de recherche consacrés à des domaines spécifiques – bien que les sciences humaines soient loin de bénéficier de dispositifs comparables à ceux des sciences dures ou de la médecine. Des portails comme le Directory of Open Access Journals (DOAJ)232 regroupent un très grand nombre de revues à accès libre (2350 en août 2006) et facilitent la recherche en proposant un moteur de recherche unifié qui occupe une place centrale dans la topologie du réseau. En y ajoutant les efforts nationaux pour rassembler des publications comme le fait par exemple pour notre discipline l’@rchiveSIC233 en France, nous voyons que les sources et publications deviennent toujours plus accessibles et la question est davantage de savoir comment réduire le nombre des réponses aux plus pertinentes et cibler la recherche de manière plus précise.