Posture et épistémologie
Pour traiter ces questions, nous présentons ici notre rapport au terrain et à ses données, et les soulignons les enjeux épistémologique de ces postures. Notre recherche doctorale débute par l’expérimentation technique dont nous avons a eu la charge. Les résultats présentés ici sont le résultat direct de cette intervention de terrain, en tant que chef de projet OTC, et chargé de recherche, en parallèle, sur le thème des nouveaux modèles d’affaires induits par ce dispositif OTC. La coordination et le travail de recherche s’effectuent respectivement chez deux partenaires du groupe projet : le laboratoire de rattachement et l’entreprise d’accueil CIFRE. Ce rôle de coordinateur des travaux du projet nous met, de plus, en prise directe avec les sept entreprises membres du groupe projet, au plus proche des versants techniques, opérationnels et stratégiques de cette initiative collective. Compte tenu de cet ancrage très fort au terrain de recherche, les résultats présentés dans cette thèse sont représentatifs des travaux réalisés pour le compte d’un projet collaboratif, d’une entreprise d’accueil et d’un laboratoire d’appartenance. Dans notre recherche, nous sommes ainsi intervenus à différents niveaux, pour chacune des itérations présentées dans ce manuscrit : — Animer un groupe projet, — Orienter les choix techniques, — Implémenter une infrastructure technique, — Collecter et traiter les données, — Guider les acteurs combler le gap entre des constats de BM réussis,— Chercher à concevoir des BM correspondant à cette “nouvelle donne”, pour outiller la confrontation au marché — Chercher à concevoir ces nouveaux BM (inconnus en début de projet : de 2011 à 2012) à partir des premiers choix techniques du projet OTC. Nous adoptons différentes postures suivant la nécessité d’intervenir, ou au contraire, d’observer le phénomène sans l’induire. Cette immersion nous amène à traiter la question BM par une activité de conception [Aggeri, 2015]. Ces interventions sont autant d’itérations de tests, d’expérimentation où le chercheur endosse un rôle actif dans l’organisation. Son intervention introduit au sein de l’organisation des modèles, des méthodes. Celles-ci sont alors mises en œuvre sur ce terrain investi. Les résultats de ce processus renseignent sur l’organisation et la dynamique de ses BM. [Aggeri, 2015] [Laufer, 2012]. Les rôles ainsi endossés ont pour conséquence, une immersion totale, dont la contrepartie est une absence de distance avec le terrain, un rapport direct aux données primaires produites en grande partie par le chercheur et ses partenaires, que ce soit au niveau technologique que business, et une prise en compte précoce de la dimension business dans les choix techniques afin de garantir la capacité générative de nouveaux BM. Fort de cette position centrale dans le projet, nous abordons nos questions selon une démarche constructiviste [Le Moigne, 2012], à savoir que d’une part nous cherchons à construire ces business models et, d’autre part, nous cherchons à les diffuser au-delà du groupe projet.
Appartenance quasi totale au terrain
Une présence forte, voire quasi-permanente sur le terrain comporte le risque de transfert du terrain vers le chercheur . Ce dernier, immergé sur le terrain, en tant qu’observateur mais aussi acteur de ce terrain, “dans une culture forte et des conditions éprouvantes, est susceptible de perdre ses repères et d’épouser les codes et les rites de l’organisation étudiée” [Aggeri, 2016]. Cela comporte des limites épistémologiques [Aggeri, 2015], car il faut savoir gérer la distance au terrain induite par cet engagement au sein de l’entreprise. En revanche il s’agit d’une position de choix, au plus près des phénomènes étudies, sur un temp long, ce qui permet de questionner l’innovation de BM au coeur même de l’organisation, au plus près de ses ressources et peut nous éviter par là-même une description superficielle et orientée. Dans cette configuration, le chercheur est à la fois source de données et analyste de ces propres actes. Cela relève du paradoxe de Schrödinger : l’observation interagit sur la qualité du résultat et des conclusions que l’on peut tirer. La présence même du chercheur et son action au service du changement ont un effet certain sur les résultats et sur la qualité d’observation du chercheur. A cet égard, Jacques Girin note que : “Le problème de l’interaction entre la recherche et le terrain réside dans le fait que, à vouloir observer, on agit sur la réalité que l’on voudrait saisir et que cette réalité agit en retour sur la dynamique de la recherche” [Girin, 1990] Pour pallier ce risque et ce relativisme, il est important de mettre en oeuvre des mécanismes de “contre-transfert”, et de validation externe, à travers la restitution de son travail à l’extérieur, auprès de pairs. Pour se faire, nous avons eu à restituer l’avancement de nos travaux de recherche et d’expérimentation à différentes instances externes : Validation de la production scientifique auprès de : — Financeur de la thèse : l’ANRT : dossier de financement et comptes rendus annuels, validation de la démarche de recherche et des résultats par l’encadrement scientifique et l’entreprise. — Séminaires de l’Ecole doctorale du Laboratoire d’accueil, CGS, de 2012 à 2014, — Séminaire doctoral de l’European Logistics Association 2013, — Séminaire méthodologique du CEFAG-Entreprises 2011, — Conférences scientifiques : SOHOMA 2014 [Le Roch et al., 2015], IPIC 2015 [Le Roch, 2015], Green Supply Chain 2014, — Article : Annales des Mines, Réalités Industrielles, 2013 [Le Roch and Ballot, 2013],
Auprès de la communauté logistique
— Salons Emballage 2014, SITL 2014, Euralogistics 2014, — Groupe projet : comités de projets mensuels et comités de pilotage, réunions techniques, — Ministère des transports et Fonds Unique Interministériel, financeur du projet OTC : évaluation à travers la production scientifique, et les compte-rendus annuels (2012, 2013) et final (2015). [Fabbe-Costes et al., 2000] relève pertinemment les atouts et les écueils d’une telle intervention sur un terrain d’innovation de système d’information en logistique : Soulignons que le chercheur bénéficie souvent d’un accueil favorable quand les entreprises sont motivées par ces recherches et directement intéressées par les résultats, mais surtout quand elles sont fières de montrer leur réussite. Soulignons l’extreme réticence des entreprises à faire participer des chercheurs à des projets jugés stratégiques, et/ou risqués du point de vue ressources humaines, et plus encore à leur faire partager des projets “bloqués” ou qui ont échoué. Que penser des seules success stories ? Pourquoi ne pas plus s’intéresser aux échecs ? Comment accéder aux échecs ? Comment accéder aux échecs qui sont autant de crises à surmonter, de révélateurs de dysfonctionnements, de chances de changement ? Ou, comme le souligne [Aggeri, 2016] : Les entreprises et les organisations sont passées maîtresses dans l’art du storytelling, c’est à dire dans la production de discours enjolivés pour la communication externe ou interne (. . . ) La recherche en gestion s’intéresse non seulement aux effets visibles mais également aux « technologies invisibles » constituées par l’instrumentation et les pratiques de gestion [Berry, 1983]. [Fabbe2000] précise : L’ambiguïté des relations homme/technologie augmente la difficulté de la relation avec le terrain. Elle se traduit par des discours parfois biaisés et des problèmes de dissonance. Le recueil d’information sur le terrain est donc délicat et suppose d’y passer du temps pour dépasser les discours convenus, les réponses “politiquement correctes”. Par ailleurs, certaines problématiques sont révélées au fil de la recherche et n’émergent qu’en raison d’un résultat d’expérimentation ou d’une décision des acteurs. En recherche intervention, la question de recherche, les mécanismes sous-jacents ne sont jamais connus d’avance 1 : la recherche-intervention ne vise pas à tester des hypothèses théoriques qui auraient été identifiées en amont, mais bien d’engager une exploration afin de mieux caractériser le problème en jeu et d’identifier des pistes de réflexion ou d’instrumentation [Aggeri, 2016]. Le fil de cette recherche s’est ainsi construit chemin faisant, parfois par sérendipité et en évitant le risque de circularité [Dumez, 2013], consistant à chercher, avant tout, à retrouver une théorie pré-existante dans le matériau de terrain. Notons que l’introduction d’un nouveau type de service logistique, puis éventuellement, de nouveaux systèmes d’information, n’impliquent pas systématiquement l’émergence de nouveaux modèles d’affaires. Ces trois niveaux d’innovation peuvent donc être présentés sous forme de séquence. A chaque étape, nous raisonnons “toutes choses égales par ailleurs” : bien qu’étroitement imbriqués sur le terrain et au sein d’un Business Model, chaque dimension de la problématique est traité de façon séquentielle, au fil de la construction du modèle 2 . A titre d’exemple, dans la phase de test du système d’informations, le schéma logistique de l’organisation pilote reste inchangé. Ce cas d’application est connu et maîtrisé : son BM initial de type produit-service, son organisation logistique de collecte/concentration/ repositionnement, son offre de support intercalaire réutilisable que sont les palettes carton Kaypal!R MR). Réciproquement, lors de cette même phase de test du SI, le BM est lui même considéré comme inchangé, le dispositif technique testé ne visant alors que son optimisation, phase 1 chez [Linder and Cantrell, 2000].