Évaluation de filières passées ou existantes de séparation à la source de l’urine
Les mises en œuvre de séparation à la source de l’urine que nous avons brièvement présentées dans la quatrième partie montrent une imbrication de multiples facteurs qui influent sur l’effectivité de la réalisation d’une séparation à la source et d’une valorisation d’urines ainsi que sur le bilan environnemental, économique ou social de telles opérations. En outre, les modalités pratiques de mise en œuvre de projets de séparation à la source de l’urine et leur succès dépendront de multiples facteurs : l’échelle de réalisation des projets, les caractéristiques des bâtiments et des populations concernées (densité, quartier résidentiel ou tertiaire, caractéristiques socio-démographiques des populations, degré d’engagement bénévole des habitants, etc.), le soutien de la démarche par les acteurs de régulation publics, le modèle économique mis en place, etc.
À travers la très grande variété possible de chaînes de gestion de l’urine, nous constatons que les chaînes complètes circulaires bénéficient de retours d’expérience en nombre assez restreint et que beaucoup de chaînes sont encore à un stade précoce de recherche et développement. Leur évaluation en est rendue d’autant plus délicate que les chaînes complètes de valorisation d’urine présentent à chaque fois des particularités locales de mise en œuvre dont on peut légitimement questionner les possibilités de généralisation. Elles sont toutefois déjà riches en enseignements et les nombreux travaux de recherche réalisés à leur sujet ainsi que le retour que nous avons pu en avoir par notre démarche de recherche-action et nos évaluations complémentaires permettent déjà de profiter d’une certaine maturité du sujet. Comme l’indique Tove Larsen, la conjoncture actuelle est beaucoup plus favorable que lors de l’engouement initial suédois pour la séparation à la source car les projets qui sont lancés aujourd’hui peuvent bénéficier de plus de vingt ans de retour d’expérience en Europe (Larsen, 2017).
Dans ce chapitre, nous allons dresser un rapide bilan du retour d’expérience que l’on peut tirer des réalisations de séparation à la source de l’urine en Europe depuis vingt ans.
Bilan des réalisations suédoises : engagement citoyen et volonté politique
Les premiers projets suédois de séparation à la source de l’urine ont rencontré de nombreuses difficultés dans leur mise en œuvre et ont essuyé les plâtres du déploiement très rapide de nouvelles techniques pour lesquelles personne ne disposait de retour d’expérience. En effet, nous avons montré à la section 4.1.2 en quoi la Suède a connu un engouement pour la séparation à la source de l’urine au début des années quatre-vingt-dix. Les premiers projets de recherche visant à accompagner ces développements et à fournir des recommandations pour la mise en œuvre de la séparation à la source de l’urine ont commencé à la fin des années quatre-vingt-dix et ont rendu leurs conclusions au début des années deux mille dont
– un rapport porté, entre autres, par la Compagnie des Eaux de Stockholm246 en 2000 (Johansson et al., 2000) ;
– un rapport porté, entre autres, par le Conseil pour la Recherche en Construction247 en 2000 également (Jönsson et al., 2000).
Or un grand nombre d’initiatives ont été lancées dans les années quatre-vingt-dix, sans pouvoir bénéficier de ces travaux et sans nécessairement mesurer pleinement les contraintes et les limites du déploiement de la séparation à la source de l’urine. En particulier, de nombreuses initiatives ont été lancées par des sociétés immobilières dans une logique de verdissement de leur offre et elles ont pris en charge la construction de systèmes de séparation, collecte et stockage d’urine au niveau du bâtiment (Vinnerås & Jönsson, 2013). Mais les modalités de répartition des responsabilités, des financements et des tâches pour faire fonctionner ces nouvelles chaînes de gestion de l’urine dans leur entier (c’est à dire au niveau du bâtiment déjà, mais également dans les maillons complémentaires « transport », « traitement » et « usage final ») n’ont souvent pas été définies à l’avance. En particulier, les collectivités locales n’ont souvent pas été impliquées pour le transport ou la valorisation future de cette urine. Personne n’a ainsi pris la responsabilité de porter et d’organiser la chaîne au-delà du maillon « stockage ». Les urines n’ont donc pas été utilisées et la maintenance complémentaire nécessaire pour l’entretien des toilettes et des tuyaux de collecte d’urine, encore mal connue à l’époque en outre, a représenté une contrainte dont l’unique contrepartie était l’éventuelle économie d’eau de chasse et qui s’est avérée trop faible pour justifier les efforts complémentaires nécessaires.
Dans la majorité de ces projets où l’urine n’était pas valorisée, les toilettes ont été changées pour des toilettes conventionnelles unitaires au bout de cinq à dix ans (ibid.).
En outre, fin 2006, la Suède connaît une alternance politique : la coalition formée autour du parti social-démocrate avec l’ancien parti communiste et le parti des Verts, perd les élections générales de septembre 2006 au profit de l’opposition des partis de droite. Ce revirement politique, après douze années de gouvernement par les partis de gauche, marque la fin du soutien politique au déploiement de cette alternative au tout-à-l’égout, portée principalement jusqu’alors par des considérations écologiques. Dans le même temps, une certaine défaveur apparaît vis-à-vis d’un système dont beaucoup de réalisations ont montré des difficultés de maintenance et n’ont pas duré plus de dix ans.
La même année, le groupe EcoSanRes publie une nouvelle synthèse de recommandations très complète et analyse les retours d’expérience des plus importantes réalisations de séparation à la source de l’urine (Kvarnström et al., 2006). Malheureusement, peu de nouvelles initiatives seront lancées en Suède après la publication de cet ouvrage et le changement politique est fréquemment mentionné par les acteurs suédois que nous avons rencontrés pour expliquer la retombée de cet engouement. Poutant, à ce moment, une communauté scientifique et technique émergeait qui possédait désormais les compétences nécessaires pour permettre de faire fonctionner convenablement, sur le plan de la réalisation technique, des chaînes complètes de séparation à la source et de valorisation des urines. Une des autres limitations importantes au déploiement de la séparation à la source de l’urine en Suède réside dans son modèle économique. Comme le résume Pascal Dauthuille, directeur chez Suez (Annexe 1), « il n’y a pas de business model » associé à ces chaînes de valorisation de l’urine. Pour préciser ce point, nous dirons que la séparation à la source induit un certain nombre de charges, traduisibles éventuellement sous forme financière.
Bilan des réalisations allemandes et néerlandaises : micropolluants et modèle économique
En Allemagne, la séparation à la source de l’urine a visiblement rapidement buté sur une méfiance de la communauté scientifique vis-à-vis de l’innocuité de l’urine humaine en tant qu’engrais directement appliqué sur les champs après stockage, du fait de la présence de résidus médicamenteux dans l’urine. Ainsi, la thèse de Martina Winker (Winker, 2009), bien qu’elle aboutisse à une absence ou à une limite de détection des molécules pharmaceutiques recherchées dans le sol et dans la plante249, n’en conclut pas moins ainsi : « Aucune évaluation des effets toxiques des produits pharmaceutiques ingérés pas les humains via les cultures n’est possible pour le moment au regard des résultats de cette recherche.
Toutefois, les craintes existent et tant que ces craintes ne sont pas dissipées, il est recommandé que l’urine des personnes prenant des médicaments ne soit pas utilisée pour la fertilisation des cultures destinées à l’alimentation. »250 Cette recommandation est plus restrictive que celle de l’OMS qui, dans son rapport postérieur de trois années (2012a), indique : « Les effets [des résidus de produits pharmaceutiques ou des produits résultant de leur métabolisme] sur l’écosystème et les animaux ne sont pas connus, mais on suppose que les effets négatifs sur la quantité ou la qualité des produits agricoles sont négligeables ». L’OMS ne formule pas de restriction à l’usage agricole de l’urine lié à la présence de résidus médicamenteux et la position allemande apparaît ainsi nettement plus restrictive.
L’Allemagne est progressivement en train d’interdire l’épandage des boues de stations d’épuration dans cette même logique de primauté d’une précaution vis-à-vis de risques encore inconnus. Dans le même temps, l’Allemagne prévoit l’extraction sélective du phosphore des cendres de boues de station d’épuration pour maintenir ou mettre en œuvre, sur cet élément, une circularité (cf. sous-section 4.3.3.1). L’épandage d’urine humaine, pratique inexistante avant les premières expérimentations de ces dernières années, arrive donc dans un contexte où l’épandage agricole de matières fertilisantes d’origine urbaine est fortement remis en cause et où les méthodes extractives sont réglementairement prônées. Nous n’avons toutefois pas connaissance du fait que l’épandage des urines animales, dont les niveaux de contamination en certains médicaments peuvent être largement supérieurs à ceux de l’urine humaine (cf. section 2.2.3), soit remis en cause en Allemagne, même s’il constitue certainement un sujet de préoccupation.
Le verrouillage socio-technique du XXe siècle autour du tout-à-l’égout : le cas parisien
Avant d’étudier les conditions dans lesquelles il nous semble possible que la séparation à la source de l’urine puisse émerger dans le contexte actuel de l’agglomération parisienne, voire qu’elle constitue les prémices d’une transition socio-écologique de son système alimentation/excrétion, il nous paraît pertinent d’analyser plus en détails pourquoi il n’existe aujourd’hui pas, ou presque, de séparation à la source et valorisation des urines. Nous avons montré à la section 3.1.4 la linéarisation du système alimentation/excrétion de l’agglomération parisienne durant le XXe siècle par l’analyse des flux de substances correspondants. Nous allons ici chercher à comprendre en quoi cette linéarisation s’est accompagnée d’une transformation plus générale du cadre du système alimentation/excrétion de l’agglomération parisienne.
Ce mouvement général de linéarisation et ses éléments contextuels ont déjà été mis au jour par Barles (2005) et synthétisés par le titre de son ouvrage : « l’invention des déchets urbains ». Barles a montré un cloisonnement progressif entre les mondes urbains et agricoles252, qui commence dans les années 1880 et qui est presque totalement consommé à la fin de la période qu’elle a étudiée, à savoir les années 1970. Nous chercherons ici à compléter ces travaux en étudiant plus particulièrement leur traduction pour la gestion des urines et leur suite après les années soixante-dix.
La disparition de l’urine avec les matières fécales dans l’assainissement
Les excréments des habitants de l’agglomération parisienne ont progressivement disparu tout au long du XXe siècle. Ils sont présents dans la vie des Parisiens au XIXe siècle, et encore davantage avant, comme nous l’avons illustré dans la troisième partie avec l’usage des urines par les tanneurs, l’utilisation des pots de chambre, la présence d’excréments dans la rue ou la vidange des fosses d’aisance. Cette présence se manifeste sensoriellement a minima par la vue et l’odorat, avec une relation que l’on peut supposer neutre ou positive, comme dans le cas de l’utilisation d’urine par les tanneurs, ou a contrario négative dans le cas de la vidange des fosses d’aisance.