L’intentionnalité de l’éclairage du contenu
La possibilité même d’une réflexion sur la conception d’une séquence d’enseignement repose sur un point de vue essentiel : l’idée qu’un contenu de savoir puisse se présenter sous différents aspects selon la façon dont on choisit de l’aborder. L’image du paysage proposée par Laurence Viennot est particulièrement parlante à ce propos : « The body of knowledge on which scholars agree at a given time could be regarded as a landscape which can be lit from different angles, observed from different perspectives and travelled by different paths.There is a wide choice, therefore a need for a decision, which will be by no means innocuous, in order to define the conceptual targets of a given teaching sequence. (Viennot, 1999)
Ce choix des cibles conceptuelles – et ainsi « d’éclairage du contenu » – est en particulier orienté par la prise en compte des idées et modes de raisonnement communs des élèves sur le sujet, et influe fortement sur la manière dont il peut être présenté. « There is a strong mutual relationship between the ‘staging’ of a science content for teaching and the chosen spotlighting of this content, in other words the aspects of this content that have been chosen as central in the aimed-for comprehension. The “what” and the “how” of teaching overlap.
Their links should be examined in the light of learners’ common conceptions and ways of reasoning, as well as of a thorough content analysis ; this without losing sight of the distance existing between the learner’s conceptual starting point and the targeted understanding. »(Viennot, 2009)
Un point de vue très proche est revendiqué par Duit et al. (1997) dans leur programme de recherche « Model of Educational Reconstruction », en s’appuyant sur un positionnement épistémologique :
« Our approach is based on a constructivist epistemological position that assumes that there is no such thing as the “true” content structure of a particular content area. What is commonly called the science content structure is seen as the consensus of a particular science community. Every presentation of this consensus, including the presentations in the leading textbooks, is an idiosyncratic reconstruction of the authors informed by the specific aims they explicitly or implicitly hold. In our research program the approach of students’ perspectives and conceptions being idiosyncratic cognitive constructs is applied to scientific theories and concepts as well.
L’intentionnalité de l’éclairage du contenu
Issues of the content’s significance from the science perspective and from students’ perspectives are intimately interconnected. Furthermore, it is a key assumption of ours that the curriculum developers’ awareness of the students’ point of view may substantially influence the reconstruction of a particular science content in that the different point of view improves the researchers’ understanding of the referring science content. » (Duit et al., 1997).
Le rapport au sens commun
Une définition du sens commun
Apprendre quelque chose implique d’acquérir une nouvelle information. Une information est nouvelle si on ne l’a pas déjà, et est donc relative à ce qui est déjà là. Sur un sujet nouveau, des aspects de ce déjà-là sont en général partagés par différentes personnes pour qui ce sujet est également nouveau. C’est ce qu’on entend généralement par l’appellation de « sens commun ». Il comprend toutes les perceptions, représentations, idées ou modes de raisonnement que l’on peut avoir a priori sur un sujet donné, communs avec de nombreuses personnes ayant une expérience similaire à la nôtre 1.
L’importance de la prise en compte du sens commun pour l’enseignement est consensuellement revendiquée dans le champ de la didactique des sciences. L’idée qu’une nouvelle connaissance se construise sur la base de connaissances déjà existantes – que l’on se réfère à Socrate, Bachelard ou au constructivisme – ne connaît pas d’opposant.
LaurenceViennot (1996), après une synthèse efficace des apports de Bachelard et Piaget, conclut que « ces auteurs partagent au moins l’idée que l’on construit ses connaissances à la fois « avec » et « contre » celles que l’on possède déjà », tout en réaffirmant la généralité de ce consensus, et la direction de recherche qu’il implique.
Le sens commun comme point de départ
L’acquisition d’une nouvelle information, à partir d’un certain niveau de complexité, nécessite de l’appréhender progressivement, c’est-à-dire par étapes s’articulant de manière suffisamment cohérente. Lorsqu’une telle progression logique est nécessaire, la question se pose du point de départ sur lequel se baser.
« Pour comprendre un phénomène physique [. . . ], il faut des points d’appui, c’est-à-dire des choses que l’on sait déjà ou que l’on est prêt à prendre en compte. » (Viennot, 2002, p.39) Lorsqu’il s’agit d’enseigner un sujet nouveau pour des élèves, prendre comme point de départ le sens commun peut être considéré en soi comme inévitable. Pour passer d’un état à un autre d’information, il faut bien que l’on puisse s’entendre déjà sur l’état initial, à peu près commun, de ceux à qui il s’agit d’enseigner. « the design of teaching should give high priority to making sense to pupils, capitalising and using what they know and addressing difficulties that may arise from how they imagine things to be. » (Ogborn, 1997)
De fait, ce principe a priori banal et consensuel est appliqué avec des degrés assez divers, dans l’enseignement comme dans la recherche en didactique . Sans chercher à en donner des exemples pour le moment, une façon de commencer à se situer est d’annoncer que ce positionnement – le sens commun comme point de départ de l’enseignement – sera maintenu de manière particulièrement ferme ici. Ne jamais perdre de vue cette intention, dans les différentes formes que peuvent prendre ses applications, constitue un effort ayant structuré en grande partie ce travail de thèse.
Il s’agit, lors de l’introduction d’une nouvelle idée, de chercher à ce que la progression des étapes qui permettent d’y arriver soient systématiquement – dans la mesure du possible – ancrée à des faits ou significations partagés par le sens commun. Il s’agit en particulier de rattacher le discours au sens des mots dans leur usage le plus courant ou le plus intuitif, partagé par la grande majorité, indépendamment de la connaissance du vocabulaire scientifique. Si la progression logique pourra faire évoluer ces significations, cette évolution devra pouvoir être reliée à la base commune du langage courant.
Ce point de départ implique de considérer comme légitimes les idées et modes de raisonnement des élèves, dans la mesure où ils sont liés à cette base partagée du langage et de l’expérience commune.
Se relier au sens commun : état de l’art d’une intention partagée
La volonté de prendre le sens commun comme point de départ se retrouve chez de nombreux chercheurs en didactique, sous différentes formulations. « Work with it »
Duschl et al. (2011), analysant un grand nombre de séquences d’enseignement, font une synthèse du rapport au sens commun en jeu, sous-tendant la conception de ces séquences. Ils font la distinction entre l’approche consistant à « réparer » les conceptions erronées, et celle cherchant plutôt à « travailler avec » les idées a priori : « In our review of science learning progressions, teaching sequences and teaching experiments it is often quite evident when the researcher(s) is working from one or the other framework of conceptual change – the misconceptionbased fix it view or the intuition-based work with it view. » (Duschl et al., 2011)
La littérature sur le changement conceptuel (« conceptual change ») est immense, et il ne s’agit pas de passer en revue les différentes positions théoriques à ce sujet 3 . Sont considérés dans cette section seulement les postures proches de celle adoptée dans ce travail, rejoignant plutôt l’attitude de « work with it » que de « fix it » de Duschl et al. (2011), qu’ils exemplifient notamment ainsi : « […] students’ personal perspectives and views are seen as learners’ productive intuitions for understanding carbon cycling and water cycling. Therefore, the researchers’ perspectives on conceptual change reflects the intuition based ‘work with it’ view. » (Duschl et al., 2011) « Anchoring intuitions »
Parmi les références connues revendiquant l’utilisation productive de certaines idées du sens commun, la plus ancienne est probablement (Clement, 1987), avec l’idée d’« anchoring intuitions » :
“Students Have Anchoring Intuitions
Question 5. Is there a positive side to students’ conceptions ? Are there particular key examples or qualitative problem situations which are especially important to introduce and discuss in courses ?
Finding 5. In addition to misconceptions, diagnostic tests and interviews show that students enter courses with useful ideas we call anchoring intuitions which are in rough agreement with accepted theory.
Implication 5. Anchors can be used as starting points for instruction as a way of making physics make sense at an intuitive level. Students should attain a greater understanding of physics ideas if they are grounded in prior intuitions whenever possible. [. . . ] Therefore I believe it is extremely important to also identify positive aspects of naive student thinking, aspects which can be tapped and put to good use in instruction.” (Clement, 1987).
Langage courant et langage scientifique
Avec le sens commun comme point de départ pour penser l’enseignement, l’apprentissage de la physique peut être interprété « comme un apprentissage à parler, au moins partiellement, de façon nouvelle du monde commun dans lequel nous vivons » (Lijnse, 1994). Une grande part de la réflexion didactique consiste ainsi en la recherche de compréhension des rapports entre langage courant et langage scientifique. « Le formalisme enseigné ne prend en fait sa pleine efficacité que lorsque l’on a bien mesuré la distance qui le sépare des raisonnements spontanés. » (Viennot, 1978)
La contribution de Vygotski, à propos de la distinction entre concepts quotidiens et concepts scientifiques, est reconnue comme particulièrement importante à ce niveau, et a été beaucoup reprise et développée depuis.
Concepts quotidiens et concepts scientifiques
Une importante synthèse des apports de Vygotski, dans une recherche d’articulation avec ceux de Bachelard, a été effectué par YannLhoste (2014), notamment en reprenant certaines analyses de Michel Brossard. Selon ce dernier, «Vygotski va établir que les concepts quotidiens et les concepts scientifiques se différencient par leurs lieux de naissance, leurs modes de formation, leurs trajectoires et leurs destinées » (Brossard, 2008, p.73) cité dans (Lhoste, 2014). Lhoste (2014) propose une synthèse des thèses de Vygotski selon cette catégorisation, dans le tableau reproduit ici :