Politique et spectacle de la voix : entre représentation et manipulation du “ peuple ”
La parole aux auditeurs : comment participer ?
La parole des auditeurs « ordinaires » se donne à entendre dans le cadre d’une mise en scène de la parole anonyme, au sens où l’entend Christophe Deleu : Nous définirons les anonymes comme les individus qui parlent en leur nom propre, à l’inverse des porte parole, des experts, des sages ou de ceux que Morin appelle « les Olympiens », les stars, qui « sont en constante représentation dans le monde ». (9) Ces paroles initialement privées deviennent donc publiques par un jeu de sélection (au standard) sur lequel les locuteurs eux-mêmes n’exercent pas de contrôle. Cependant, une fois à l’antenne, ceux-ci peuvent « jouer la carte » de la coopération, c’est-à-dire se prêter au jeu de ce qui leur est demandé, s’attirant les bonnes grâces du présentateur qui trouve là des partenaires de spectacle idéaux. Le discours radiophonique est alors produit de manière interactive et surtout collaborative (Brand et Scannell 218).
Il s’agit donc ici de déterminer les règles pratiques auxquelles les auditeurs doivent se conformer afin d’adopter les rôles situationnels correspondants : 88 When a word is spoken, all those who happen to be in perceptual range of the event will have some sort of participation status relative to it. The codification of these various positions and the normative specification of appropriate conduct within each provide an essential background for interaction analysis… (Forms of Talk 3) Pour cela, on se doit donc dans un premier temps d’éclaircir l’identité des participants à l’émission, qui ne sont pas uniquement des anonymes, de déterminer la nature de leur participation, et de mesurer l’étendue de la diversité des discours ainsi présentés à l’antenne. Une parole aux formes multiples et contraintes Il faut souligner d’abord que la parole des auditeurs anonymes cohabite avec celle des invités, au statut d’experts : qu’il s’agisse d’hommes politiques (Ted Malloch, Ian Paisley, Vince Cable et Peter Bone…), de journalistes de la chaîne (Theo Ashwood, Simon Marks), d’experts (Margaret Gilmore) ou de témoins locaux (Wade Smith, Jim Kemp)..
Précisons immédiatement pourtant qu’elles ne se mélangent pas : c’est toujours avec le présentateur que se fait le dialogue, établissant de fait une étanchéité entre discours experts et discours profanes. Dans notre corpus, un unique cas semble transgresser cette règle : à l’occasion de la venue de Peter Bone, Nigel Farage appelle ses auditeurs à lui envoyer par message les questions qu’ils aimeraient lui poser. Ces messages sont ensuite pris en voix par Nigel Farage : Nigel Farage: a question here that really is very relevant (.) I know (.) .h c-can you please ask Peter Bone (.) what happens (.) when the EU change the rules on fishing (.) during the interim period when we have no sa:y? Peter Bone: well we don’t know [because they Nigel Farage: [that’s coming from (.) Richard in Leicester ( ) the question] Peter Bone: .h yeah I mean these are] I mean first of all (.) do I believe in an implementation period of transition no! […] if there is gonna be uh an implementation period (.) that’s being negotiated now and it mustn’t sell out our fishermen or anybody else (.) and that decision (.) that’s when the real argument starts I think will be the spring of next year and I think at that stage it’s fairly (.) .h I think more than likely that we all say enough is enough move away Nigel Farage: yeah but they’re gonna be setting (.) um quotas of course on fish for next year will be set in Brussels within the next couple of weeks (.) and I have got .hh and a lot of people you know who brought their boats up the Thames and and and [yeah yeah] and everything .h saying well unless we get a break (.) on quotas over the course of the next couple of years we may not be still in business and that is a very real (.) very pressing concern .h politically (.) .h the transition period all this new (.) you know spinning of it is the implementation period. .h here’s the problem the Prime Minister says it should last for around about two years .h around about two years takes us pretty much towards the next general (.) election. .h we may well find (.) that if if if the implementation phase lasts until the next general election there is a real genuine concern .h that a Corbyn-led coalition could undo (.) much (.) of the Brexit process and I wanna ask you (.) .h are you a- opposed (.) to us now moving into (.) an implementation transition period (F:10.12.17:12) 168 Voir le tableau 3 en annexe pour le détail. 89 Plusieurs remarques s’imposent ici à l’écoute et la lecture du passage. Dans un premier temps la contribution de l’auditeur – nécessairement une question – fait l’objet d’une évaluation de la part du présentateur (« a question here that really is very relevant ») et se démarque clairement du reste du discours de Nigel Farage, par une formulation en guise de préface : « .h c-can you please ask Peter Bone ». Son rôle d’intermédiaire est ici pleinement souligné.
Ces précisions sont importantes, car, dans le cadre de production tel qu’il est délimité par Goffman, le présentateur peut occuper trois rôles : il peut être animateur (« animator »), c’est-à-dire la « caisse sonore » (« sounding box »)169 qui réalise la performance ; il peut aussi être l’auteur (« author ») qui écrit le texte ensuite réalisé durant la performance, ou bien être le mandant (« principal, originator »), la source véritable de l’énonciation, qui peut être tenu responsable des discours. Un même individu peut endosser successivement ces rôles ou les assumer tous à la fois. Dans le cas qui nous occupe ici, Nigel Farage adopte la posture d’animateur mais pas celle de principal ou d’auteur, et produit un énoncé aux limites clairement définies, ce qui n’est pas le cas de sa dernière question à Peter Bone, dont on ne sait si elle provient de lui-même ou d’un auditeur : Nigel Farage : and! Peter finally (.) uh just how unpopular are you in the parliamentary Conservative Party? ((Peter Bones laughs)) (F:10.12.17:12) Pour revenir à l’extrait précédemment cité, on remarque le chevauchement des deux tours de parole de Peter Bone et Nigel Farage, lorsque ce dernier précise, un peu tardivement, l’origine de la question.
Ce retard donne l’impression que l’auditeur lui-même est quelque peu oublié dans la conversation engagée avec Peter Bone – impression confirmée par la suite lorsque Peter Bone apporte sa réponse : ce dernier s’adresse à Nigel Farage exclusivement, ne salue pas l’auditeur ni ne l’interpelle par son nom ; en somme, la séquence se déplace rapidement d’un cadre de participation à trois à un dialogue où l’auditeur brille par son absence. Par la suite, Nigel Farage ne prend plus la peine de mentionner l’identité et l’origine géographique de l’auditeur dont il sélectionne les questions : Nigel Farage: okay(.) .hh could you ask Peter Bone (.) whether or not it’s time (.) for the nineteen twenty two committee (.) to consider the future of Mrs May (.) .h because she is beginning to lose (.) the confidence of the seventeen point four million people. Peter Bone: well (.) I’ve said this to you before (.) if she delivers (.) a proper Brexit (.) she will become a national hero…. (F:10.12.17:12) Preuve supplémentaire que la participation de l’auditeur ne semble être qu’un prétexte à la discussion, Peter Bone ici ne prend pas la peine de sortir du cadre du dialogue avec Nigel Farage. On s’interroge ici évidemment sur la pertinence de ces questions et la raison de leur sélection à l’antenne ; elles représentent, selon nous, un moyen pour Nigel Farage de poursuivre certaines 169 Frame Analysis 517. 90 problématiques ou d’introduire de nouveaux points d’achoppement, de mener sa discussion avec Peter Bone dans la direction qu’il a lui-même choisie.
Dans cette perspective, la participation des auditeurs semble confinée au rang de prétexte, ou, pour la décrire autrement, de point de départ à une conversation entre des voix au statut fort différent, puisque ce sont des participants ratifiés, à savoir « les membres d’une situation d’interaction dont la présence n’est pas aléatoire ou facultative, mais requise par le cadre de participation » (Cefaï et Gardella 247). Il semblerait qu’au contraire, dans le cadre décrit jusqu’ici (l’entretien entre Peter Bone et Nigel Farage), la présence des auditeurs se range davantage du côté de l’aléatoire. Il serait cependant peu concluant de généraliser ces conclusions à notre corpus en entier. Tout d’abord, comme on l’a remarqué, le cas est unique : il s’agit ici du seul entretien pendant lequel Nigel Farage demande aux auditeurs de poser leurs propres questions à l’invité. De plus, le statut particulier des messages-textes a sans aucun doute une grande influence dans la manière dont est traitée la participation à l’antenne : un appel téléphonique placerait l’auditeur dont on entendrait la voix dans une situation de participation sensiblement différente. Si l’on a débuté l’analyse par un exemple aussi singulier, c’est d’abord parce qu’il souligne « l’hétérogénéité générique » 170 des voix entendues dans le Nigel Farage Show, une complexité polyphonique où se répondent et s’entremêlent paroles de profanes et discours d’experts. Comme on l’a déjà vu, l’émission professe sa haute considération des premiers ; dans les faits pourtant, l’extrait qu’on vient d’analyser entre Peter Bone et Nigel Farage donne à voir une situation plus ambiguë que l’injonction de la parole accordée aux auditeurs ne le laisse entendre. Ce cas permet également de mettre d’autant plus en valeur les échanges où les auditeurs sont présents, et de discerner les règles pratiques de leur participation.
L’idéal de la conversation policée : couper court au conflit ?
La manière dont est censée se dérouler la confrontation des points de vue est rigoureusement définie tout au long des émissions, quitte à devenir un leitmotiv insistant dans les propos de Nigel Farage. Le discours tenu à l’antenne doit se maintenir à l’intérieur d’un cadre où le respect des arguments de l’interlocuteur prime sur ses positions idéologiques. En d’autres termes, là où les talk shows américains n’hésitent pas à verser dans la surenchère et la calomnie, Nigel Farage ne cesse de rappeler un certain idéal de conversation, dans lequel les échanges observent les règles de la civilité, soit un échange policé et « civilisé » (nous soulignons) : Nigel Farage: and John on Facebook says in reference to Rupert’s call ‘hold on a second? did I just hear a Remainer (.) being civil (.) miracles can happen’ >the whole point of LBC< is whatever your view we can have (.) a civilised grown (.) up debate (.) sometimes. ((he smiles)) you’ve been listening to the Nigel Farage show exclusively on LBC (F:20.12.17:0-5) Nigel Farage: well thank you very much indeed that was sir Vince Cable (.) .h leader (.) of the Liberal Democrats and proo:f (.) I think that people with diametrically opposed political views .h can do so (.) in a civilised (.) proper environment .well next! ladies and gentlemen (.) it’s your turn. (F:10.12.17:0-2) Nigel Farage: I’ve been with you now (.) for a year I’ve tried my damndest (.) to get as many texts and tweets and Facebook messages and calls and I’ve tried to squeeze as much of that in (.) to every single one (.) of these programmes uh I’m more than happy to speak to people >whatever their view whatever they think of me whatever they think of Brexit whatever they think of Trump< uh I hope I’ve done my best to be as polite and civil as I possibly can. (F:21.12.17:0-5) De fait, Nigel Farage met en avant sa capacité à écouter les arguments de ses interlocuteurs sans immédiatement les juger, en tentant de comprendre et d’envisager le point de vue adverse : Nigel Farage: I’m asking if you’re a Remain voter .h whether these- and they’re not new revelations we’ve had them before but whether (.) .h this conversation would have changed your mind and I’m (.) really keen to listen to people .h who tell me why >a United States of Europe is a good idea< .h and when they do come on I’m really really polite and quiet and I listen to them because they’ve got a point of view and what I wanna know is why they hold it. (nous soulignons – F:07.12.17:0-4) Alastair Campbell, ancien directeur de la communication de Tony Blair et adversaire déclaré de Nigel Farage, livre à cet égard un commentaire intéressant, suite à son passage dans une édition dominicale du Nigel Farage Show (située en dehors de notre corpus) : First of all I want to say something unlikely to win me many plaudits from the mainly Farage-hating readership of the New European… namely that the nicotine-stained man-frog, as we like to call him, is a good broadcaster. . . . he listens, he engages, he is polite with interviewees and callers even if he disagrees with them. Piers Morgan and John Humphrys et al could learn a thing or two by listening to Farage the non-hectoring interviewer, as opposed to Farage the bombastic, hectoring interviewee. It is a different persona to the Farage who rants and abuses from his seat in the European Parliament, or the Farage who called Andrew Adonis a weasel when Piers got them going on Good Morning Britain, or the Farage I almost came to blows with when Piers parked us millimetres apart on the same sofa and sparked a few torch papers between us. Le Nigel Farage Show se présente donc au premier abord comme un espace où toutes les opinions ont droit de cité, même celles qui contredisent le présentateur : 117 Nigel Farage: Frances says (.) ‘Europeans pay into the EU .h the EU funds so much (.) including (.) helping (.) to subsidize (.) the NH (.) S’ .h not sure I buy that Frances but it is (.) an opinion. (F:12.01.17:0-4) Contrairement à sa réputation et à son propre comportement lorsqu’il est invité dans des émissions similaires, Nigel Farage s’emploie donc à entretenir les conditions d’un débat pacifié et apaisé – et ce, au moyen de ressources rhétoriques qui se répètent d’une émission à l’autre. L’une de ces stratégies consiste à reconnaître la sincérité des arguments de l’auditeur, mais pas leur validité, sous une forme concessive qu’on pourrait résumer par la formule « yes but » : Nigel Farage: Joe (.) I get your passion (.) I I understand (.) why you’re making the arguments you’re making (.) but with respect Joe (.) we had these arguments during the referendum and every leading player (.) on both the Remain side and the Leave side made ab-solutely clear (.) every single big player made ab-solutely clear that a vote to leave the EU (.) was a vote (.) to leave the single market. (F:09.01.17:9) Lisa: a government needs to provide housing (.) a government needs to make sure that people can go to work for fourty hours a week .h and earn enough money to live on. not because (.) [they happen to] Nigel Farage: but Lisa [but Lisa] a government Lisa a government can’t possibly plan for how many houses need to be built when you have an open door immigration policy and you’ve ab-so-lutely no idea within the nearest couple hundred thousands .h how many people net will settle (.) next year. I completely respect your view Lisa but I will point this out to you (.) .h that a recent opinion poll when people were asked would they prefer to have (.) an Australian style point system (;) for immigration in Britain only eighteen per cent (.) in the country (.) opposed it. (F:10.01.17.1) Nigel Farage: it’s not up to the Ukrainian people to say .h we can join the European Union it’s up to the European Union (.) to exert an intelligent foreign policy .h and they haven’t I get your passion I understand how you feel about your country but .h I I repeat the point .h I don’t think we behaved very intelligently. Peter would you meet Putin and talk to him about these things? (F:11.01.17:2) Hugh: we could expel them from the UK and we’d have to pass another legislation we- and you’re gone Nigel Farage: this is pretty hard line stuff Hugh isn’t it >just boot them out< yeah? Hugh: ( ) you are a hard line! (.) you’re a hard line Brexit supporter and I respect you for that .h I don’t happen to agree that Brexit’s a good idea but uh that’s my uh again my opinion [yeah] .h however (.) it seems to me quite (.) hh (.) simple. .h Northern Ireland wants to stay in the union uh the European Union so uh and and the Irish Republic are already a member of that union okay Northern Ireland (.) do some deals with the the Irish Rep become part of that (.) overall [country] and get out [of our hair] Nigel Farage: [I] [I I Hugh] Hugh: I might come in too passionate [I’m not-] Nigel Farage: [no::] no no I mean look passion’s great and that’s what LBC’s for! and we want all points of view and Hugh! you are not on your own! there are people out there who feel like this I know that I understand that. I am not one of them .hh but I think this Hugh (.) I I believe in a referendum (.) Northern Ireland (.) would put its membership of the UK union above its membership of the European Union and in fact Scotland (.) is in exactly the same (.) position too..
Introduction |