Points de Darmon et variétés de Shimura
Introduction
Le but de cette thèse est de généraliser les travaux de Darmon [Dar04] concernant la construction de points de Stark-Heegner, c’est-à-dire de points rationnels sur une courbe elliptique définie sur un corps totalement réel. Rappelons tout d’abord quelques travaux antérieurs concernant la construction de points rationnels sur les courbes elliptiques. Points de Heegner Soit E une courbe elliptique sur Q et N son conducteur. On sait depuis [BCDT01] qu’une telle courbe est modulaire, c’est-à-dire qu’il existe une forme modulaire parabolique de poids 2 de niveau N vérifiant l’égalité des fonctions L : ∀s ∈ z ∈ C Re(s) > 3 2 L(E, s) = L(f, s). Il en découle une uniformisation modulaire ΦN : Γ0(N)\H −→ E(C) obtenue en composant l’application z ∈ H 7−→ c Z z i∞ 2iπf(z)dz, où c désigne la constante de Manin, avec l’uniformisation de Weierstrass donnée par la fonction ℘. Soit K un corps quadratique imaginaire et z0 ∈ H ∩ K. Sous l’hypothèse (dite de Heegner) que le conducteur N de la courbe se décompose dans K, la donnée d’un point de Heegner est essentiellement celle de 2iπ R z0 i∞ f(z)dz modulo les périodes de f, i.e. l’image par l’application d’Abel-Jacobi de z0 dans C/ΛE ≃ E(C). La théorie de la multiplication complexe montre que ces points sont définis sur certains corps de classe de K. En particulier si le point z0 ∈ Γ0(N)\H vérifie l’égalité suivante {γ ∈ M0(N) γz0 = z0} ∪ {0} = OK, le point P1 obtenu est défini sur le corps de classe de Hilbert K[1] de K. L’interêt de ces points est qu’ils fournissent des exemples de points d’ordre infini, et qu’il est possible de les calculer explicitement. Lien avec la conjecture de Birch et Swinnerton-Dyer Notons PK ∈ E(K) la trace de P1 à K. La formule de Gross-Zagier [GZ86] lie la hauteur de Néron-Tate hNT(PK) de PK à la dérivée de la fonction L de E/K en son centre de symétrie : hNT(PK) = cste × L ′ (E/K, 1), 14 Introduction où cste désigne une constante non nulle dépendant de K et de l’uniformisation modulaire de E. Ce résultat, conjugué au théorème de Kolyvagin qui affirme que si PK n’est pas de torsion alors le groupe de Mordell-Weil E(K) est de rang un, c.f. [Kol88b, Kol88a, Dar04], fournit un résultat partiel dans le sens de la conjecture de Birch et Swinnerton-Dyer : Théorème. (Gross-Zagier,Kolyvagin) Si E/Q est une courbe elliptique et si ords=1L(E, s) 6 1, alors rang(E(Q)) = ords=1L(E, s). Dans ce cas la position des points de Heegner dans le groupe de Mordell-Weil ont été précisés dans [GKZ87]. Généralisation aux courbes de Shimura La construction de points de Heegner a été généralisée dans le cas où l’on s’interesse à une courbe elliptique qui peut être uniformisée à l’aide d’une courbe de Shimura. Ce type de méthode permet d’alléger l’hypothèse de Heegner, c.f [Dar04]. On obtient de manière analogue des points définis sur des corps de classe de corps quadratiques imaginaires. Le lien entre ces points et la conjecture de Birch et Swinnerton-Dyer est encore satisfait, via la formule de Gross-Zagier, dont la preuve est due à Zhang [Zha01a]. Un inconvénient de cette généralisation est qu’elle dépend de la théorie de la multiplication complexe, qui ne permet a priori de ne traiter que le cas des extensions de type C.M. Philosophie des points de Darmon Dans [Dar01] Darmon propose une construction conjecturale de points rationnels sur des courbes elliptiques modulaires. Le principe de cette construction est d’utiliser l’analyse p-adique pour obtenir des points locaux, et de conjecturer que ces points sont globaux. Des évidences numériques sont fournies dans [DG02, DP06] pour appuyer cette construction. L’idée de Darmon, qui revient essentiellement à construire certains cycles et à en prendre l’image par une application d’Abel-Jacobi, s’est peu à peu développée. Le lien avec les fonctions L est établi, au moins conjecturellement c.f. [Dar06] ainsi qu’une évidence théorique [BD09]. Un analogue de la construction de Darmon est proposé par Trifković dans [Tri06] pour les courbes définies sur des corps quadratiques imaginaires. Une construction archimédienne est proposée dans [DL03] pour les courbes définies sur des corps de nombre totalement réels, construction qui est le point de départ de cette thèse. Toutes ces methodes, bien que conjecturales, élargissent la possibilité de construire des points rationnels bien au dela de ce que permettait de faire la théorie de la multiplication complexe. Mentionnons de plus que les idées sous-jacentes à la construction de Darmon ont aussi permis la construction de généralisations d’unités elliptiques [CD08, DD06], ainsi que la mise en œuvre d’algorithmes pour construire des courbes elliptiques modulaires, [Dem08] plus précisement pour expliciter le réseau des périodes d’une forme modulaire de Hilbert. Points de Darmon pour les extensions ATR Rappelons ici les grandes lignes de la construction des points de Darmon, que l’on peut trouver dans [DL03] (et dans [Dar04] pour des corps de base qui ne sont pas quadratiques). Soit F un corps quadratique réel de nombre de classe au sens restreint égal à un. On se fixe une unité ε vérifiant ε1 := τ1(ε) > 0 et ε2 := τ2(ε) < 0 où τ1, τ2 désignent les places archimédiennes de F. Soit E/F une courbe elliptique modulaire et N son conducteur. On note f la forme modulaire de Hilbert associée à E et Γ = Γ0(N). La forme différentielle ωf = −4π 2f(z1, z2)dz1dz2, qui est définie sur Introduction 15 la surface modulaire de Hilbert Γ\H2 est naturellement attachée à f. Soit ω + f la forme différentielle modifiée suivante, où d est un générateur totalement positif de la différente de F ω + f = − 4π 2 p τ1(d)τ2(d) (f(z1, z2)dz1dz2 + f(ε1z1, ε2z2)d(ε1z1)d(ε2z2)). Cette forme différentielle est Γ-invariante et on a ∀γ ∈ Γ Z γz2 γz1 Z γz4 γz3 ω + f = Z z2 z1 Z z4 z3 ω + f . Darmon introduit alors un certain ensemble de périodes Λf qu’il conjecture être un réseau de C commensurable au réseau de Néron ΛE de E, en reformulant une conjecture due à Oda [Oda82]. Soit eΓ l’exposant de l’abélianisé Γab de Γ (c.f. proposition 1.3 de [DL03]) et Λe f = e −1 Γ Λf . Ceci permet de définir pour τ, x, y ∈ H une intégrale semi-définie mτ {x → y} = Z τ Z y x ω + f ∈ C/Λe+ f . Cette intégrale satisfait les propriétés suivantes : Z τ Z x2 x1 ω + f + Z τ Z x3 x2 ω + f = Z τ Z x3 x1 ω + f (1) Z τ2 Z x2 x1 ω + f − Z τ1 Z x2 x1 ω + f = Z τ2 τ1 Z x2 x1 ω + f (2) Soit K/F une extension quadratique ATR « almost totally real » de F, c’est-à-dire que K est complexe au dessus de τ1 et réelle au dessus de τ2. Soit Ψ : K ֒−→ M2(F) un plongement vérifiant la condition d’optimalité Ψ(OK) = Ψ(K) ∩ M2(OF ), où OF et OK désignent respectivement l’anneau des entiers de F et de K. Le groupe Ψ(O × K) ∩ Γ est de rang un modulo Ψ(O × F ) et a un unique point fixe τ ∈ τ1(K) ∩ H. Soit γτ un générateur de ce groupe et x ∈ H. Darmon pose J + τ = Z τ Z γτ x x ω + f , et vérifie que cette intégrale ne dépend pas du choix de x, seulement de l’orbite de τ sous Γ. Soit Φ : C/ΛE −→ E(C) l’uniformisation de Weierstrass, et ξ ∈ Z>0 tel que ξΛf ⊂ ΛE et Darmon définit le point P + τ par P + τ = Φ(ξJ+ τ ). La conjecture s’énonce alors de la manière suivante : Conjecture. ([DL03], conjecture 2.3, [Dar04] conjecture 8.17) Soit K[1] le corps de classe de Hilbert de K, alors le point local P + τ ∈ E(C) est dans E(K[1]). Remarquons que Darmon précise l’action de Gal(K[1]/L) sur ce point à l’aide d’une action sur les plongements optimaux de K dans M2(F), et considère des points plus généraux, définis sur le corps de classe de Hilbert au sens restreint K[1]+ tout en précisant l’action de Gal(K[1]+/K[1]) sur ces points.
Rappels autour des variétés de Shimura
Ce chapitre est consacrés aux rappels et définitions nécessaires à la construction des points de Darmon. Toutes les notions sont plus ou moins classiques. Les principales références concernant les courbes de Shimura sont les articles [Car86], [CV07, CV05] et [Nek07]. Le livre [Rei97] introduit aux variétés de Shimura quaternioniques et [Mil05] sert de référence générale sur les variétés de Shimura. 1.1 Généralités
Définitions
Soit B/F une algèbre de quaternions ramifiée en les places {τr+1, , τd} ∪ {v ∈ SB}, où SB désigne un ensemble fini fixé de places finies, tel que |SB| ≡ d − r mod 2. Exemple 1.1.1.1. On peut supposer que l’on est dans une situation analogue à celle de [Dar04] chapitre 4. Soit N un idéal de OF que l’on décompose en N = N+N−, avec N+ et N− idéaux premiers entre eux et N− produit de t idéaux premiers distincts p1, , pt , où t ≡ d − r mod 2. Il existe alors une unique algèbre de quaternions B/F vérifiant Ram(B) = {τr+1, , τd} ∪ {p1, , pt}.
Variétés de Shimura quaternioniques
Posons G = ResF/QB× la restriction à la Weil du groupe B×. Pour toute Q-algèbre commutative A, on a ainsi G(A) = (B ⊗Q A) ×. Notons Gi le groupe algébrique réel Gi = G ⊗F,τi R et nr : G → ResF/QGm la norme réduite. On pose S = ResC/R(Gm,C). Structure de Hodge et donnée de Shimura Rappelons que S = ResC/RGm,C est un tore réel, vérifiant S(R) = C × et S(C) = C × × C ×. On a un isomorphisme SC ≃ Gm,C × Gm,C et Hom(SC, Gm,C) est engendré par deux caractères z et z, tels que la composée S(R) ֒−→ S(C) z,z −→ C × 22 Chapitre 1. Rappels autour des variétés de Shimura est l’identité (respectivement la conjugaison complexe). Soit V un R-espace vectoriel et VC son complexifié. A toute représentation h : S −→ GL(V ) on peut associer une structure de Hodge sur VC : le sous-espace V p,q de VC est défini comme étant le sous-espace sur lequel S agit par z −p z −q . Ce choix nous permet d’être cohérent avec le choix que nous ferons ultérieurement de normaliser la loi de réciprocité d’Artin par des Frobenius géométriques. Nous noterons F(h) la filtration de Hodge sur VC : F(h) p = M p ′>p V p ′q ′ . Soit Lie(G) l’espace de la représentation adjointe de G et Lie(G)C son complexifié. Nous désignerons par Gad le quotient de G par son centre Z(G). Définition 1.1.2.1. Une donnée de Shimura est un couple (G, X) où G est un groupe réductif sur Q et X est une G(R)-classe de conjugaison de morphismes h : S −→ GR vérifiant SD1. Pour tout h ∈ X, le type de Hodge de Lie(G)C est {(−1, 1),(0, 0),(1, −1)} SD2. Gad n’a pas de Q-facteur sur lequel la projection de h soit triviale. SD3. Pour tout h ∈ X, l’automorphisme intérieur ad(h(i)) défini par h(i) fournit une involution de Cartan de Gad R . Remarque 1.1.2.2. – L’hypothèse SD1 revient à supposer que les seuls caractères de S qui agissent sur Lie(G)C sont z/z, 1 et z/z. – L’hypothèse SD3 impose que le groupe {g ∈ GR(C), g = ad(h(i))(g)} soit compact, où g 7→ g correspond à la conjugaison complexe sur GR(C). Définition des variétés de Shimura Dans ce manuscrit, nous nous intéressons au cas où G = ResF/QB×. Notons Z = Z(G) le centre de G. Si H est un sous-groupe compact ouvert de G(Qb ) = Bb×, on peut lui associer une variété analytique ShH (G, X)(C) définie par ShH(G, X)(C) = G(Q)\ X × G(Qb )/H) = B ×\ X × Bb×/H , où l’action de B× à gauche et de H à droite est définie par ∀k ∈ B × ∀h ∈ H ∀f ∈ Fb× ∀(x, b) ∈ X × Bb× k · (x, b) · hf = (kx, kbhf). De manière analogue, on définit la variété analytique ShH(G/Z, X)(C) par ShH(G/Z, X)(C) = G(Q)\ X × G(Qb )/HZ(Qb ) = B ×\ X × Bb×/HFb× .
Généralités
Nous noterons par la suite [x, b]H un élément de ShH(G, X)(C) et [x, b]HFb× les éléments de ShH(G/Z, X)(C). La théorie générale des variétés de Shimura (c.f. par exemple [Mil05]) montre que ShH(G, X)(C) constitue les points complexes d’une variété algébrique ShH (G, X) qui admet un modèle sur un corps de nombre, appelé corps réflexe. Dans notre cas particulier, le corps réflexe F(G, X) est F ′ = F(G, X) = Q Xr i=1 τj (α), α ∈ F ! ⊂ Q ⊂ C, et on a F(G/Z, X) = F(G, X). Remarque 1.1.2.3. Comme nous supposons que B 6= M2(F), les variétés de Shimura que nous considérons sont compactes. Les variétés de Shimura forment un système projectif {ShH(G, X)}H indexé par les sous-groupes compacts ouverts de Bb×. Les applications de transition sont les pr : ShH (G, X) −→ ShH′(G, X) définies pour H ⊂ H′ sur les points complexes par : ShH(G, X)(C) −→ ShH′(G, X)(C) [x, b]H 7−→ [x, b]H′ Le groupe Bb× agit sur le système projectif {ShG(G, X)}H par multiplication à droite. L’action est définie sur les points complexes de la façon suivante : [·g] : ( ShH(G, X)(C) −→ Shg−1Hg(G, X)(C) [x, b]H 7−→ [x, bg]H Remarque 1.1.2.4. Dans la suite de ce manuscrit, toutes les formes automorphes ont un caractère central trivial, le choix de faire le quotient par le centre dans la définition des variété de Shimura n’est donc pas essentiel. Nous utiliserons la variété ShH(G/Z, X)(C), qui est plus agréable d’un point de vue pratique. Action de la conjugaison complexe Notons hj : S −→ Gj,R le morphisme construit à partir de h et Xj la classe de Gj,Rconjugaison de hj . On a une factorisation de X en X1 × · · · × Xr, qui découle de la factorisation naturelle GR ≃ G1,R × · · · × Gd,R et fournit une factorisation du morphisme h en (hj )j∈[[ 1 ; d ]] avec hj : S → Gj,R. Fixons j ∈ [[ 1 ; r ]] et soit xj ∈ Xj . Par définition xj est une application hx : S −→ Gj,R. L’image Im(hx) s’identifie à un R-tore maximal anisotrope de Gj,R. Notons ℓj : ( Xj −→ {R − tores maximaux anisotropes de Gj,R} xj 7−→ Im(hx) Proposition 1.1.2.5. Avec les notations ci-dessus, pour tout xj ∈ Xj , l’ensemble ℓ −1 j (ℓj (xj )) est constitué d’exactement deux éléments de Xj . 24 Chapitre 1. Rappels autour des variétés de Shimura D’après la proposition 1.1.2.5, il existe une unique involution tj : Xj −→ Xj qui est antiholomorphe, Gj,R-équivariante et telle que ∀xj ∈ Xj ℓ −1 j (ℓj (xj )) = {xj , tj (xj )}. On introduit maintenant une notation utile par la suite. Notation 1.1.2.6. Pour σ = (σj )j6r ∈ Qr j=2{±1} posons ej ∈ {0, 1} tel que σj = (−1)ej . Nous noterons par la suite tσ : ( X −→ X x 7−→ Qr j=2 t ej j x Définition 1.1.2.7. Les applications tj (resp. tσ) sur l’espace symétrique X induisent des applications naturelles tj : ( ShH (G, X)(C) −→ ShH(G, X)(C) [x, b]H 7−→ [tj (x), b]H Ces applications sont explicitées page 27. Remarque 1.1.2.8. Dans le chapitre 4, nous expliquerons comment faire en sorte d’obtenir une application holomorphe dont l’action est la même que celle de tj . On retrouve la conjugaison complexe à la proposition 4.0.3.11.
Correspondances de Hecke
On se réfère ici à [CV07], section 3.4. Soient H1 et H2 deux sous-groupes compacts ouverts de Bb×. Pour tout g ∈ Bb×, nous disposons de deux applications de projection pr1 : ShH1∩gH2g−1 (G, X) −→ ShH1 (G, X) pr2 : Shg−1H1g∩H2 (G, X) −→ ShH2 (G, X) définies sur les points complexes par pr1 : [x, b]H1∩gH2g−1 7−→ [x, b]H1 pr2 : [x, b]g−1H1g∩H2 7−→ [x, b]H2 Définition 1.1.3.1. Le diagramme suivant ShH1∩gH2g−1(G, X) [·g] / pr1 Shg−1H1g∩H2 (G, X) pr2 ShH1 (G, X) [H1gH2] _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _/ShH2 (G, X) 1.1. Généralités 25 définit une application multivaluée, appelée correspondance de Hecke [H1gH2] : ShH1 (G, X) _ _ _/ShH2 (G, X). Pour expliciter l’expression de cette correspondance sur les points complexes des variétés de Shimura, fixons gi ∈ Bb× tels que H1gH2 = ` i giH2. On obtient alors : [H1gH2] : [x, b]H1 7−→ X i [x, bgi ]H2 . Remarque 1.1.3.2. Le degré de cette correspondance est [H1F × : (H1 ∩ gH2g −1 )F ×]. Si O × F ⊂ H1 ∩ H2, le degré se simplifie en [H1 : H1 ∩ gH2g −1 ].
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