Points d’Abhidhamm
Le Paṭṭhāna dans le VSS
Un groupe de quatre stances fait ici l’objet d’un intérêt circonscrit, les vers 98 à 101. Leur lecture est à double sens : sur un versant elles rendent une série d’hommages au Bienheureux par une série de constructions ardues qui dénotent l’expertise de Ratanapañña en la matière ; sur son autre face elles expriment des suites de nombres, dont la VSS-ṭ précise leur mode d’obtention, à savoir le système kaṭapayādi présenté précédemment qui transforme le texte en chiffres. Disons-le de suite, ces séries chiffrées se rapportent à des enseignements du dernier des livres de l’Abhidhamma, le Paṭṭhāna. Bien qu’il occupe un volume très modeste dans l’œuvre de Ratanapañña, la nature de ce texte, sa place dans la tradition et dans l’imaginaire pāli en font une œuvre magistrale et fondamentale. Nous en présentons donc les grandes lignes. Elles nous permettront in fine de mettre en perspective ces quelques nombres choisis par notre auteur.
Introduction au Paṭṭhāna
Les enseignements de l’Abhidhamma n’ont pas rencontré beaucoup d’échos dans la littérature en langue occidentale. Les raisons tiennent tout d’abord aux difficultés qui s’opposent à son étude, entre autres les spécificités linguistiques et terminologiques, auxquelles s’associe l’expertise pratique ou ‘par l’expérience’ qui sont requise pour assimiler ses contenus (Crosby, 2014 : 176). Le Paṭṭhāna est dans ce cadre le parent pauvre des études sur l’Abhidhamma, le premier écueil étant comme le rappelle Oskar von Hinüber l’édition très incomplète de la PTS, qui ne favorise pas l’étude de sa structure et de ses contenus (von Hinüber, 1996 : 75). Les travaux de référence en la matière sont peu nombreux et difficiles d’accès (par exemple U Nārada, 1969, 1986), de par la grande technicité de ce texte conjuguée à l’extrême âpreté de ses énoncés. Soulignons à cet égard le travail de thèse récent de Pyi Phyo Kyaw, Paṭṭhāna (Conditional Relations) in Burmese Buddhism (2014), qui est à ce jour la synthèse la plus éclairante sur le sujet, ouvrant une fenêtre sur l’architecture et la texture complexe de ce texte. Nous lui sommes redevables pour notre compréhension générale de cette pièce maîtresse, et ce point si particulier qu’est le traitement des chiffres dans le Paṭṭhāna pour lequel elle accorde une section (chapitre 5). Comme elle le signifie parfaitement, la position de ce texte en Asie du sud-est, et particulièrement en Birmanie, contraste avec les études occidentales. Il y jouit d’une grande popularité, focalisant l’attention de générations d’abhidhammika qui ont développé et renouvelé toute une littérature en pāli ou en langue vernaculaire, et élaboré nombres de stratégies pour mettre en lumière les contenus 302 de cette œuvre. Ce texte est par ailleurs parfaitement connu des populations, et ancré dans diverses pratiques bouddhiques pour lesquelles nous aurons un mot ultérieurement. Le premier livre de l’Abhidhamma-piṭaka, la Dhammasaṅgaṇī, ainsi que le dernier, le Paṭṭhāna constituent la quintessence même de l’Abhidhamma. Ce dernier reste cependant l’œuvre la plus importante, aussi bien par son volume que par sa substance : la totalité de l’œuvre dans l’édition Siamese Tipiṭaka comprend 6 volumes, soit 3120 pages, contre 549 pour l’édition PTS. Il est ainsi appelé traditionnellement Mahāpakaraṇa « le grand traité » (As 9, 3), gigantesque édifice dont le nombre de sections ou unités (bhāṇavāra) est incalculable et non formulé (As 9, 16). Ce qui fait dire à dire à Warder qu’il est « one of the most amazing productions of the human mind » (cité par Cousins, 1981 : 40). La tradition pāli lui accorde une place éminente, les enseignements qu’il contient illustrant de la manière la plus éloquente l’omniscience du Buddha (sabbaññutā-ñāṇa). Le discours introductif de l’Atthasālinī décrit parfaitement ce statut d’exception : 22Durant la quatrième semaine il s’assit dans la maison des joyaux, en direction du nord-ouest. Alors qu’il contemplait le contenu du Dhammasaṅgaṇī, son corps n’émit pas de rayon, tout comme il n’émit pas de rayon pour le contenu de l’œuvre qu’est le Vibhaṅga, le Dhātukathā, le Puggalapaññatti, l’œuvre qu’est le Kathāvatthu, et l’œuvre qu’est le Yamaka. Mais lorsque, arrivé au Grand Traité, il commença à contempler les vingt-quatre relations causales universelles que sont la condition, la présentation, etc., son omniscience trouva là son opportunité. Puisque comme le grand poisson Timirati-piṅgala a élu domicile dans le grand océan profond de quatre-vingtquatre milles yojana, son omniscience a élu domicile dans le Grand Traité. Des rayons de six couleurs – indigo, or, rouge, blanc, orange, brillant (i. e. une combinaison des cinq précédentes) – jaillirent du corps du Maître alors qu’il contemplait les enseignements subtils et abstrus, grâce à son omniscience qui avait trouvé une telle opportunité.
La structure du Paṭṭhāna
Les nombres exposés dans le VSS sont le fruit d’un long développement qui s’appuie sur une connaissance parfaite de la structure de cette œuvre. Comme le rappelle Oskar von Hinüber l’organisation du Paṭṭhāna n’a jusque là pas fait l’objet d’investigation suffisante (von Hinüber, 1996 : 75). Il faut désormais compter avec le travail de Pyi Phyo Kyaw qui apporte les éléments nécessaires à la bonne navigation dans les arcanes de ce texte. La mécanique du Paṭṭhāna est complexe et à ‘tiroirs’, organisée de la manière suivante :
- Une partie introductive, paccayuddesa (« énumération des conditions »), qui énumère les vingt-quatre modes de conditionnalités (paccaya) gouvernant les différents phénomènes de l’existence ; 304
- Suivie d’une explication analytique de ceux-ci, paccaya-niddesa (« explication analytique des conditions ») ;
- Et le corps des enseignements ou paṭiniddesa (litt. « Retour sur la description ») qui voit l’application d’une méthode singulière dans le but de mettre en relief les combinaisons qui unissent les vingt-quatre conditions citées précédemment avec les phénomènes de l’existence exposés dans l’Abhidhamma-mātikā sous forme de triplets et de doublets. Nous résumons ci-après le premier point, la liste des conditions, et livrons au lecteur de manière schématique les différentes parties qui composent le paṭiniddesa (voir figure 1). Cet emboîtement de sections est, comme nous le verrons, la base des calculs mathématiques à venir. Rappelons que nous ne donnons qu’une idée générale de l’ensemble. Le détail est sujet à des variations et singularités que nous ne sommes pas en mesure de traiter ici, et il dépasserait très largement notre sujet. 6.
Les 24 conditions (paccaya)
Dans l’optique du Paṭṭhāna, la relation entre deux éléments (dhamma) n’est pas binaire mais implique trois facteurs. En effet, elle est constituée par 1. des états qui conditionnent (paccaya-dhamma), c’est à dire les causes qui entraînent un effet déterminé. Cet effet est dépendant de cette cause pour exister ;
- des états conditionnés (paccayuppanna-dhamma), c’est à dire les dhamma dont l’apparition est déterminée par une cause spécifique, l’effet en relation à une cause ; 3. et des forces qui conditionnent (paccaya-satti), c’est-à-dire les vingtquatre conditions (paccaya) et leurs fonctions respectives, qui rendent possible l’accomplissement d’un effet. Ces forces ne peuvent exister sans un état conditionnant, les deux étant une unique entité. Un dhamma peut par ailleurs posséder plus d’une force conditionnante (Karunadasa, 2010 : 265–266). Ces conditions (paccaya) sont définies ainsi dans le Visuddhimagga de Buddhaghosa : 305Voici maintenant le sens du mot ‘condition (paccaya). « [L’effet] vient d’elle, en est dépendant » telle est la condition. Le sens est [qu’un élément] ne peut pas apparaître sans cela. En effet, il est dit que l’état qui est indispensable à la présence d’un autre état, ou à son émergence, est la condition de celui-ci.
Comme caractéristique, la condition a la propriété d’encourager [un effet]. En effet, un état qui encourage la présence ou l’émergence d’un autre état, on dit qu’il est la condition de celui-ci. […] En d’autres termes, lorsqu’un état (dhamma) agit en qualité de condition, il entraîne l’émergence des dhamma qui lui sont associés, ou bien s’ils existaient déjà, leur maintien dans l’existence. Une description systématique et complète de chacune de ces conditions nous éloignerait quelque peu de notre objectif. Nous proposons quelques mots succincts pour chacune d’entre elles et renvoyons le lecteur vers les auteurs qui se sont spécialisés sur le sujet (Ledi Sayadaw, 1915 : 34–52 ; 1935 (éd. 1986) ; Kalupahana, 1962 ; Gorkom van, 2010 ; Karunadasa, 2010 : 267–279 ; etc.) : 1. Condition ‘cause’ (hetu-paccaya), elle se réfère à l’origine ou racine (mūla) des facteurs qui déterminent la qualité kammique des actions volitionnelles ; 2. Condition objet (ārammaṇa-paccaya), elle soutient l’émergence d’un état conditionné en le prenant pour objet ; 3. Condition ‘prédominance’ (adhipati-paccaya), elle est une extension de la condition ‘objet’ (ārammaṇa-paccaya), facteur prédominant en tant qu’état conditionnant parmi les états mentaux qui l’ont pris comme leur objet ; 4. Condition ‘proximité’ (anantara-paccaya), tout comme la condition suivante, elle se réfère à une relation où l’état conditionnant entraîne l’émergence de l’état conditionné automatiquement après sa cessation. Cela implique de fait une succession temporelle entre l’apparition de ces états ; 5. Condition ‘contiguïté’ (samanantara-paccaya) ; 6. Condition ‘simultanéité’ (sahajāta-paccaya), elle désigne l’émergence d’un état conditionné de concert avec l’état conditionnant ; 7. Condition ‘mutualité’ (aññamañña-paccaya), elle est une extension de la condition précédente, l’état conditionnant activant en retour l’état conditionné ; 8. Condition ‘support’ (nissaya-paccaya), les états conditionnant influencent l’émergence des états en leur servant de supports ;