POETIQUE ET ETHIQUE DANS L’ŒUVRE DE VICTOR HUGO

POETIQUE ET ETHIQUE DANS L’ŒUVRE DE VICTOR HUGO

LE LYRISME INTIME DU POETE

Il est essentiel de rappeler que la poésie lyrique garde, à travers toute son évolution, la même visée radicale qui est d’atteindre un au-delà du monde, un absolu. Le poète lyrique cherche, par des textes de formes savantes ou populaires, à donner une portée plus grande à son expérience individuelle, à transcender sa condition d’être humain. En revanche, au XIXe siècle, le poète lyrique est un homme solitaire, un exilé, une personne qui vit hors du monde, dans la pauvreté. Il occupe une place à part et n’est au service de personne. Le cas de Victor Hugo en est un exemple épatant. Fruit de sa sensibilité, de ses exaltations, des nuances infinies de sa passion, la poésie intime de Victor Hugo est la marque de l’individualité du poète. Dans la plupart de ses textes, il met en valeur sa vie intérieure et expose sa propre vision du monde. De l’enfance à l’âge adulte, le poète romantique retrace les différentes facettes de son existence. Dans son recueil majeur, Les Contemplations, qui parait en 1856, il déclare : « Qu’est ce  que les Contemplations ? C’est ce qu’on pourrait appeler, si le mot n’avait quelque prétention, Les mémoires d’une âme » (C. préface, p. 25). C’est une apothéose lyrique marquée par l’exil à Guernesey et la mort de sa fille Léopoldine. D’une part, il s’agit d’un exil affectif et d’autre part, d’un exil politique. Les Contemplations est, encore, le recueil au lyrisme amoureux et sensuel car il contient certains des plus célèbres poèmes inspirés par Juliette Drouet. La pureté, la fraîcheur et la tendresse de ses sentiments nous font découvrir, à tour de rôle, les différentes rubriques de sa vie. Il éprouve, aussi, une autre forme d’amour pour les enfants et pour celle qui fut sa douce mère. Ses élans envers la nature définissent, de façon plus claire, ses émotions. Il est profondément attaché à cette dernière qu’il se reconnaît, à juste titre, dans son rythme. Néanmoins, la mort et ses mystères ne laissent pas le poète indifférent. Touché profondément par le deuil, il mène souvent une réflexion approfondie sur la philosophie de l’existence et sur la condition humaine en générale.

LA QUÊTE DU PARADIS PERDU DE L’ENFANCE

La poésie de l’enfance abonde dans la littérature française. C’est un des thèmes les plus récurrents des poètes romantiques du XIXe siècle et surtout de Victor Hugo. Elle est liée à toutes les étapes de son existence ou à ses souvenirs. Ce dernier emploie la figure de l’enfant dans beaucoup de ses poèmes. En commençant par sa propre enfance, Victor Hugo renoue avec son passé. Il nous laisse découvrir ses moments heureux passés aux Feuillantines et qui lui ont donné de très bons souvenirs. Avec un accent attendrissant et particulier, la pièce, « Ce qui se passait aux Feuillantines » des Feuilles d’Automnes, fait aussi l’éloge de son enfance. Nous pouvons ainsi remarquer qu’il peint, avec une certaine ferveur, le tableau d’une mère idéalisée qui occupe une large place dans le cadre parisien aux Feuillantines : « J’eus dans ma blonde enfance, hélas ! Trop éphémère / Trois maîtres : un jardin, un vieux prêtre et ma mère » (R. O. p. 1064, v 19 – 21). Il témoigne, ici, toute l’affection qu’il porte à sa 38 propre mère. Son entourage familial se réduit à ces trois choses si importantes de sa vie : « un jardin, un vieux prêtre et (sa) mère » (v 2). Sensiblement, ce poème fait écho avec celui du livre cinq des Contemplations « Aux Feuillantines ». Le poète reprend, encore, le même titre pour revenir sur son enfance et nous parler de sa vie d’antan. Les trois enfants des Hugo – Abel, Eugène et Victor – habitèrent avec leur mère Sophie Trébuchet aux Feuillantines, ancien couvent désaffecté situé près de Val-de-Grâce, de mai 1809 à mars 1811, puis d’avril 1812 à décembre 1813, pendant que leur père Léopold, colonel, ensuite général dans l’armée napoléonienne, résidait en Espagne72. Victor Hugo évoque, à plusieurs reprises, ses jeux et ses rêveries dans le jardin des Feuillantines. Ainsi, il dit : « Mes deux frères et moi, nous étions tous enfants. Notre mère disait : « jouez, mais je défends « Qu’on marche dans les fleurs et qu’on monte aux échelles.» Abel était l’aîné, j’étais le plus petit. Nous mangions notre pain de si bon appétit, Que les femmes riaient quand nous passions près d’elles » (C, livre V, p. 347, v 1 – 6). Les propos de Sophie Trébuchet, rapportés au style direct, montrent l’attention qu’elle porte à ses enfants (v 2 – 3). Victor Hugo aimait beaucoup sa mère. Dans la manière dont il exprime ce sentiment, on sent un ton lyrique et naturel. C’est pourquoi dans les Feuilles d’Automnes, il lance un cri d’amour envers sa mère qui restera éternellement gravé dans la mémoire collective de toutes les générations. Alors, il affiche dans la première pièce du recueil : 72 Le 3 juillet 1808, le roi d’Espagne Charles IV abdique sa couronne en faveur de Napoléon et Joseph, son frère, est alors envoyé en Espagne. Le père de Hugo, le Général Léopold Hugo, quitte ainsi Naples pour l’Espagne ou l’attend le nouveau roi. 39 « Alors dans Besançon vieille ville espagnole, Jeté comme la graine au gré de l’air qui vole, Naquit d’un sang breton et lorrain à la fois Un enfant sans couleur, sans regard et sans voix ; Si débile qu’il fut, ainsi qu’une chimère Abandonné de tous, excepté de sa mère, Et que son cou ployé comme un frêle roseau Fit faire en même temps sa bière et son berceau Cet enfant que la vie effaçait de son livre Et qui n’avait pas même un lendemain à vivre, C’est moi » (F. A, p. 191, v 5 – 15). Ce poème est celui de la naissance du poète, par hasard, à Besançon, quand le « siècle avait deux ans » (F. A, p. 191, v 1). Il montre l’émergence du « moi » de cet enfant qui n’avait même pas un lendemain à vivre et parle aussi, de la plus merveilleuse manière, de « l’amour d’une mère ! Amour que nul n’oublie ! » (F. A. p. 191). Cette description qu’il fait de son enfance développe une image idyllique que le poète recherche dans la vie même de ses propres enfants. Son enfance rejoint celle des enfants qu’il a eu à côtoyer ou à éduquer. Ils ont tous cette même facette innocente, insouciante et rêveuse. Il compare sa débilité ou sa stupidité à une « chimère » (v 5), c’est-à-dire à une utopie. Pour ce qui est de l’évocation de sa double appartenance « bretonne et lorraine » (v 3), il faut juste préciser que le grand père du poète, Joseph Hugo, menuisier à Nancy, appartenait à une famille, depuis longtemps, figée à Lorraine. Et Sophie Trébuchet, étant née à Nantes, était bretonne par sa naissance. Dès lors, cet extrait est aussi une occasion, pour le poète, de faire prévaloir ses origines et de mieux s’identifier. En plus, Victor Hugo était « soumis à sa mère et prêt à tout ce qu’elle voulait »73 . Ce qui revient à dire qu’il se dévouait à toutes ses volontés et  à tous ses caprices. C’est ainsi que, dans Les Contemplations, le poète se souvient encore d’elle. Il évoque ainsi l’image de sa mère toujours présente dans ses pensées : « A vingt ans, deuil et solitude ! Mes yeux baissés sur le gazon, Perdirent la douce habitude De voir ma mère à la maison. Elle nous quitta pour la tombe ; Et vous savez bien qu’aujourd’hui Je cherche, en cette nuit qui tombe Un autre ange qui s’est enfui » (C. Livre IV, p. 275, v 13 – 20). Le « gazon » (v 2) symbolise, ici, le lieu où sont creusées les tombes. Il suffit alors d’imaginer la réaction ou le comportement du poète, « Mes yeux baissés sur le gazon » (v 2), pour comprendre la douleur qu’il éprouve à la mort de sa mère. Et nous pouvons dire que le recueil des Contemplations est aussi une occasion, pour Victor Hugo, de nous montrer que ses premiers chagrins commencent véritablement depuis son enfance, avec la perte de sa mère. Il confirme, également, son attachement profond à cet « ange qui s’est enfui » (v 8). Avec un cœur plein de regret, de nostalgie, et de tristesse, il idéalise les liens sacrés qui les unissent. Rappelons que la mère de Victor Hugo est morte le 17 juin 1821. De cette évidence, il est facile à comprendre pourquoi Victor Hugo porte une affection indélébile aux enfants. Leur présence lui confère un sentiment d’émerveillement et lui rappelle sa propre enfance. Le royalisme du poète n’était que de la pitié filiale et l’on sait que personne, mieux que lui, ne mérite l’épigraphe d’un bon père. Naturellement, Victor Hugo aime les enfants. Dans presque tous ses recueils, il fait de l’enfant le symbole de l’innocence, de la grâce, de la sagesse et surtout de l’amour. Pour lui, l’enfant incarne la grandeur, le mystère et la richesse. 41 Dans une autre pièce du même recueil, « Lorsque l’enfant parait… », il montre l’importance ou la place de l’enfant dans l’épanouissement d’une famille. Ces quelques vers confirment bien cette pensée : « Lorsque l’enfant paraît, le cercle de la famille Applaudit à grands cris, son doux regard qui brille Fait briller tous les yeux Et les plus tristes fronts, les plus souillés peut-être, Se décident soudain à voir l’enfant paraître, Innocent et joyeux Quand l’enfant vient, la joie arrive et nous éclaire,» (F. A, p. 252, v 1 – 6). Le poète accorde une place importante à la présence de l’enfant dans une famille. Ce dernier entraîne des applaudissements (v 2), des cris (v 2), des yeux brillants (v 4), des sourires et des rires (v 6). Il vient avec la lumière, la joie et la gaieté (v 7). L’emploi de certains adjectifs qualificatifs, comme « grands cris », « doux, » « joyeux », permet au poète de mieux caractériser la figure de l’enfant. Il est l’« innocent » créature qui est capable d’apaiser « les plus tristes fronts » (v 4). C’est pourquoi, les enfants doivent être à l’abri de la guerre et de toutes sortes d’atrocités74. Pour couronner son amour envers ces doux êtres, il déclame dans la dernière partie du poème : « Seigneur ! Préservez-moi, préservez ceux que j’aime, Frères, parents, amis et mes ennemies même  Pour Hugo la guerre revêt un aspect négatif qui rend les hommes tristes et sanguinaire. Henri Meschonnic semble faire la description dans ce passage lorsqu’il dit : « Le noir envahit la sérénité, le ciel bleu finit en ciel noir, le familier aboutit à une rêverie toujours sombre, a l’angoisse de l’exploration intérieure » in Ecrire Hugo, Paris, Gallimard, coll. « Le Chemin », 1977. p. 145. 42 Dans le mal triomphants, De jamais voir, Seigneur ! L’été sans fleurs vermeilles La cage sans oiseaux, la ruche sans abeilles, La maison sans enfants ! » (F. A, p. 254, v 49 – 54). Le dernier vers de cet extrait a une valeur très connotative. Il nous permet de mieux saisir l’amour que le poète porte aux enfants et cette fois-ci, à ses propres enfants. Au fond de son cœur, il prie de ne jamais vivre dans une maison sans leur présence et celle de leur pureté. Son ultime souhait est de rester toujours à leur flanc. Cette affection pour les enfants va faire de lui un bon père. Dans certaines pièces des Contemplations, il relate une tendresse profonde pour ses propres enfants surtout pour Léopoldine. Mme Hugo dira à cet effet : « Il avait, à la naissance de Léopoldine, connu la paternité dans toute son extension, et donné à son nouveau-né tout l’amour qu’il multiplia ensuite sur ses autres enfants. Elle n’était encore qu’un bébé, quand partant pour les Alpes avec sa femme, il n’hésita point à l’emmener, quelque difficulté qu’il pût y avoir à cela ».

LE LYRISME IMPERSONNEL DU POETE

Le lyrisme de Victor Hugo est aussi impersonnel. Le poète romantique se détache explicitement de sa personne pour aller à la découverte du monde extérieur, de l’autre. Pour se faire, il prend en compte les problèmes de sa société. Dans sa conception de la mission du poète, il insiste toujours sur le rôle de ce dernier comme missionnaire ou comme mage. Pour lui, l’artiste doit être un homme engagé, investi d’une mission sacrée, sociale et collective. Il doit toujours mettre sa plume au service de sa communauté. C’est ce qui fait dire à Gustave Lanson :  « Victor Hugo, le plus lyrique des romantiques, est aussi le plus objectif. Par ses revendications sociales, par ses élans de bonté, de pitié, de foi ou de colère démocratique, sa poésie prend un autre objet que le moi : elle exprime les émotions d’un homme, mais des émotions d’ordre universels »103 . Une telle appréciation se confirme dans un poème des Feuilles d’Automne intitulé « Amis un dernier mot ». C’est le poète lui-même qui s’exprime en ces termes : « Alors, oh ! Je maudis, dans leur cour, dans leur antre, Ces rois dont les chevaux ont du sang jusqu’au ventre ! Je sens que le poète est leur juge, je sens Que la muse indignée, avec ces points puissants, Peut comme au pilori, les lier sur leur trône Et leur faire un carcan de leur lâche couronne, Et renvoyer ces rois, qu’on aurait pu bénir, Marqués au front d’un vers que lira l’avenir ! » (F. A, p. 332, v 43 – 50). De cette évidence, nous pouvons déduire que le poète cherche à donner une définition explicite de la mission de son art. Il est appelé à éveiller la conscience de sa communauté, c’est-à-dire la sortir de la torpeur où le maintiennent le mensonge, la violence, la peur, la lâcheté, la compromission, la facilité, l’art officiel. C’est pourquoi, par le biais de son écriture et par le culte de son activité, il essaie de défendre son peuple. De ce fait, nous pouvons considérer la poésie comme un genre engagé. Elle répond à cette triple fonction communicative favorisant la transmission des connaissances spirituelles et philosophiques, ludiques et émotives, sociales et politiques, depuis ses origines. Elle s’intéresse à l’histoire, non pas seulement à celle de l’âme humaine et du cœur, mais aussi à l’histoire proprement dite, celle des faits, des événements, comme l’affirme André Laugier : « Les poètes, de tous temps, ont décidé de prendre position, à l’instar des historiens, pour témoigner au nom d’un idéal d’humanité, soit des injustices exercées autour d’eux, soit de la misère et de la perfidie du monde les entourant, passant ainsi du rêve poétique à l’action politique »104 . On semble lire, sous la plume d’André Laugier, que la poésie est civilisatrice et constitue souvent le reflet d’une société. Par sa force symbolique, elle est capable de refléter la marque de son temps ainsi que de son humeur particulière. Elle est, finalement, porteuse d’une mission sociale et politique. Dans le prélude des Rayons et des Ombres, Victor Hugo disait aux poètes : « Fait filtrer ta raison dans l’homme et dans la femme, Montre à chacun le vrai du côté saisissant Que tout penseur en toi trouve ce qu’il réclame Un mot révélateur propre à ce qu’il sent » (R. O, p. 1044, v 6 – 10). Les deux derniers vers ont un intérêt capital pour ce qui concerne le recueil dans son ensemble. Pour Hugo, le rôle du poète dans la société est fondamental et c’est pour cette raison qu’il décide de se mettre au service de son peuple. Par conséquent, il est un des poètes qui a toujours plaidé pour le progrès et le bien-être social. Il s’engage, pareillement, à apporter des réformes dans le domaine littéraire, c’est-à-dire dans l’esthétique romanesque et poétique. Il part à la 104 A. Laugier, « Poésie engagée ». Essai, in. www.echos_poetiques.net consulté le 17 juillet 2009. 75 découverte du « moi » mais aussi de l’univers. Dans Les Contemplations, il se fait aussi prophète, voix de l’au-delà, voyant des secrets de la vie après la mort et qui tente de percer les secrets des desseins divins. 

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L’ENGAGEMENT SOCIAL ET LITTERAIRE

On nomme engagement l’attitude de celui qui pense que l’art doit servir les hommes, par une participation directe de l’écrivain, aux problèmes de son temps. L’auteur engagé est celui qui accorde un intérêt capital à sa société et à son fonctionnement. Il demeure très actif dans son époque. L’engagement résulte, donc, d’une réflexion sur les problèmes de société produite par des intellectuels. Le combat de l’artiste pour une cause le conduit à transmettre une leçon, des consignes voire à proposer une vision du monde. Etre engagé pour l’intellectuel, pour l’artiste, c’est s’être rendu capable d’une réflexion critique sur la société et sur sa propre action politique. Et même si toute poésie manifeste, à sa manière, un certain engagement de l’auteur dans cette aventure, on peut dire que la poésie est véritablement engagée lorsque le poète prend position, à travers son texte, sur un sujet important. Durant les guerres de religion, dans la deuxième moitié du seizième siècle, Agrippa d’Aubigné défend les protestants avec Les Tragiques105 . Cependant, de son côté, Pierre de Ronsard consacre aux catholiques son Discours sur les misères de ce temps106 . On peut aussi citer d’autres poètes récents qui étaient des acteurs très actifs et assidus aux problèmes de leur société. On pense à la Résistance, durant la Seconde guerre, qui voit se cristalliser l’opposition de plusieurs poètes, principalement surréalistes, à l’occupant nazi. Ce seront René Char, avec Les Feuillets d’Hypnose107 , Robert Desnos, mort des suites de la déportation, ou encore Paul Éluard auteur de 105 A. d’Aubigné, Les Tragiques, Paris, Gallimard, 1995. 106 P. de Ronsard, Discours sur les misères de ce temps, www.wikipedia.org consulté le 11/02/11. 107 R. Char, Les Feuillets d’Hypnos in Fureur et Mystère, Paris, Editions Gallimard, 1983. Poésie et vérité et Au rendez-vous allemand109 , parmi tant d’autres. À cet égard, le mouvement formé autour de l’honneur des poètes est la preuve, a posteriori, que la poésie ne saurait se couper de l’histoire qui la fait. Victor Hugo est l’un des monuments principaux de la littérature française en raison de son implication dans la vie intérieure de son pays. Avant toute chose, il nous révèle un point fondamental de sa poésie qui consiste à mettre en valeur la question de la fonction du poète. Le génie est un être prédestiné. Il a reçu une mission divine pour instruire les hommes, les civiliser, les guider sur le chemin d’un avenir meilleur que lui seul entrevoit. Il est, donc, porteur de cette vision. Il est conscient de son rôle d’inspirateur par son engagement social et par sa conviction que le poète a une lourde mission à accomplir, celle d’éclairer le peuple qui vit sous la domination des oppresseurs au pouvoir. Pour cette raison, il doit accepter et supporter la douleur de l’incompréhension et les persécutions. Cette acceptation implique le regard de l’autre sur soi ainsi que les jugements critiques de la société, comme l’explique Jean Paul Sartre dans L’Etre et le néant lorsqu’il dit : « Le regard d’autrui façonne mon corps dans sa nudité, le fait naître, le sculpte, le produit comme il est, le voit comme je ne le verrai jamais. Autrui détient un secret, le secret de ce que je suis. »111 . Le poète est, comme nous l’avons souligné dans l’introduction générale, un Prométhée, celui qui incarne, avant tout, le mythe emblématique du martyre injuste : « Malheur à lui !l’impur envie / S’acharne sur sa noble vie / Semblable au vautour éternel »112 . Le motif du vautour dévorateur est chargé d’illustrer, avec force, cette souffrance du génie que l’on punit, parce qu’on le craint, parce qu’on est effrayé par sa puissance et sa 108 P. Eluard, Poésie et vérité, Paris, Gallimard, Coll. Bibliothèque de la Pléiade, 1942. 109 P. Eluard, Au rendez-vous allemand, Paris, éd. De Minuit, 1944. 110 Ces écrivains prônaient une poésie révolutionnaire, qui devait se tenir à l’écart de tous et de tout contrôle de la raison. L’acte poétique était vécu comme une prise de position sociale, politique et philosophique et constituait l’une des trois branches de la trinité surréaliste que sont « liberté, amour, poésie ». 111 J. P. Sartre, L’Etre et le néant, op. cit., p. 431. 112 V. Hugo, Les Odes et Les Ballades, in Victor Hugo, Poésie Choisies par A – Chevaillier, op. cit., p. 58. 77 grandeur. Chez Victor Hugo, cette souffrance ne sera plus seulement expression de la douleur, d’un martyre imposé au génie, mais aussi métaphore de la révolte113. Si nous faisons un rapprochement avec une autre pièce des Rayons et des Ombres, nous retrouvons les mêmes allures énonciatives : « Malheur à qui prend ses sandales Quand les haines et les scandales Tourmentent le peuple agité ; Honte au penseur qui se mutule Et s’en va chanteur inutile Par la porte de la cité. » (R.O, p. 1025, v 73 – 78). Le poète mène le peuple vers une prise de conscience collective, afin d’éveiller leur mentalité et de leur permettre d’espérer. Il affiche sa volonté d’être parmi les acteurs les plus brillants de son environnement. Victor Hugo a horreur de s’enfuir lorsque le peuple est dans le désarroi. Son esprit ouvert l’amène à méditer, en vue de dénoncer un fait social injuste ou de trouver une solution aux problèmes de la cité. C’est ainsi que dans Les Feuilles d’Automne, il veut bannir ce qui a trait à la politique, mais ne résiste pas à l’envie de paraître bon défenseur des droits du peuple : « Ecoutez ! Ecoutez, à l’horizon immense, Le bruit qui parfois tombe et soudain recommence, Ce murmure confus, ce sourd frémissement 113 Victor Hugo note dans La Préface de Cromwell que « Le rang d’un ouvrage doit se fixer non d’après sa forme, mais d’après sa valeur intrinsèque. Dans les questions de ce genre, il n’y a qu’une solution ; il n’y a qu’un poids qui puisse faire pencher la balance de l’art : c’est le génie » op. cit., p. 70. Pour faire une bonne production littéraire, l’écrivain doit se pencher sur la valeur interne, fondamentale et essentielle de son ouvrage. Seul un génie est capable d’accéder à cette dimension. . 78 Qui roule et qui s’accroît de moment en moment. C’est le peuple qui vient, c’est la haute marée Qui monte incessamment, par son astre attirée» (F. A, p. 201, v 63 – 68). Le peuple est comparé ici à une « haute marée » (v 5). Si on fait une analyse minutieuse de cet extrait, nous remarquons que le poète relate la force, la grandeur et la puissance de la population. Le peuple grandit (v 4) et son destin se trouve entre les mains des penseurs certes, mais surtout, dans ce qu’il aspire (v 6) à être ou à devenir. Pareillement, dans la pièce qui clôt le recueil, il annonce qu’il n’a pas renoncé aux poèmes politiques et, après avoir brossé un tableau des malheurs dont sont accablés les peuples européens, il ajoute : « Je hais l’oppression d’une haine profonde. Aussi, lorsque j’entends, dans chaque coin du monde, Sous un ciel inclément, sous un roi meurtrier, Un peuple qu’on égorge appeler et crier ; Alors, Oh ! Je maudis (…) Ces rois dont les chevaux ont du sang jusqu’au ventre !» (F. A, p. 332, v 19 – 47). En plus, dans la préface des Rayons et les Ombres, il élargit sa conception du rôle du poète. Son inspiration inépuisable s’ouvre, désormais, plus généralement, aux problèmes sociaux. Il situe, clairement, son statut de missionnaire sur un autre plan et revendique, pour le poète, le droit de contempler et de méditer, afin d’atteindre les hautes vérités qui s’imposent à tous les êtres humains : « La liberté serait dans ses idées comme dans ses actions (….). Il vivrait dans la nature, il habiterait dans la société. Suivant son inspiration sans aucun but que de 79 penser et de faire penser, (…) il ira voir en ami, à son heure, le printemps dans la prairie, le prince dans son Louvre, le proscrit dans sa prison » (R. O. préface, p. 1011). L’énonciateur emploie le terme « liberté » juste pour qualifier le genre d’action mené. Par liberté, on entend toute l’éthique hugolienne, c’est-à-dire le fondement de toute sa méditation. Est libre, celui qui n’est plus contraint à aucune exigence ni aucune obligation majeure. C’est cette disponibilité qui accompagne toutes ses activités littéraires ou artistiques. Par conséquent, dans l’expression « Faire penser », nous pouvons entendre le sens de faire agir. En outre, l’action concerne trois éléments très importants de la vie sociale, ce sont, tout d’abord, « le printemps dans la prairie », ensuite, « le prince dans son Louvre », et enfin, « le proscrit dans sa prison ». A cet effet, le premier désigne le lieu d’inspiration du poète, il symbolise aussi l’amour et la paix de l’âme ; le second, plus important encore, marque l’autorité au plus haut point et le troisième renvoie à la couche démunie et vulnérable de la société. Dès lors, Victor Hugo ne se contente plus d’être, comme il le disait auparavant, « un écho sonore » (F. A, p. 193, v 67), mais un actionnaire et un libérateur. Dans cette volonté de participer au bon fonctionnement social, le poète apporte une allure purement personnelle. Un tel choix d’expression a fait qu’il utilise ses dons littéraires immenses pour parler, à la fois, aux foules anonymes du peuple et à ses dirigeants. De plus, il se penche sur la misère et la souffrance humaine car, dans le poème « Regard jeté dans une Mansarde », il exhorte une jeune ouvrière, fille d’un soldat de l’empereur, à suivre le bon chemin. « Prend garde, enfant ! Cœur tendre ou rien encore ne souffre ! O pauvre fille d’Eve ! O pauvre jeune esprit ! (….) Oh ! La croix de ton père est là qui te regarde ! La croix du vieux soldant mort dans la vieille garde ! 80 Laisse-toi conseiller par elle, ange tenté ! Laisse-toi conseiller, guider, sauver peut – être Par ce lys fraternel penché sur ta fenêtre, Qui mêle son parfum à ta virginité ! » (R. O, p. 1041 – 1042, v 136 – 137, v 65 – 70). Victor Hugo donne des conseils à cette jeune fille. Le « lys fraternel » (v 7), qu’il évoque souligne la valeur d’emblème du lys et la leçon qu’il peut donner à la vierge. Le lys est une fleur ornementale de couleur blanche, jaune, orange ou rouge en forme de clochette. Il symbolise la vertu et la pureté. Grâce à cette manière de penser, Victor Hugo devient un défenseur des droits humains. Il est un homme d’action qui refuse catégoriquement d’être en marge de sa société : « Oh ! La muse se doit aux peuples sans défense J’oublie alors l’amour, la famille, l’enfance, Et les milles chansons et le loisir serein, Et j’accorde à ma lyre une corde d’airain » (F. A, p. 333, v 51- 54). Le premier vers de cet extrait définit clairement la nature de sa « muse ». Son art doit servir à sa communauté. Le ton de sa poésie durcit de plus en plus, car il « accorde à sa lyre une corde d’airain » (v 4). Ainsi, par le biais de son écriture et par le culte de son activité, il cherche à guider son peuple vers la justice et l’indépendance absolue. Son attachement à sa communauté a fait de lui un acteur qui délaisse sa poésie pure pour porter la tenue d’un activiste émérite. Son statut d’homme d’action est complété par l’ambition de vouloir éclairer l’avenir. De ce fait, Hugo prend, à la fois, la voix du petit peuple et des pauvres.

Table des matières

PARTIE I. LES ETATS POETIQUES CHEZ VICTOR HUGO
CHAPITRE I LE LYRISME COMME UN DES PRINCIPES ESTHETIQUES DE LA POESIE
HUGOLIENNE
I – 1 – Le lyrisme intime du poète
I – 2 – Le lyrisme impersonnel du poète
CHAPITRE II. LE STYLE POETIQUE ET L’IDEAL ROMANTIQUE AU XIXe SIECLE
II – 1 – La poésie romantique du XIXe siècle
II – 2 – Ecriture et perfection
PARTIE II L’ART DE VIVRE CHEZ VICTOR HUGO145
CHAPITRE II LA QUÊTE DE LA VERTU ET DE LA SAGESSE POPULAIRE
III – 1 – La foi de Victor Hugo
III – 2 – La conception de la mort chez Victor Hugo169
CHAPITRE IV POESIE ET IDEOLOGIE CHEZ VICTOR HUGO
IV – 1 – Le sens de la tolérance
IV – 2 – Le Combat du poète pour la justice et le bien – être
PARTIE III2 LA VISION POLITIQUE DE VICTOR HUGO
CHAPITRE VLE PARTISAN DE LA MONARCHIE LIBERALE
V – 1 – Principes et fonctionnements
V – 2 – Les valeurs de l’homme universel
CHAPITRE VI. LE PARCOURS DU POETE HUMANISTE
VI – 1 – La dénonciation de la violence d’état
VI – 2 – Victor Hugo le patriarche des lettres et des idées
CONCLUSION GENERALE
BIBLIOGRAPHIE

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