POETIQUE DU RECIT FRANCOPHONE CONTEMPORAIN
AFFRONTEMENTS IDEOLOGIQUES ENTRE TRADITIONNALISTES ET MODERNISTES
L’originalité de Sarraute, Ben Jelloun et Lopes est perceptible dans leur capacité à poser des débats houleux à l’intérieur même de leurs œuvres par personnages interposés. Des oppositions acharnées entre traditionnalistes et modernistes sont au cœur des trames narratives des trois œuvres de notre corpus ; que ce soit dans Portrait d’un inconnu où un âpre combat idéologique oppose les tenants de l’écriture traditionnelle à ces nouveaux venus qui militent pour une rupture dans la création littéraire, ou bien dans Le Pleurer-Rire et L’Ecrivain public, symboles du renouvellement de l’esthétique romanesque africaine et qui posent, en clair, ce même débat sur les formes littéraires. Fort de ce constat, on peut aborder, avec minutie, ces différents échanges sur la théorisation du récit. Dans Portrait d’un inconnu, la querelle entre traditionnalistes, conservateurs des règles classiques de création romanesque et modernistes, qui souhaitent en finir avec les principes de cohésion et de linéarité, est matérialisée par des divergences d’opinion entre le narrateur et le spécialiste. Si le narrateur est un inventeur d’art, le spécialiste, lui, est profondément ancré dans la réalité, prônant une protection de l’authenticité. Ce sont ces mêmes discordes qui alimentent des brouilles notoires entre le Vieux Tiya et les jeunes intellectuels dans Le Pleurer-Rire. Tiya qui s’accroche à la pureté des normes se heurte à l’opposition farouche des jeunes intellectuels qui hument déjà l’air de la liberté ; exigeant une libéralisation des normes de création. Cependant, dans L’Ecrivain public, ce combat est beaucoup plus complexe. Tout en prenant appui sur l’ambiguïté du narrateur qui se dédouble, et dont les deux faces défendent chacune une idéologie, cet affrontement est beaucoup plus explicite à travers la discordance de points de vue entre l’instance narrative et sa fiancée. Si le narrateur est « […] épris d’esthétique » (E.P., 106), la fiancée, elle, s’accroche à la vie, invitant ainsi son partenaire à faire de même : « au lieu d’écrire, tu devrais vivre…» (E.P., 103). Ces divergences de point de vue installent une véritable compétition dans les œuvres. Chaque camp souhaite l’emporter sur l’autre. Ainsi, reprochant au narrateur de Portrait d’un inconnu d’avoir créé des êtres creux, des silhouettes qu’il s’entête à 52 rendre vivantes, le spécialiste l’invite à « […] habiller, justement, l’abstrait [… à le rendre] concret, tangible et [à sortir] de ces ruminations stériles, de ces idées qui restent à l’état d’idées, inconsistantes et nues […] » (P.I., 71). Pour cela, il renchérit : méfiez-vous de ce goût de l’introversion, de la rêverie dans le vide, qui n’est pas autre chose qu’une fuite devant l’effort. Vous constaterez alors, croyezmoi, que le monde contient assez peu de « fantômes », peu d’ « ombres » qui méritent bien ce nom (P.I., 72). Cette exhortation du spécialiste qui incite le narrateur à abandonner son imagination à « prendre contact avec le réel » (P.I., 71) et à « goûter aux nourritures terrestres » (P.I., 77) sonne comme une invitation au réalisme, une conformité aux normes traditionnelles ; ce qui semble être un remède efficace pour ce narrateur dérouté par les fantômes qu’il a, lui-même, créés. Cette différence idéologique entre le psychiatre et son malade est mise en corrélation, bien sûr, avec la querelle ayant opposée les nouveaux romanciers à ces traditionnalistes. Par ce différend, le spécialiste laisse transparaître, en filigrane, son inquiétude face à ces nouveaux venus qui sont totalement en déphasage avec l’écriture traditionnelle. Si le malade privilégie l’invention, la création, aspirant à la nouveauté, le soignant, lui, gardien de la tradition, « protégeant la (pureté) des formes littéraires »148 , selon les termes de Françoise Calin, lui propose d’abandonner sa quête. Il doit, s’il veut guérir de sa maladie, donner une psychologie et une identité aux personnages du vieux et de la fille qu’il a inventés et qui ne cessent de l’obnubiler. Pour cela, il lui suggère de faire un voyage à Amsterdam, dans un musée. La confrontation qui oppose les modernes et les conservateurs, qui se poursuit d’ailleurs dans Entre la vie et la mort149 où les personnages qui écrivent des romans sont confrontés au refus des éditeurs et encore dans Les Fruits d’or150 dans lequel il y a un éternel débat sur l’originalité de l’œuvre, semble, dans un premier temps, donner raison aux traditionnalistes. Le narrateur arrête d’épier ses deux fantômes et 148 Françoise Calin, La Vie retrouvée. Etude sur l’œuvre romanesque de Nathalie Sarraute, Paris, Minard, « Situation n° 35 », 1976, p. 193. 149 Nathalie Sarraute, Entre la vie et la mort, Paris, Gallimard., Collection « Folio », 1968. 150 Id, Les Fruits d’or, Paris, Gallimard, Collection « Folio », 1963. 53 sa visite au musée d’Amsterdam paraît l’avoir délivré. Mais, voilà que soudainement apparaît « Le Portrait d’un Inconnu » (P.I., 80) dans lequel un peintre anonyme a su « recréer » la vie. Ce portrait vient donc contredire tout le diagnostic du spécialiste et redonner espoir au narrateur dans sa quête d’originalité. Le portrait lui enseigne qu’une œuvre d’art, même si elle est morcelée, « […] peut donner une impression de vie » 151. Dès lors, il triomphe du conservatisme et s’élance de nouveau dans ses projets. Cependant, même si le portrait permet à l’instance narrative de trancher clairement sur la voix à adopter, il ne règle pas pour autant ses inquiétudes. A l’instar de l’univers qui est flottant, il s’engage dans un vaste champ gluant qu’il ne maîtrise pas vraiment. Dans sa conquête de l’imaginaire, il se heurte à la complexité des êtres fantomatiques qu’il a créés, à l’évanescence de leurs gestes et mouvements ainsi qu’aux fluctuations de leur spatialité. Ainsi, « le monde, docile, s’élargit à l’infini ou au contraire se contracte, devient étroit et sombre ou immense et transparent » (P.I., 110). Tout devient flou pour lui, insaisissable à l’image du monde moderne qui brille par son opacité. Dans Le Pleurer-Rire, c’est une véritable bataille de positionnement qu’engagent conservateurs et modernistes. Si les jeunes intellectuels essayent de minimiser le vieux Tiya, ce dernier ne se laisse pas pour autant abattre. Il éprouve, lui aussi, le même mépris à l’égard de ceux qu’il considère comme des déviationnistes. Cette dissidence des jeunes intellectuels déroute les interlocuteurs et le maître d’hôtel ne comprend plus rien de leur langue aberrante : Et ils philosophaient en des termes trop compliqués à suivre, avec des mots obscurs qui finissaient presque tous par des ismes ou des istes. Des savants, je vous dis. Ils citaient des noms que je n’ai pas retenus. Ils attaquaient la France, les Oncles. Ils insultaient le général De Gaulle (P.R., 18)
EXPOSITION ET DECLOISONNEMENT DES COMPOSANTES DE L’ECRITURE CONVENTIONNELLE
Nathalie Sarraute, Henri Lopes et Tahar Ben Jelloun adoptent une esthétique transgressive qui dépouille l’écriture conventionnelle de toute son essence. Ils ont chamboulé tout l’ordre créatif et ont bâti des œuvres aux intrigues kaléidoscopiques, à la limite choquantes qui écœurent le grand public. Ainsi, Portrait d’un inconnu, Le Pleurer-Rire et L’Ecrivain public dévient clairement les normes canoniques et instaurent sur le champ littéraire une hétérodoxie exaspérante. Cette hérésie formelle aboutit à une intermittence qui oblige une reconsidération de l’herméneutique du texte littéraire. Jean Bessière, évoquant cette discontinuité, parle de « jeu d’indétermination »155 . Mais comment ces écrivains ont-ils su dérégler les procédés qui pendant longtemps s’étaient érigés en dogmes dans la création romanesque ? Par quels moyens ont-ils pu désorganiser et instaurer une discontinuité dans le récit ? Pour mener à bien cette déviation des règles qui constitue ce que Marc Chenetier nomme « les embardées discursives de l’écriture »156, Sarraute, Ben Jelloun et Lopes s’appuient sur les constituants du récit traditionnel pour mieux leur donner une nouvelle stature. Pour cela, ils font cohabiter les anciennes techniques narratives à celles fraîchement créées pour installer des idées neuves dans l’esprit du lecteur. Tous les éléments fondamentaux du récit conformiste se trouvent reconduits dans l’œuvre romanesque moderne, mais fortement dénaturés en vue de recréer l’essence de la production littéraire. Du coup, de l’intrigue aux personnages, en passant par l’espace, le temps…, les adeptes de l’écriture francophone contemporaine reconsidèrent toutes composantes avec une habileté qui ne peut être passée sous silence. C’est pourquoi, dans Portrait d’un inconnu, par exemple, coexistent des personnages avec une psychologie et une identité charriant tous les éléments fonctionnant « […] comme le champ d’aimentation des sèmes, renvoyant virtuellement à un corps »157 et d’autres personnages qui ne sont que des silhouettes, des « trompes l’œil » et qui sont, en général, désignés par les déictiques158 « je », « il » « elle », « ici », « là-bas », etc. Ces formes de l’anonymat embrouillent les conventions. Le narrateur de Portrait d’un inconn’’èu fait-il référence à plusieurs personnages bien nantis, assimilables à ceux du roman de type balzacien. Ce sont surtout Octave ou Jules (P.I., 27), Valentin-le-Désossé (P.I., 23), Adrienne Mesurat (P.I., 34), les protagonistes de Madame Bovary, de Flaubert (P.I., 40), Tante Annie, l’Abbé Soury (P.I., 42), Rilke (P.I., 52), M. Dufaux (P.I., 57), Marie et le Prince Bolkonski de Guerre et Paix de Tolstoï (P.I., 62-66), Paul, Jeanne, Germaine (P.I., 73-74)… Ces personnages, qui sont le fruit du « […] mariage que le romancier contracte avec la réalité » 159, montrent, à première vue, que le roman ne peut qu’être une illusion de la réalité. Cependant, l’instance narrative de Portrait d’un inconnu entame un processus de déshumanisation de ceux-ci à telle enseigne qu’ils finissent par se fondre dans ces êtres fantomatiques qu’il a inventés. A l’image de ce narrateur qui est le prototype de la nouvelle idéologie qui se dessine et qui est l’ « homme de l’Ici et Maintenant qui n’arrive pas à voir ce qui se passe de l’autre côté de la falaise » 160, les personnages sont vides de contenu. Dépouillés de toute substance, ils n’existent que parce que les mots ont besoin d’être prononcés, lâchés inconsciemment par eux.
ORIGINALITE DU RECIT FRANCOPHONE
INCIPIT IN MEDIAS RES ET ABSENCE DE DENOUEMENT
A bien des égards, les incipit et les épilogues de Portrait d’un inconnu, du Pleurer-Rire et de L’Ecrivain Public sont en déphasage avec ceux des romans traditionnels, donnant au champ littéraire une nouvelle orientation. Par des mécanismes atypiques de conception du commencement et du dénouement de leurs œuvres, Sarraute, Lopes et Ben Jelloun dérèglent le processus narratif ; désorganisant l’ensemble du récit. Ces techniques inédites dénient toute élaboration d’une intrigue linéaire. De facto, avec les ouvertures qui situent l’action au cœur de l’histoire et les épilogues qui posent les mêmes problématiques esquissées au début de ces romans, ils se révoltent contre l’ordre préétabli et tentent d’imposer une poétique de la rupture. Dès lors, l’œuvre reste ouverte aux supputations qui complexifient la lecture et exigent un renouvellement de la réception du texte littéraire moderne. Les ouvertures des œuvres de notre corpus défient les canons habituels et instituent une esthétique inédite en littérature. Mais ces incipit diffèrent d’une œuvre à l’autre. Si le début de Portrait d’un inconnu s’attèle à révéler les échecs répétés d’un narrateur impuissant face à des protagonistes creux qu’il essaie de démystifier, dans Le Pleurer-Rire, la réalité diffère quelque peu. Le récit s’ouvre sur les inquiétudes de la femme du narrateur, Elengui, qui semble pressentir le pire pour son pays. De son côté, l’ouverture de L’Ecrivain public se démarque clairement des incipit des deux autres œuvres. Le « je » narrateur, par une analepse, revisite son passé. Cependant, cette rétrospection est, pour lui, un moyen de statuer sur son objectif d’instaurer une esthétique non directive. Il recrée tous les épisodes de son enfance de sorte que l’écriture prenne largement le dessus sur l’histoire, la réalité. L’incipit de Portrait d’un inconnu révèle clairement cette esthétique déviante qui s’est progressivement installée en littérature. Sa conception établit une écriture de la différence et le récit acquiert une étrangeté qui désoriente le destinataire. Le « je » narrateur s’indigne, dès l’entame du récit, d’avoir échoué, comme d’habitude, à sa mission de démystification du père et de la fille. Ces personnages qu’il a inventés et 68 qui le hantent sont à l’origine de sa quête et de son errance. Examinons minutieusement le début de cette œuvre : une fois de plus je n’ai pu me retenir, ç’a été plus fort que moi, je me suis avancé un peu trop, tenté, sachant pourtant que c’était imprudent et que je risquais d’être rabroué. J’ai essayé d’abord, comme je le fais parfois, en m’approchant doucement, de les surprendre. J’ai commencé d’un petit air mater of fact et naturel, pour ne pas les effaroucher. Je leur ai demandé s’ils ne sentaient pas comme moi, s’ils n’avaient pas senti, parfois, quelque chose de bizarre, une vague émanation, quelque chose qui sortait d’elle et se collait à eux… et ils m’ont rabroué tout de suite, d’un petit coup sec, comme toujours… » (P.I., 17) Ce passage textuel situe la quête du narrateur de Portrait d’un inconnu au cœur des événements. L’expression « une fois de plus » et l’adverbe « parfois » rappellent la récurrence des actions et annoncent déjà son échec. Ce revers programmé met le narrateur dans un état d’angoisse insupportable. Ce faisant, cette obsession de démystification de ces deux personnages mystérieux devient le socle de la narration. L’instance narrative veut à tout prix les dévisager mais se heurtent à un univers opaque qu’ils essaient de protéger. Le récit est alors un espace de jeu où chacun essaie de prendre le dessus sur l’autre. C’est ce qui fait que l’intrigue se gonfle incessamment rendant cette quête presque irréalisable. Pour cela, la narration de Portrait d’un inconnu est décousue à cause de la méfiance et des fuites permanentes du vieil avare et de sa fille. La protection de leur univers établit un écran entre ceux-ci et l’instance narrative. Cet écart accentue la volonté de ce dernier qui veut à tout prix parvenir à un résultat. Seulement leur résistance est tellement forte qu’il finit par s’égarer. Dans ce fourvoiement, il divague et se perd parfois dans les réminiscences ou, au contraire, se met à imaginer le futur ; ce qui obstrue l’intrigue de Portrait d’un inconnu. Dès lors, l’incipit de cette œuvre, à l’image de la plupart des ouvertures du roman moderne, institue un désordre notoire dans le récit. Selon Annick Bouillaguet, il « prend quelques libertés avec les formes canoniques […] ».
INTRODUCTION GENERALE |