POÉTIQUE DE LA SPIRITUALITÉ DANS LA POÉSIE MODERNE À TRAVERS L’ŒUVRE POÉTIQUE DE RIMBAUD

POÉTIQUE DE LA SPIRITUALITÉ DANS LA POÉSIE
MODERNE À TRAVERS L’ŒUVRE POÉTIQUE DE RIMBAUD

Une modernité entre ruptures et paradoxes

La poésie moderne ne se démarque pas totalement du romantisme et du parnasse quant à la représentation qu’elle fait du sacré et du gauchissement de l’épistème chrétien. La définir à travers la déconstruction des dogmes spirituels comme le pensent Robert Sabatier et Jules Monnerot199, c’est ignorer que le phénomène de la déconstruction est à la base lié à l’activité poétique. La poésie moderne, en effet, ne se singularise pas uniquement à travers les mutations spirituelles qu’on a déjà passées en revue, elle institue également une nouvelle opinion esthétique en rupture avec celle des prédécesseurs. Cette rupture, bien que caressée par les humanistes dont Alioune Diané montre la modernité de l’écriture200, est intimement liée à la poétique de la société à la fin du XIXème et au début du XXème siècle, comme le souligne Henri Meschonnic. La poésie est dans le langage ce qu’il y a de plus sensible aux pressions de l’époque, aux tensions du connu et de l’inconnu, du subjectif et du collectif, elle est ce qu’il y a de plus révélateur du langage et du social. De leurs pratiques, de leurs théories. Et d’où on peut le mieux reconnaitre les jeux qui se mènent dans la mode actuelle de la modernité. Parlant de la modernité, je parle de la poétique. La poétique du sujet, la poétique de la société201 . En superposant la conscience de l’écriture à la conscience déchirée de l’époque, Baudelaire et Rimbaud signent, en effet, la naissance d’une écriture qui se cherche, non pas dans les chantiers déjà battus, mais plutôt dans le déchainement spirituel qu’ils prophétisaient sous les noms de « l’inconnu » 202 et de « l’autre »203 . Nous pensons à la suite de Meschonnic que la « modernité du XIXème et du XXème siècle se représente, ou est représentée, dans une opposition à tout ce qui l’a précède »204 . S’inspirant de son expérience de lecteur, le critique témoigne : « Pour comprendre la modernité, j’ai dû me retraduire certains mots. Parce qu’ils parlaient la langue du signe. D’avance ils ramenaient l’inconnu au connu : le poème à la langue, le sujet à l’individu, la modernité au conflit de l’ancien et du nouveau » 205 . La modernité apparaît donc comme le dernier nouveau, qui réapparait sous des formes nouvelles : inconnu/connu, sujet/individu, poème/langue. Ce n’est pas uniquement la spiritualité qui est soumise à cette nouvelle phénoménologie de la perception206 mais, il y a également les contenus, les discours d’une société en décadence. Certes, ces discours parcourent le texte mais, eux aussi, restent subsidiaires à une seconde instance, assujettis au bruissement de la langue pour reprendre Barthes207 . Sauf que le bruissement du langage moderne découle de la volonté de l’écrivain de déchiffrer le caractère ésotérique des symboles par un long travail alchimique, conduisant ainsi le lecteur dans le secret du verbe créateur comme si les écrivains modernes avaient médité la prophétie de Dostoïevski qui pensait que « la beauté sauvera le monde » 208 . La modernité semble ainsi dresser une théorie sur le langage. C’est parce que tout de la société passe dans et par le langage que la théorie du langage est le sens de son sens, l’histoire de son histoire. Ses drames, ses bluffs, ses trahisons. Du radicalement historique à la déshistoricisation. Son rapport au cosmique, son rapport au social. Parce que la littérature-la poésie- est dans le langage ce qu’il y a de plus sensible aux pressions de l’époque, aux tensions du connu et de l’inconnu (…).209 Rimbaud, après Baudelaire, a joué sur les mécanismes du langage pour recycler l’imaginaire. Sa poétique s’appuie sur des dispositifs nouveaux, en participant à la reconstruction de l’histoire et à la promotion du sensible. « La grande originalité de Rimbaud est précisément d’avoir scellé, et de manière irréversible, la triple alliance de la nature, du devenir et du poème par la redécouverte du pouvoir physique de la parole »210 . Cette métamorphose de l’instrument poétique et des exigences de lecture est tributaire de la perception fabuleuse du poète dont l’outrage à la morale catholique relativement astreignante participe à l’élaboration d’une identité singulière. Les poètes modernes, maudits surtout, apparaissent comme des monstres sociaux. Etant des révoltés contre la morale, ils se voyaient déjà comme saisi d’une voix inspirée qui parlent en eux. Mais, cette voix secrète (tantôt satanique et tantôt angélique) les éloigne de leur être social. Avec Baudelaire, Rimbaud et Mallarmé, la poésie devient un moyen de créer des mythes autour du mystère du « moi » qui se dépersonnalise, en s’éloignant du poids des « normes » sociales. D’ailleurs, si Rimbaud considère Baudelaire comme un « vrai Dieu » (« Lettre du voyant », 1871) « c’est qu’il a libéré la poésie de nombreux carcans esthétiques ou moraux », écrit Daniel Lewers211 . À côté du refus de se conformer, il y a cette absence de soi comme être incarné socialement qui permet au poète d’exprimer sa vraie nature et par ricochet celle de l’homme. En effet, le langage ou le message du poète moderne dérange nos architectures logiques, bouscule certaines de nos catégories mentales, que nombreux sont ceux qui finissent par réduire le poète à une menace réelle de la société : il est soit un fou soit un schizophrène. Il lui faut, comme le pense Rimbaud, « Toutes les formes d’amour, de souffrance et de folie ; il épuise en lui tous les poisons, pour n’en garder que les quintessences. Ineffable torture où il a besoin de toute la force surhumaine, où il devient entre tous le grand malade, le grand criminel, le grand maudit, – et le suprême Savant ! – Car il arrive à l’inconnu ! » (Lettre du voyant, 1871). Celle-ci est si opaque qu’au moment où on croit le saisir et le comprendre, il nous échappe pour entrer dans l’abîme des hallucinations et des rêves. Le mystère du verbe du poète, rivalisant avec celui de Dieu, « impose ainsi à la langue cette tâche paradoxale d’exprimer une signification et en même temps de la cacher »212 . La poésie moderne s’impose dans ce  cas comme « une question profonde »   qui demeure énigmatique. Le poète apparait, dès lors, comme un nouvel Œdipe devant le sphinx. Car, si nous reprenons Blanchot, nous nous rendons compte qu’« Œdipe, en répondant humainement [aux énigmes du Sphinx], a attiré dans la question de l’homme l’horreur même à laquelle il voulait mettre fin »

 « il faut être absolument moderne » : Rimbaud et l’énigme du concept

Les poètes lyriques de la fin du XIXème siècle et ceux du début du XXème siècle, suivant les variantes philosophique et spirituelle initiées par les romantiques, ont expérimenté plusieurs formes poétiques en rapport direct avec le sacré. Les approches définitionnelles de la modernité sont donc tributaires de la conscience spirituelle moderne totalement déchirée. Cet état d’angoisse est rapporté par Michel Decaudin dans son pamphlet sur le symbolisme. Le critique précise : Nos sensibilités aujourd’hui sont compliquées, mais est-ce tout à fait de notre faute ? Nous n’avons pas choisi le siècle où nous devrions vivre et il est impossible de ne pas se soumettre au temps. Malgré notre volonté de rester libres, nous dépendons de notre époque qui influe fatalement sur notre moi qui lui-même déjà, s’est façonnée d’après elle. Or, toutes les époques ne sont pas aussi jeunes et les races ne sont pas éternelles. Tant pis pour les derniers arrivants ; tant pis pour ceux qui parviennent au point où s’écrier avec fatigue : nous en avons assez231 . Pris dans l’étau du mal du siècle, ce point de vue est contemporain d’une tendance qui prêche la décadence. En effet, l’anxiété métaphysique qui découle de l’avènement de la bourgeoisie, a fait que le christianisme a perdu son emprise sur les âmes et que la poésie est apparue, pour certains poètes, comme une nouvelle religion. C’est ainsi que Rimbaud, figurant le statut du prêtre qui prêche la Bonne nouvelle, désacralise le Verbe entendu au sens chrétien en reprenant à rebours la morale occidentale. Cette récrimination contre la métaphysique chrétienne apparait dans toute la production poétique d’Arthur Rimbaud : Des Lettres du voyant aux Illuminations, l’extase mystique fait que le poète se prend comme objet et matière. Par les voies naturelles du verbe poétiques et les pouvoirs qui lui sont conférés, Rimbaud transpose dans la poésie ce qui est la vertu de la religion et du mystère en s’érigeant comme un illuminé. Il a très tôt compris que la poésie regorgerait une dimension mystique, une alchimie de l’Être qui est, en même temps, une sorte de chasse spirituelle du christianisme, un renoncement à la culture religieuse de « l’Europe aux vieux parapets » (O.P, 90) et de la civilisation occidentale. Rimbaud se place en opposition avec l’ordre public et ses contraintes : le « bonheur établi, domestique ou non… » (O.P, 122), le train 231 Michel Decaudin, La crise des valeurs symbolistes, vingt ans de poésie : 1895-1914, Toulouse, Privat, 1960, p. 95 65 conventionnel, le christianisme, la morale, en un mot tous les produits de l’esprit humain. Bref, le poète, par la magie de son verbe altératif, rompt avec ce qui l’attache à la vie commune du XIXème siècle. Il choisit une aventure solitaire dans la quête d’une nouvelle essence spirituelle, quitte à dépérir et à sombrer dans la schizophrénie. Il développe dès lors un élan irrépressible, qui le porte « à la conquête d’un état primitif où l’âme personnelle échappant à ses limites restitue, dans une ivresse mystique, ses forces à l’universel »232 . Étant tributaire de sa sensibilité d’enfant, analogue à celle de Baudelaire ou de Mallarmé, la poésie de Rimbaud, est d’abord une manière de penser un monde invisible sous le visible, par analogies et symboles. Elle juxtapose à la fois la conceptualisation et l’immanence233. Le poète donne à lire des correspondances entre les nouvelles formules du langage, la recherche de l’inconnu et une nouvelle poétique. Il célèbre, dans son urgence, la résurgence du langage, à une époque où la poésie subversive est en pleine inflation. Réclamant le statut de « voleur de feu » (« Lettre du voyant », 1871), le poète proclame une poésie poétiquement révolutionnaire, avec notamment les « Lettres du voyant » où le lecteur pourrait constater une sorte de déclaration de guerre à la vieille poésie conceptuelle et au « romantisme fadasse » (« Lettre du voyant », 1871). Ce renouvellement poétique est cautionné par la place que le poète moderne accorde aux visions : Musset est quatorze fois exécrable pour nous, générations douloureuses et prises de visions, -que sa paresse d’ange à insulter ! o ! Les contes et les proverbes fadasses ! ô les Nuits ! ô Rolla, ô Namouma, ô La Coupe ! Tout est français, c’est-à-dire haïssable au suprême degré ; français, pas parisien ! Encore une œuvre de cet odieux génie qui a inspiré Rabelais, Voltaire, Jean de la Fontaine […] (O.P, 47) À part quelques parnassiens, « les seconds romantiques » selon les termes du poète : « Théophile Gauthier, Leconte de Lisle, Théodore de Banville » qu’il trouve « très voyants » (« Lettre du voyant », 1871), Baudelaire « est le premier voyant, roi des poètes, un vrai Dieu » ((Lettre du voyant », 1871) de la poésie française. Si on considère cette citation, on se rend compte que la révolution poétique dont Rimbaud fait 232 Marcel Raymond, De Baudelaire au surréalisme, op. cit., p. 38. 233 Ces formules sont largement reprises par Claude Esteban, dans Critique de la raison poétique, Paris, éd. Flammarion, 1987. La question centrale posée par Esteban est celle du mode de présence de la réalité sensible dans le poème. L’auteur distingue deux modes possibles : l’un, conceptuel, tend à signifier le sensible ; l’autre, plus immanent, veut en convoquer la présence. 66 l’apologie, a été initiée par Baudelaire234, étant donné qu’il est le premier à remettre en question le passé de la poésie et de l’art, à s’interroger sur sa modernité et à s’inquiéter pour son futur. Il est « le prince qui jouit partout de son incognito » 235. Pour comprendre la modernité de Rimbaud, il faut d’abord comprendre celle de Baudelaire dont la critique est entièrement poétique et, plus largement, esthétique. Les analyses de Baudelaire, dans Le Peintre de la vie moderne236, semblent prolonger la réflexion de Kant sur la modernité. Avec Baudelaire, comme avec Kant, être moderne, c’est adopter une attitude qui concilie sentiment de nouveauté et de rupture avec la tradition. Cependant, pour Baudelaire, précise Foucault : « Cette attitude volontaire, difficile, consiste à ressaisir quelque chose d’éternel qui n’est pas au-delà de l’instant présent, ni derrière lui, mais en lui »237

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Table des matières

 INTRODUCTION
PREMIÈRE PARTIE : De l’idéologie subversive à la naissance d’une spiritualité laïque dans l’art moderne
CHAPITRE 1 : la crise de l’esprit et l’expérience du sacré
1-1 :Le déplacement des paradigmes ou l’immanence du sacré
1-2 Sur les traces des avant-gardes romantique et parnassien
CHAPITRE 2 : Une modernité entre ruptures et paradoxes
2-1 : « il faut être absolument moderne » : Rimbaud et l’énigme du concept
2-2 Des « délires » à la « voyance » : la déraison et la foi
CHAPITRE 3 : le sacré et le profane
3-1 Orthodoxie chrétienne et hétérodoxie des poètes modernes
3-2 intertextualité biblique et emprunts mythologiques
DEUXIÈME PARTIE : Rhétorique et spiritualité : la quête d’une « Parole essentielle »
CHAPITRE 4 : Parole poétique et rencontres mystiques
4-1 : Du « mystique à l’état sauvage » au « converti chrétien » : la rencontre de Rimbaud et Claudel
4-2 : La parole chez Senghor et les poètes avant-gardes : influence ou affinité
CHAPITRE 5 : La genèse de la parole du poète
5-1 le retour vers un langage originel
5-2 la réinterprétation de la parole prophétique
CHAPITRE 6 : la poétique du symbole
6-1 l’herméneutique du signe
6-2 Interactions entre l’écriture poétique et l’écriture du sacré
TROISIÈME PARTIE : Les pratiques poétiques modernes
CHAPITRE 7 : À la recherche de nouvelles formes poétiques
7-1 Rimbaud : entre le « vers parnasse » et la prose
7-2 Á la croisée des traditions génériques : l’ode et l’élégie.
CHAPITRE 8 : la poésie et le vers intelligible
8-1 Poésie et oralité : la parole intelligible
8-2 La réadaptation du verset biblique
CHAPITRE 9 : étude des sonorités
9-1 Poésie, musique et chant liturgique
9-2 la réappropriation du rythme nègre et/ou biblique.

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