Les Nuits de la poésie
Un patrimoine oral ?
La Nuit de la poésie prise dans son principe et son processus de réitération peut être abordée comme une anthologie sonore et visuelle de la poésie québécoise moderne venant scander et illustrer quarante ans de vie culturelle. Permettant de rendre compte de l’œuvre et de la trajectoire d’un nombre important de poètes, d’illustrer des tendances et des thèmes dominants propres à chaque époque, elle est à la fois le lieu où s’exprime une certaine singularité des voix poétiques en même temps qu’elle en traduit et manifeste une dimension collective.
Dans la même perspective, elle est à la fois porteuse d’innovations importantes sur le plan poétique et se présente dans un second temps comme une instauration d’une tradition spécifiquement québécoise. Les mutations des grandes thématiques que nous avons relevées ponctuellement lors des analyses des éditions précédentes se retrouvent avec évidence dans l’édition 2010. Il convient de concevoir la Nuit de la poésie comme un corpus en évolution, un ensemble vivant à travers lequel se révèlent de nombreux aspects d’intertextualité. Ainsi les poèmes acquièrent-ils une valeur nouvelle au regard de l’écho qu’ils proposent avec d’autres textes. La présence de mêmes poètes à plusieurs des éditions de la Nuit permet d’établir également un certain nombre de remarques sur l’évolution du genre poétique et de l’œuvre de chaque auteur. C’est ainsi que les notions de transmission, de génération, de passation, d’intertextualité et d’interpénétration générique nous permettent d’envisager la dimension vivante de ce corpus poétique. Il faut cependant garder à l’esprit l’importante différence qui existe entre les films et les événements en eux-mêmes. Comme nous l’avons déjà signalé, il faut concevoir de pair l’essoufflement de la réalisation des films autour de la Nuit et l’essor des spectacles de poésie dans la société d’une manière générale. Les événements de poésie se multipliant dans le paysage culturel québécois, la Nuit de la poésie ne centralise et ne focalise plus comme en 1970, l’ensemble des pratiques poétiques liées au spectacle vivant qu’elle a contribué à populariser. Ce phénomène s’affirme avec plus d’évidence à mesure des éditions, en même temps que le principe de Nuit de la poésie connaît de nouvelles déclinaisons dans d’autres villes et à des occasions de plus en plus fréquentes. Le film entretient en outre une relation singulière à l’événement, établissant à partir du spectacle un document nouveau, une œuvre à part entière distincte du spectacle en lui-même.
Il convient néanmoins de recevoir les films de la Nuit comme un monument au sein du patrimoine oral et ce malgré le spectacle dont il ne cherche pas nécessairement à rendre compte de manière fidèle, mais à partir duquel il (re)-compose une œuvre nouvelle. Au regard du patrimoine oral, la Nuit de la poésie implique une conception particulière de l’oralité qui confond et agrège plusieurs niveaux. Il conviendra donc de préciser les relations qu’entretiennent le spectacle et les pratiques dites de l’oralité.
La Nuit s’inscrit dans le patrimoine oral par le biais de « l’oralité mécanique » évoquée par Paul Zumthor. Le film permet en effet d’inscrire ces voix sur un support mécanique, d’enregistrer (et de filmer) les poèmes dans leur version lue, déclamée et par conséquent de constituer ce patrimoine oral poétique. L’oralité est ici seconde, dans la mesure où elle résulte d’un premier travail d’écriture et que le support oral n’influence pas directement le matériau poétique. Le premier élément qui confirme l’importance de l’écriture dans la Nuit est l’appareil éditorial qui accompagne les poèmes lus lors des différentes éditions. Comme en témoignent documents en annexe de ce travail, la plupart des poèmes connaissaient déjà ou ont connu par la suite une version publiée, écrite, souvent très comparable à la version lue (jusqu’à être parfois même identique). Les poètes eux-mêmes montent sur scène avec leurs livres ou des feuilles, supports dont ils se servent et sur lesquels ils s’appuient pour en proposer la lecture. Cette importance de l’écrit dans une œuvre que l’on considère comme un monument de la culture orale nous amène à relativiser cette oralité et à la redéfinir comme une oralité seconde. Dans le documentaire Les Nuits de la poésie consacré à l’ensemble des Nuits, Jean-Claude Labrecque rappelle que les films avaient pour but de « glorifier les textes », ce qui nous conduit à privilégier cet aspect écrit des poèmes de la Nuit.
Un grand nombre de poètes donc, se sert de l’oralité comme d’un média, un mode de transmission permettant une nouvelle diffusion de leur œuvre écrite. Cet aspect second de l’oralité n’enlève rien à la force et la puissance sonore de leur poésie, ni à la dimension vivante du corpus des Nuits, mais rappelle que l’oralité n’est pas à la source de la production poétique. Encore faut-il tenir compte du fait que la poésie, même la plus écrite, travaille sur la dimension sonore du langage et que le spectacle permet de restituer concrètement cette sonorité de l’écriture souvent évincée dans le cadre du silence d’une lecture personnelle et intérieure. De même, les poèmes « manifestes » appellent-ils une certaine nécessité de la scène, de la déclamation et prennent-ils toute leur ampleur dans le cadre de la lecture. On peut également rappeler le fait que ces poèmes s’adressent directement et physiquement au lecteur (comme à l’auditeur ou au spectateur) et d’une certaine manière à la collectivité. Cette configuration de la lecture de poésie engage ainsi le processus de réception. Si l’oralité dans la Nuit de la poésie reste seconde ou secondaire chez une majorité de poètes, certains d’entre eux, en revanche, se réclament explicitement de la dimension sonore de la poésie et la grande difficulté, voire l’impossibilité, de restituer ces œuvres par le média écrit est le signe de leur véritable propriété orale. Force est de reconnaître que nombre des poèmes de Raôul Duguay, bien qu’ils puissent être retranscrits et qu’une partie d’entre eux soit directement puisée dans des œuvres écrites et publiées, échappent assez largement au code écrit. À cet égard, la retranscription du « Manifeste de l’Infonie » (Nuit de 1970) que nous avons proposée en annexe montre bien la difficulté du code écrit à rendre compte de l’ensemble du poème. De même, dans la Nuit 1980, le premier poème de Pauline Harvey (« Poésie et rythme » selon le titre donné par Janou Saint-Denis) pose le même type de questions. Ici, l’écrit paraît insuffisant pour rendre compte de toute la dimension sonore et rythmique du poème. On peut d’ailleurs se demander comment serait reçu le poème sans sa version sonore et performée en dehors de l’apport de la batterie et de la portée concrète du poème qui se donne pour objectif de reproduire des sons au-delà du sens qu’il énonce.
Au regard de la diversité de ces œuvres et de la façon dont elles font appel avec plus ou moins d’intensité à la dimension orale de la poésie, on proposera ici deux catégories susceptibles d’approcher les différents statuts de l’oralité chez les poètes. Il y aurait donc selon nous, d’une part une oralité « médiative » et d’autre part, une oralité « performative ».
La première correspond à l’oralité seconde, où l’oral est simplement pris comme un média du texte. C’est le cas pour la majeure partie des poètes de la Nuit et de façon plus évidente encore chez ceux dont la performance apparaît comme la plus neutre, la plus sobre sur le plan scénique. Yves Préfontaine ou Anne Hébert illustrent bien, et parmi beaucoup d’autres, cette pratique d’une oralité « médiative ». En revanche, certains poètes recourent à l’oralité de manière plus manifeste et leurs poèmes reposent plus intimement et intrinsèquement sur une dimension orale de l’écriture, ce que nous pourrions appeler l’oralité « performative ». Nous entendons par oralité « performative » le fait qu’elle dépend directement de la dimension spectaculaire alors que l’écriture seule ne saurait pleinement rendre compte de ce qui est transmis à travers la performance. Tel est le cas, beaucoup plus rare, des poèmes de Raôul Duguay, mais encore de Claude Péloquin ou de Pauline Harvey, pour qui l’oralité n’est pas seulement un média de l’écrit, mais la source même et le mode d’existence de leur poésie.
Cette réflexion sur les différents modes de l’oralité dans le cadre du spectacle de poésie nous amène également à reconsidérer la place de l’oralité dans la Nuit. Nous avons ici distingué les diverses implications de l’oralité dans les modes de production de la poésie et rappelé que cette oralité restait secondaire chez la majeure partie des poètes. Du point de vue de la production, l’oralité est résolument seconde. La portée orale des Nuits repose donc très largement sur l’inscription de ces voix poétiques sur un support mécanique. Enfin, c’est parce que le support mécanique du film permet la fixation et la diffusion de cette oralité poétique, qu’il constitue un monument de la culture orale québécoise. L’oralité des différentes éditions de la Nuit de la poésie est par conséquent essentiellement prise en charge par le support luimême et non par la nature de la plupart des poèmes.
Spectacle et captation, une oralité mécanique
La Nuit de la poésie recouvre donc plusieurs aspects de l’oralité dans la vie culturelle : la notion d’événement collectif d’une part, celle de la production poétique sensible aux formes ou moyens mis en œuvre par l’oralité (poésie de manifeste, poèmes « sonores », performance poétique) d’autre part, et enfin l’oralité mécanique qui consiste à inscrire ces voix sur un support pérenne et diffusable. Ainsi le spectacle en lui-même implique-t-il de la part des poètes eux-mêmes un certain travail de sélection. Comme nous l’avons vu en observant les nombreuses variantes des textes entre leurs versions lue et publiée, les poètes opèrent un certain nombre de choix et se trouvent amenés à prendre en considération le public d’une manière jusque-là inédite dans l’histoire de la poésie québécoise. Cette interaction entre poètes et public est un élément caractéristique de la Nuit et façonne dans une certaine mesure le contenu poétique. À mesure de la succession des Nuits, la portée spectaculaire s’affirme avec plus d’évidence et semble constituer un élément essentiel qui prend de l’ampleur au fil des éditions. Ainsi, la musique qui accompagne les lectures est de plus en plus présente dans les éditions les plus récentes. Lors de l’édition 1990, une musique d’accompagnement se fait entendre lors des lectures de Mona Latif-Ghattas (on entend des chants de femmes vers la fin du poème), des poètes issus du groupe Bonnet de Nuit (les trois lectures sont accompagnées de musique). Cette tendance se confirme et s’accentue lors de la Nuit de la poésie 2010 : on voit une batterie en arrière de la scène et un percussionniste est préposé à l’accompagnement de certains poèmes. On entend également quelques sons d’ambiance qui ont pour but de renforcer le rythme des lectures.
L’inscription de ces œuvres sur le support mécanique se fait par le biais du spectacle, plus précisément de sa captation, ce qui pose un certain nombre de problèmes sur le plan poétique. Lors de la première édition, les réalisateurs avaient choisi d’organiser un événement et d’inviter le public afin de stimuler les poètes et d’obtenir des lectures dynamiques qui prendraient en compte une certaine dimension spectaculaire de la poésie. La Nuit de la poésie 2010 confirme cette forte tendance spectaculaire de la poésie et entre en écho avec de nouvelles pratiques de la scène de poésie.
De la même façon, la tendance performative de l’oralité des Nuits s’affirme plus encore et la musicalité des poèmes semble être un élément récurrent de cette dernière édition. Sans doute peut-on y voir l’influence des musiques contemporaines comme le rap ou encorele spoken word, pratique qui consiste à déclamer des textes sur de la musique.
La Nuit de la poésie 2010
Le film de la Nuit 2010 : un projet différent
La Nuit de la poésie 2010 est organisée à l’initiative de la Maison de la poésie. Le spectacle se déroule le 13 mars au cabaret « Juste pour rire », grande salle de spectacle de la ville de Montréal et, comme les autres éditions, réunit des poètes reconnus et emblématiques des éditions précédentes ainsi que de plus jeunes voix de la poésie contemporaine. Voici la liste des poètes présents à la Nuit 2010 : Fortner Anderson, Martine Audet, Joséphine Bacon, Franz Benjamin, Marjolaine Beauchamp, Virginie Beauregard D., Geneviève Blais, François Charron, Moe Clark, Jean-Paul Daoust, Carole David, Roger Des Roches, Pierre DesRuisseaux, Hélène Dorion, Louise Dupré, Fernand Durepos, Rose Eliceiry, Ian Ferrier, Ivy, Benoît Jutras, Marc-Antoine K. Phaneuf, Catherine Lalonde, Michèle Lalonde, Jean-Sébastien Larouche, Mona Latif-Ghattas, Daniel Leblanc-Poirier, Tristan Malavoy-Racine, Guy Marchand, Jean Morisset, Danny Plourde, Marie Savard, Hossein Sharang, Érika Soucy, France Théoret, Claudine Vachon, Yolande Villemaire et Louise Warren. On voit en effet que les poètes reconnus et spontanément associés à l’histoire des Nuits (Michèle Lalonde, Yolande Villemaire, Marie Savard, François Charron, Louise Dupré, Mona Latif-Ghattas, Hélène Dorion ou Roger Des Roches) côtoient de plus jeunes poètes (Danny Plourde, Virginie Beauregard, Rose Eliceiry, Ivy, Jean-Sébastien Larouche, Catherine Lalonde, Daniel Leblanc-Poirier ou Marjolaine Beauchamp). Ce qui frappe cependant, c’est la présence importante de jeunes poètes. Ce renouvellement des voix poétiques doit cependant être relativisé dans la mesure où en l’absence d’une Nuit de la poésie 2000 officielle, il est difficile de déterminer lesquels auraient pu y être présents. Il y a bien un intervalle de 20 ans (19 ans plus exactement) entre les deux dernières éditions de la Nuit, ce qui peut expliquer ce soudain afflux de jeunes poètes. Néanmoins, il apparaît que le renouvellement des voix poétiques est effectif et que l’importance des auteurs, des recueils et des divers événements liés à l’expression poétique et traduit sa vitalité au sein de la société québécoise.
En confrontant l’ensemble des performances de cette nuit 2010, il apparaît que la dimension spectaculaire évoquée plus haut est plus affirmée et plus centrale encore que dans les éditions précédentes. Le lieu même où se déroule la Nuit 2010 est une véritable salle de spectacle, ce qui conduit les poètes à mettre plus en avant encore cette ampleur scénique. Pour illustrer cette importance de la dimension scénique, il suffit d’observer que de très nombreux poètes performent leurs textes sans l’aide d’un support écrit. Nous avions relevé à quel point les éditions précédentes offraient des « lectures » au sens littéral du terme. Le fait que les poètes apprennent leurs textes par cœur induit donc un rapport plus intime à la scène et permet une plus forte interaction avec le public.