Plaidoyer pour la liberté de conscience
Réquisitoire contre l’esprit de conquête
Les humanistes se sont souvent penchés sur la question religieuse pour arriver à la conclusion que les religions ne peuvent pas s’imposer par la force. Or, certaines factions se montrent particulièrement barbares. En effet, les hommes ont cru que les sacrifices humains pouvaient apaiser les divinités en colère. Dans le chapitre « Apologie de Raimond Sebond » (I, 12, 521), Montaigne en dresse une liste macabre et interminable : Alexandre sacrifie des hommes en faveur de Thetis, Enée, quatre hommes aux mânes de Pallas, les Grecs, un homme tous les cinq ans, au dieu Zamolxis, Arestris, mère de Xerxes, quatorze jeunes nobles à un dieu souterrain, les prêtres, des petits enfants aux idoles de Themistitan, les Carthaginois, leurs propres enfants au dieu Saturne, les Lacédémoniens, les jeunes gens à Diane, Agammenon, sa fille Iphigénie à Zeus, les Romains, les deux guerriers Decius, père et fils, aux dieux. Ainsi, l’écrivain rejette toute forme de violence surtout celle attachée à la religion. Il s’appuie sur Lucrèce pour dénoncer l’agressivité de la religion : « Tant la religion a pu inspirer de crime142 ! », une fois sur Cicéron et deux sur Saint Augustin : « Telle est la folie de leur âme troublée et hors de ses gonds, qu’ils pensent apaiser les dieux en surpassant même toutes les cruautés de hommes143 . » La prétendue cruauté des dieux engendre une cruauté bien réelle des religieux. Fort de ses références antiques, Montaigne soutient que la religion est l’expression de la relation à Dieu et que toute violence est déviance. Ce préalable posé, il étudie particulièrement la spiritualité d’outre-Atlantique. La peinture des Amérindiens dans les Essais est complexe. S’ils sont valorisés et s’ils représentent des humains accomplis, respectueux de leur nature dans la plupart des passages, la première description de ces civilisations est empreinte d’horreur et de terreur puisqu’il s’agit d’une analyse du phénomène des sacrifices humains notamment au chapitre « De la moderation ». Toutes leurs Idoles s’abreuvent de sang humain, non sans divers exemples d’horrible cruauté. On les brule vifs, et, demy rotis, on les retire du brasier pour leur arracher le coeur et les entrailles. A d’autres, voire aux femmes, on les escorche vifves, et de leur peau ainsi sanglante en revest on et masque d’autres. (I, 30, 201) Alors que Montaigne utilise très souvent l’allusion ou la pointe sobre et brève pour dénoncer la violence, ici, il se complaît dans une fresque sanglante qui ne cesse de se développer. Le sentiment de pitié que ressent le lecteur dès le début de la description bascule rapidement dans une réaction de dégoût et de violent rejet devant les images qui s’imposent à lui. Les termes autour de la torture par le feu « brul[er]vif, demy rotis, brasier » font écho aux dernières avanies pratiquées sur des êtres humains vivants « arracher le cœur et les entrailles, escorch[er] vifves ». La torture suffit à l’écoeurement du lecteur, mais l’écrivain ajoute la profanation des corps « et de leur peau ainsi sanglante en revest on et masque d’autres». L’horreur de traitements si barbares semble avoir atteint son comble mais il n’en est rien car il va démontrer que les victimes sont non seulement consentantes mais complices de ces actes rituels : Car ces pauvres gens sacrifiables, vieillars, femmes, enfans, vont, quelques jours avant, questant eux mesme les aumosnes pour l’offrande de leur sacrifice, et se presentent à la boucherie chantans et dançans avec les assistans. (I, 30, 201) En dehors de la liste des victimes qui rassemble les personnes les plus faibles de la société qui ne sauront pas se défendre contre la domination de la religion et de leur chef, l’attitude des sacrifiés est incompréhensible pour des Européens puisqu’ils « quest[ent], chant[ent] et dans[ent] avec les assistans » dans une joie sans partage, contrastant avec « la boucherie » à venir. On sait que ces victimes étaient droguées et n’avaient plus conscience de la réalité, mais Montaigne le sait-il ? En tout cas, il le passe sous silence, rendant ainsi son tableau bien plus pathétique. L’hyperbole des chiffres « cinquante mille hommes par an » et le principal but des guerres étant d’ « avoir dequoy fournir [aux] sacrifices par des prisonniers de guerre », et les hommes que l’on propose de sacrifier en l’honneur du conquérant Fernand Cortez ne font que renforcer la première impression donnée. L’humaniste est ici sans complaisance pour les Amérindiens, leurs sacrifices humains sont inacceptables et particulièrement barbares. L’étude de l’iconographie du XVIe siècle évoque ces rituels. Pascal Mongne144 montre que l’image a joué un rôle capital dans la représentation du nouveau monde pour les Européens. Les sacrifices humains aztèques sont jugés démoniaques et représentés comme tels. Ainsi Fray Diego Valadés présente-t-il une cérémonie sacrificielle à Tenochtitlan145. On remarque, au milieu de scènes de la vie quotidienne, le temple avec la montée des victimes, leur sacrifice par cardiectomie et la présentation du cœur à l’idole. Ce rituel a été directement observé par le franciscain et il le transcrit de manière fidèle soulignant l’effet d’hécatombe qu’il provoque.
Réquisitoire contre le zèle religieux
Ces batailles incessantes autour de la figure du Christ, prophète de la paix et de l’amour révulse l’humaniste par leur caractère fratricide et fanatique mais surtout par leur sauvagerie. Il compare alors la barbarie des Amérindiens à celle des guerres de religion : Je ne suis pas marry que nous remerquons l’horreur barbaresque qu’il y a en une telle action, mais ouy bien dequoy, jugeans bien de leurs fautes, nous soyons si aveuglez aux nostres. Je pense qu’il y a plus de barbarie à manger un homme vivant qu’à le manger mort, à deschirer, par tourmens et par geénes, un corps encore plein de sentiment, le faire rostir par le menu, le faire mordre et meurtrir aux chiens et aux pourceaux (comme nous l’avons, non seulement leu, mais veu de fresche mémoire, non entre des ennemis anciens, mais entre des voisins et concitoyens, et, qui pis est, sous pretexte de pieté et de religion), que de le rostir et manger apres qu’il est trespassé. (I, 31, 209) Ici, aussi, le sentiment de pitié cède la place au dégoût et au rejet, les images sont trop fortes et sont insupportables pour le lecteur. Les verbes « manger, deschirer par tourmens et par geénes, rostir, mordre et meurtrir » montrent toutes les avanies subies par les victimes. Rien n’est assez sordide puisque les « chiens et [les] pourceaux » sont utilisés comme bourreaux auxiliaires. « Richesse lexicale, qui n’est peut-être pas sans complaisance, car elle exorcise, en quelque sorte, en l’objectivant sur le papier, la crainte de ces souffrances inconnues153.» D’après Gabriel-André Pérouse, cette longue accumulation de verbes violents s’oppose, de fait, à la sobriété du deuxième membre de la comparaison « que de le rostir et manger apres qu’il est trespassé » soulignant que le comportement des Amérindiens est certes répréhensible mais il n’est pas aussi inhumain que les tortures européennes non seulement antiques « comme nous l’avons […] leu » mais contemporaine, « de fresche mémoire ». Montaigne fait allusion aux guerres de religion qui ravagent son pays depuis de longues années et il en dénonce les deux caractères scandaleux : elles sont fratricides, entre « voisins et concitoyens » et au nom d’un Dieu de miséricorde « sous pretexte de pieté et de religion ». Le zèle détruit la religion, c’est une fureur, une passion qui confond la colère, la haine et la vengeance et qui ne provoque qu’un déchaînement d’une violence hyperbolique comme le dit Véronique Ferrer154 . « Le chapitre 10 du livre III relaie cette ˮcritique du zèle˝, interprété non pas comme un dévouement à Dieu ou à la cause, mais comme une ˮpassion privée155 ˮ. » Géralde Nakam le formule par une antithèse significative : « L’anthropophagie des guerres de religion révèle toute la barbarie, quand le cannibalisme indien n’avait qu’une signification rituelle et morale156 . » En effet, Grégory Wallerick157 démontre que l’image est une véritable arme au XVIe siècle en Europe. Du côté des catholiques, l’iconographie est très développée puisqu’il s’agit de donner une dimension épique à l’élimination des réformés. Ainsi, les scènes de nombreuses batailles rangées158 devant les différentes villes protestantes sont traitées toujours de la même manière : des masses armées puissantes mettent en déroute des troupes moins organisées. Pour justifier les massacres de protestants désarmés, la technique se répète elle aussi : les huguenots sont déshumanisés. Représentés en masse souvent nus parfois décapités, toujours anonymes, ils sont avilis par toutes sortes de traitements : attachés, traînés, fouettés, frappés, passés au fils de l’épée, pendus, décapités, jetés dans des puits ou dans une rivière. Les femmes tuées violemment sont particulièrement mises en scène car elles pourraient enfanter et donner un avenir à la Réforme. Cet aspect génocidaire est extrêmement choquant. Enfin, les massacres de Vassy et de la Saint Barthélémy159 sont systématiquement peints sur un mode épique, à la gloire des catholiques débarrassant la ville des réformés, considérés comme des êtres malfaisants dont le nombre est vécu comme une menace. Autre argument fréquemment employé dans les argumentaires catholiques, l’extrême vilonece supposée des protestants. Par exemple, dans Le théâtre des cruautés de Richard Verstegan paru en 1587, une des douze planches représente le massacre de religieux dans l’Angoumois en 1568160. La sauvagerie des huguenots est amplement mise en scène et les détails abondent. Des enfants, symboles de l’innocence sont passés au fils de l’épée. Trois religieux sont torturés : l’un est éviscéré, l’autre enterré vivant, le dernier semble servir à une expérience puisque les tortionnaires examinent son estomac gonflé par la grande quantité d’eau ingurgitée. La grille hérissée de pointe et chauffée à blanc laisse imaginer d’autres tortures. D’autres planches montrent, quant à elles, des réformés tels des barbares faisant subir toutes les avanies imaginables aux corps de leurs victimes. Comme les protestants refusent de représenter leurs martyrs pour édifier leurs fidèles, ils se contentent de publier leurs dernières paroles161 . C’est pourquoi Théodore de Bry, originaire de Liège, contraint à l’exil à cause de la répression de Philippe II à partir de 1566, installé à Strasbourg contre-attaque de manière allégorique162 . La planche intitulée La boucherie de chair humaine163 , semble au premier abord, montrer une scène de cannibalisme perpétré par les Amérindiens. Mais De Bry présente les Espagnols comme leurs complices : l’un deux avec sa hallebarde surveille le découpage des corps, un autre semble troquer une jambe contre un collier. On voit aussi les Espagnols, armés de fouet, exploiter les Amérindiens qui portent de lourdes charges. Dans les autres planches, il montre la cruauté sans limite des Espagnols soulignant ainsi le fanatisme catholique : fouet, viol, écartèlement, membres dévorés par les chiens, violences exercées sur les hommes, les femmes, les enfants. Ces images sont de propagande comme le rappelle G. Wallerick car elles s’appuient uniquement sur des récits protestants cherchant à nuire aux catholiques par la narration hyperbolisée des exactions ibériques d’outre-atlantique afin d’alimenter la légende noire anti-espagnole. Il convient donc d’interpréter avec la plus grande précaution les gravures du XVIe et XVIIe siècles mettant en scène les massacres car elles informent moins qu’elles ne visent à dispener une vérité fondamentalement structurées par la volonté et d’édifier les fidèles et d’inspirer la terreur dans les esprits
Le refus d’être complice en actes
L’humaniste, malgré sa fascination pour le pouvoir, a donc toujours refusé d’être le complice des Grands qui s’entredéchiraient dans les guerres civiles de son époque. Ses écrits ne revendiquent pas directement cette attitude, ce sont ses actes qui en parlent le mieux. Il quitte le parlement de Bordeaux en 1572 pour se retirer sur ses terres et commencer l’écriture des Essais. Pour Philippe Desan, il s’agit d’une réaction de fierté devant une promotion qu’il n’aurait pas obtenue. En 1569, alors qu’il venait d’effectuer une demande administrative auprès de ses pairs pour rejoindre l’une des deux chambres supérieures (La Tournelle et la grand-chambre), il essuya un refus inattendu et catégorique au motif que des membres de sa famille en faisaient déjà partie : le sieur de La Chassaigne, son beau-frère, présidait la première chambre des enquêtes, et Richard de Lestonnac, époux de sa sœur, servait en la deuxième. On lui demanda d’obtenir une dispense du roi. […] La demande de dispense à laquelle il devait se soumettre représentait un moyen de pression politique assez efficace permettant à ses opposants de le récupérer au sein du groupe des catholiques intransigeants.169 Mais il refuse de demander cette dispense par orgueil mais aussi par ne pas rejoindre le camp des Ligueurs. Ses obligations dues à sa distinction de chevalier de l’ordre de Saint Michel et sa charge de parlementaire lui ont finalement trop pesé, comme le souligne Jean Balsamo, La distinction était bien la récompense d’un service, elle engageait celui qui la recevait comme une marque de sujétion, et d’une certaine manière, le collier que portait le chevalier était aussi une chaîne qui le liait. Il en allait de même pour la charge de maire et gouverneur de Bordeaux, mentionnée sur le titre des éditions de 1582-1587170 . Mais ces titres sont effacés dans les éditions suivantes, comme un acte d’indépendance. De même, la mise en scène de la lettre faisant de Montaigne un citoyen romain n’est pas anodine : « [la singularité de sa citoyenneté romaine] définit un ethos de gentilhomme libre, celui dont les Essais tout entiers portent la parole171 ». Il s’affranchit ainsi de la tutelle de ses anciens protecteurs et n’a accepté ni leur censure ni celle du Vatican. Cependant, pour Géralde Nakam, son départ du Parlement est un réel acte de rupture politique renforcé par le refus de la Saint-Barthélémy, quelques mois plus tard. Il a conscience de vivre un moment de la déchéance royale. En effet, plusieurs auteurs évoquent leur époque comme une période malade. L’infection se propage en France avec la guerre civile, contamine et imprègne tous les domaines de la vie, tous les êtres : le terme sert à condamner toute une civilisation. Cette transformation est déjà sensible dans le texte publié en 1580, du livre I au livre II des Essais. Le second est commencé, on s’en souvient, immédiatement après les massacres de 1572. Sans jamais nommer la SaintBarthélemy, Montaigne lui consacre implicitement ce livre II, qui la dénonce en profondeur et intégralement . Les critiques se sont souvent étonnés de l’absence d’allusion à ce massacre dans les Essais. Jean Lacouture examine quelques lignes du chapitre « De l’utile et de l’honneste » : « Le bien public requiert qu’on trahisse, et qu’on mente, et qu’on massacre » (III, I, 791) qui le justifierait mais aucune mise en contexte, aucune allusion ne corrobore son hypothèse. Or, Montaigne sait faire allusion aux grands acteurs de son temps : soit il les nomme directement, soit indirectement « je connais un prince »… Pour Géralde Nakam, il écrit le livre III en réaction à la Saint-Barthélémy pour refuser toute compromission avec un pouvoir devenu assoiffé de sang et ne contrôlant plus son peuple. Même s’il reconnaît l’utilité de la raison d’Etat dans certains cas extrêmes, même si elle a sauvé l’État. Enfin, il revendique le droit inaliénable du magistrat au refus d’obéissance aux ordres immoraux proférés par le roi173 . Il faut une lettre d’Henri III et un ordre direct pour qu’il daigne rentrer d’Italie où il voyage pour soulager sa gravelle en prenant les eaux. Visiblement, la mairie de Bordeaux, poste politique délicat dans une région déchirée par les guerres de religion, ne le tente pas beaucoup. Il dit y avoir œuvré de manière détachée. Enfin, il rompt avec Henri IV qui voulait le rappeler à Paris. Il est certain que l’essayiste a eu des ambitions politiques assez élevées car sa famille, de noblesse récente, cherche à s’implanter à Bordeaux. Le Parlement de Périgueux n’est qu’un tremplin pour accéder à celui de la grande ville. Et même, le jeune ambitieux désirait probablement celui de Paris. Ses actes montrent qu’il n’a pas hésité à être l’intermédiaire entre les parlementaires bordelais et le roi ou plutôt les rois qui se succèdent sur le trône de France. Mais très tôt, il se rapproche d’Henri de Navarre, peut-être pour protéger sa ville et ses terres d’éventuelles attaques protestantes, certainement parce qu’il pressent que la paix ne peut venir que d’un équilibre des forces des deux partis. Il l’a lui-même expérimenté dans son rôle d’incessant ambassadeur : Je me prends fermemant au plus sain des partis, mais je n’affecte pas qu’on me remarque spécialement, ennemy des autres, et outre la raison generale. J’accuse merveilleusement cette vitieuse forme d’opiner : il est de la Ligue, car il admire la grace de Monsieur de Guise. L’activeté du Roy de Navarre l’étonne, il est Huguenot. Il treuve cecy à dire aux mœurs du Roy, il est seditieux en son cœur. Et ne conceday pas au magistrat mesme, qu’il eust raison de condamner un livre pour avoir logé entre les meilleurs poëtes de ce siècle, un heretique. (III, 10, 1013) Montaigne admirait la vaillance au combat de François de Guise et sa clémence, il reconnaissait en Henri de Navarre des capacités à diriger le pays, il éprouvait du mépris pour la vie privée d’Henri III et il appréciait les vers de Bèze qui était protestant. Il s’est donc impliqué politiquement d’abord par ses charges de magistrats, ensuite par ce rôle d’intermédiaire-conseiller qu’il a choisi. Jean Balsamo estime qu’il défend les dernières valeurs nobles tout en se présentant sous une allure noble et spontanée . Fasciné par le pouvoir, il s’en écarte cependant devant le déchaînement des passions et de la violence. Tous ses Essais sont un hymne à la paix et au bon jugement du roi qui doit devenir un prudens comme l’affirme Francis Goyet. Géralde Nakam, en fait un pragmatique qui s’oppose à la raison d’État qui n’est pas une « utilité » mais une « vilenie » ; il rejette donc la mise en place progressive du pouvoir absolu en refusant son soutien systématique au roi.