PLACE ET RÔLE D’UN MODÈLE « CENTRÉ SUR LE LECTEUR » DANS LA PRESCRIPTION DE LA TÂCHE
Définition du modèle actuel de la lecture des textes littéraires à l’École primaire
Les travaux de la didactique historique permettent d’analyser le contexte de l’émergence d’un nouveau modèle de lecture à l’école élémentaire. Le recul diachronique permet de caractériser le projet actuel commun d’un modèle d’enseignement « centré sur l’activité du lecteur » (Bishop, 2016), sur « l’apprenant », ce que note également Legros (1994/rééd. 2015).
Ces travaux mettent ainsi en lumière les fondements des convergences et divergences de recherches qui peuvent être classées en deux courants (qui « cohabitent souvent dans les pratiques des enseignants de l’école élémentaire » (Bishop, Ibid., pp.14-15). Dans cette recherche, ces travaux sont convoqués pour comprendre l’activité des enseignants débutants, la situer dans le temps et pour déterminer dans quelle mesure l’activité des enseignants débutants révèle également un entremêlement de ces deux courants didactiques. Ces deux courants didactiques se développent depuis la fin du XXe siècle.
Il s’agit de ce qu’on peut appeler d’une part, la didactique de la compréhension, et d’autre part, la didactique de la lecture littéraire, qu’il faudra définir en questionnant notamment les distinctions entre lecture littéraire et lecture des textes littéraires. L’existence de ces différents courants n’est pas tant due à des divergences de fond sur les finalités de la formation du lecteur qu’à des champs de références différents et à des objets scientifiques qui ne se recoupent pas nécessairement. Ainsi, le modèle actuel de la lecture des textes littéraires à l’École primaire est défini à la réunion, ou du moins à l’intersection, des champs de la « didactique de la compréhension » et « didactique de la lecture littéraire ».
Les définitions que ces recherches en didactique donnent aux concepts fondamentaux qu’elles articulent seront discutées dans les sections 3.3 et 3.4. Nous postulons qu’il existe bien un espace de recouvrement entre les objets de savoir de ces didactiques qu’on retrouve dans la transposition en objets enseignés. Ainsi, nous incluons dans le modèle actuel d’enseignement de la lecture des textes littéraires l’ensemble des travaux de recherche qui concourent à penser les finalités, les corpus et les modalités d’enseignement et d’apprentissage de la lecture des textes littéraires, et qui cherche à mieux saisir la complexité de l’activité du lecteur et des interactions entre lecteurs, à prendre en compte les personnes tout en fondant une culture commune.
Ici, nous nous demandons dans quelle mesure ce modèle définit des buts à atteindre, dans quelle mesure ces objectifs sont compatibles entre eux et complémentaires. En d’autres termes, nous cherchons à définir le modèle actuel de la lecture des textes littéraires pour nous donner les moyens d’en saisir les traces dans l’activité des enseignants débutants et, par làmême, de mieux comprendre cette activité. 2. Les finalités accordées à l’enseignement de la lecture des textes littéraires dans le modèle actuel Un premier point de cohérence repose sur les finalités communes assignées au projet de formation du lecteur.
En guise de synthèse introductive, on peut dire que l’enseignement de la lecture des textes littéraires est soumis à une double difficulté à laquelle les enseignants 97 se doivent de faire face. En classe, pour que l’élève devienne peu à peu un lecteur autonome, capable de jouer avec le texte (Tauveron, 2002) dans le cadre d’une « compréhension dialoguée » et « d’une coopération interprétative » (Boiron, 2010, pp.105-126), il faut trouver un équilibre entre des activités ritualisées qui permettent de doter les élèves d’automatismes d’ « autorégulation » (Goigoux et Cèbe, 2013, p.8) et des activités variées qui permettent le vécu d’expériences susceptibles de rester en mémoire (Louichon, 2009).
L’objectif est bien de trouver une place pour la littérature dès l’école primaire afin d’éviter qu’elle ne disparaisse au profit d’apprentissages techniques de déchiffrage, de lectures oralisée ou silencieuse. Le constat de cette ambivalence – et, partant, de la difficulté de cet enseignement – est partagé par Bishop : […] la lecture des textes littéraires est souvent écartelée entre deux pôles : celui de la compréhension et du développement des stratégies de lecteur et les activités littéraires, plus complexes à mettre en œuvre. (2019, p.46)
Le modèle de l’enseignement de la lecture des textes littéraires repose donc sur le postulat que la lecture scolaire de textes littéraires est éminemment complexe : elle est nécessairement liée à un ensemble de pratiques et de postures complémentaires, suivant des finalités multiples et évoluant en fonction des compétences que les lecteurs développent chacun et ensemble et, enfin, en fonction de leur rapport au monde, à la culture et aux cultures et à eux-mêmes. En somme, il s’agit tout à la fois de faire découvrir des textes mais aussi d’aider les élèves à se situer par rapport à ces textes, à la lecture et au monde en général. Selon notre approche, on pourrait ajouter qu’il s’agit également pour l’enseignant de (re)découvrir des textes, de se questionner sur son propre rapport à la lecture, au monde, à la culture et aux cultures.
Le terme « cultures » est à dessein employé au pluriel pour rappeler la dimension nécessairement diverse des cultures au sein d’une même société et questionner la disposition des personnes à naviguer entre des formes éclectiques de culture (Bonnéry, 2010b, p.1). Dans cette perspective, l’enseignant poursuit donc – pour ses élèves et pour luimême – des objectifs divers. Il doit chercher à permettre aux élèves à apprendre à lire pour s’informer, réfléchir, se poser des questions seuls ou avec leurs camarades, mais aussi pour leur permettre de vivre, à travers la lecture, des expériences psychologiques et esthétiques (Simard, Dufays, Dolz, Garcia-Debanc, 2010). Ainsi l’enseignement peut-il viser pour tous la capacité à « lire pour comprendre, lire pour acquérir des savoirs, lire pour penser, lire pour s’épanouir » (Simard et al., Ibid., p.237)