PITIE ET VULNERABILITE

PITIE ET VULNERABILITE

L’usage de la pitié comme levier rhétorique est une technique que Montaigne a apprise au collège mais ce mode d’expression l’a séduit parce qu’il y voit une façon de toucher ses contemporains. De plus, il met en scène une persona très sensible à la pitié, prédisposée à l’empathie. Il la dévalorise en la qualifiant de « mollesse » mais elle semble le caractériser fortement car il l’évoque à plusieurs reprises et souligne qu’elle préside souvent à ses décisions. Il se présente donc comme vulnérable. En quoi cette sensibilité exacerbée mise en scène, présentée comme une anomalie, lui permet-elle de regarder le monde autour de lui d’une manière différente ? En quoi son regard devient-il celui d’un ethnologue, d’un sociologue, avant l’heure et finalement d’un moraliste ? L’injustice faite aux plus faibles semble lui sauter au visage et provoquer un écœurement tangible dans son écriture. Il évoque son cœur qui se « serre » devant les souffrances des plus petits. Cette pitié se manifeste surtout dans les allusions à la chasse où la proie lui semble si pitoyable. Il évoque aussi le sort réservé aux femmes, victimes de guerre et esclaves, celui des paysans, boucs émissaires des puissants de ce monde, celui des agonisants et des enfants qui ne peuvent se protéger de leur entourage. Il analyse aussi l’absurde cruauté des hommes envers les animaux car il perçoit déjà que les comportements cruels envers les plus faibles est un aveu de déséquilibre psychique. En effet, si le jugement n’est pas modéré dès le plus jeune âge, le discernement n’est pas possible, les passions règnent. Enfin, son regard devient réflexif et en sondant la misère de l’homme dénaturé, il se peint lui-même sans complaisance face à ses faiblesses et face à la douleur. III-1- Le cœur de Montaigne Montaigne est un humaniste, il partage « l’humaine condition » de ses contemporains et n’hésite pas à revendiquer sa sensibilité. Pour Gabriel-André Pérouse, il « proclame sa différence face aux Stoïciens qui jugent la pitié «vitieuse». Dès le seuil des Essais, la méditation sur le sort des vaincus donne le ton de l’ouvrage entier. « Une œuvre   de discernement de soi par l’écriture, contre la peur . » La pitié n’est donc pas qu’un ressort rhétorique associé à la terreur dans le théâtre sanglant orchestré par Montaigne dans son œuvre. De manière plus sporadique, moins visible mais lancinante, la pitié semble se révéler comme un certain regard posé sur le monde pour l’analyser et le comprendre dans un mouvement de générosité et de solidarité. Ainsi, si les Essais ont des visées politiques, s’ils doivent servir de tremplin à l’essayiste dans son ascension sociale, ils sont aussi une découverte de soi par l’attitude analytique qu’il adopte dans ses écrits. Véronique Ferrer affirme qu’il a su mettre à distance son engagement politique car il refuse de se donner tout entier à ses charges comme l’exigerait le dévouement typiquement chrétien. Il estime qu’il faut savoir être fidèle à soi-même et avoir soin de sa personne pour se conduire en homme180. L’essentiel est donc de devenir humain comme le proclamait Erasme  . Et pour Montaigne, la caractéristique de l’homme, c’est le cœur182 , sa sensibilité au malheur d’autrui, sa capacité à éclairer son jugement par l’empathie avec les représentants les plus faibles de « l’humaine condition ». (III, 2, 805). En effet, l’écrivain cherche à se connaître par l’écriture, il s’étudie et à plusieurs reprises, il revendique un cœur d’une sensibilité singulière. Selon ses propres observations, elle ne provient pas d’une éducation mais d’une nature plus tendre. Il la présente précisément au chapitre « De la cruauté » car il l’oppose à l’instinct violent que les hommes doivent souvent combattre en eux-mêmes : Ce que j’ay de bien, je l’ay au rebours par le sort de ma naissance. Je ne le tiens ny de loy, ny de precepte, ou autre aprentissage. L’innocence qui est en moy, est une innocence niaise : peu de vigueur, et point d’art. Je hay, entre autres vices, cruellement la cruauté, et par nature et par jugement, comme l’extreme de tous les vices. Mais c’est jusques à telle mollesse que je ne voy pas égorger un poulet sans desplaisir, et ois impatiemment gemir un lievre sous les dents de mes chiens quoy que ce soit un plaisir violent que la chasse. (II, 11, 429) Montaigne indique clairement, qu’à ses yeux, sa compassion n’est pas une attitude morale solidaire acquise, elle est innée et s’appuie sur sa sensibilité. Toute l’éducation et les efforts sont rejetés par l’accumulation « ny de loy, ny de precepte, ou autre apprentissage » inaptes à développer la compassion. Les pronoms personnels sujet et objet, renforcés ou non signalent bien qu’il ne parle qu’en son nom propre. Opposant toujours le modèle romain du héros, qui a acquis une valeur morale par l’éducation et le modèle chrétien qui privilégie le cœur et la charité, il dévalorise sa sensibilité par des adjectifs et des substantifs axiologiques. Pour lui, son « innocence » est « niaise183 », elle est comme une « mollesse184 ». Elle appartient au tempérament que Nature lui a donné et non au caractère que Culture lui a forgé. Elle n’est donc pas issue de son expérience, elle est spontanée, innée et bien qu’elle ait un caractère péjoratif en apparence, s’opposant à l’idée que les hommes du XVIe siècle se font de la virilité, elle présente des qualités de douceur et de souplesse essentielles dans les relations humaines. Il subit un état qu’il ne maîtrise à aucun moment selon lui, les expressions et adverbes « sans desplaisir » et « impatiemment » montrent qu’il est lui-même torturé devant le spectacle de la violence. Les exemples appartiennent au quotidien des nobles comme la chasse mais ils sont ridicules pour rendre sa sensibilité hyperbolique. Il ne s’agit que d’un « poulet » et d’un « lievre » mais les verbes « égorger » et « gemir sous les dents de [s]es chiens » donnent de l’actualité aux deux scènes et créent un spectacle sanglant. Nous savions que la cruauté était pour Montaigne « l’extreme de tous les vices », ce superlatif absolu exacerbe son rejet de toute violence. Il le fait au nom de son cœur « par nature » et au nom de la raison « par jugement » car il y a été confronté dans sa charge de conseiller au Parlement et dans les événements sanglants des guerres civiles.

Montaigne face aux autres

Il présente sa sensibilité comme toujours tournée vers les autres. Il ne peut rester stoïque et froid devant la souffrance d’autrui. Son empathie le porte vers les victimes dont il partage les douleurs et l’on retrouve les pointes acérées de la détresse partagée dans son écriture. 

Témoin de scènes pitoyables 

Montaigne refuse toutes les violences, quelles soient légitimées par une guerre, une loi ou un roi. Il ne l’admet ni dans la sphère publique ni dans la sphère privée car elle atteint l’intégrité des individus, quels qu’ils soient. Dans cette dénonciation systématique, il se montre particulièrement choqué du sort réservé aux plus faibles car il a été témoin direct de scènes pathétiques qui l’ont marqué. 

Des femmes

 Les femmes sont présentes dans les Essais à divers niveaux, épousant différents rôles. Tour à tour, objets de fascination ou de répulsion, elles n’ont pas la même place que les hommes ni dans la tête ni dans le cœur de la persona de Montaigne. Si les femmes restent un mystère pour lui, il reconnaît pourtant la noblesse de certaines, la finesse de leur esprit en leur dédiant parfois des chapitres entiers des Essais : Diane de Foix, Madame d’Estissac ou Mlle de Gournay, « sa fille d’alliance » ; il fait allusion à des femmes d’un grand courage devant la mort, capables de se sacrifier pour aider leur mari à le faire dans le chapitre « De trois bonnes femmes » (II, 35, 744) et l’exemple des femmes portant leurs maris et enfants sur leur dos pour les sauver lors de l’attaque de l’« Empereur Conrad troisiesme » au chapitre « Par divers moyens on arrive à pareille fin » (I, 1, 8). Il les valorise donc mais il est aussi capable d’écrire un chapitre entier « Sur des vers de Virgile » (III, 5, 840), pour montrer que les femmes soumises à leurs désirs sexuels sont versatiles et infidèles par leur propre nature. De nombreuses précautions oratoires, pointes d’humour et d’ironie montrent qu’il ne faut peut-être pas tout prendre au premier degré. Car la dernière phrase du chapitre affirme clairement que l’on a tendance à accuser le sexe faible des défauts du sexe fort… Pourtant, en dehors de 112 ces passages spécifiques des Essais, les femmes ne sont que des exemples argumentatifs pour représenter les êtres les plus faibles et les plus émotifs. C’est probablement une réminiscence de rhétorique latine car la même attitude se retrouve dans la prose de La Boétie qui ravale les femmes au rang de simples biens matériels : Quel vice ou plustost quel malheureux vice, voir un nombre infini de personnes, non pas obeir mais servir ; non pas estre gouvernés, mais tirannisés, n’aians ni biens, ni parens, femmes ni enfans, ni leur vie mesme qui soit a eux, souffrir les pilleries, les paillardises, les cruautés, non pas d’une armée non pas d’un camp barbare contre lequel il faudroit despendre son sang et sa vie devant, mais d’un seul.190 Utilisées de cette manière, les femmes représentent une part plus fragile de l’humanité mais elles ne méritent pas pour autant toutes les avanies qu’on leur fait subir. Ainsi, au chapitre « De l’inegalité qui est entre nous », « Il n’est rien si empeschant, si desgouté, que l’abondance. Quel appetit ne se rebuteroit à veoir trois cents femmes à sa merci comme les a le grand seigneur en son sérail ? » (I, 42, 264) Elles sont doublement dévalorisées car elles ne sont que des objets sexuels, elles sont nombreuses et de plus, Montaigne ne s’intéresse à elles que pour illustrer le manque d’appétit devant l’abondance, feignant de ne pas être choqué par leur situation d’esclave. En conséquence, à l’exception des cas précédents déjà évoqués, les femmes sont des groupes de victimes fréquemment utilisés pour susciter la pitié chez le lecteur mais d’une manière distante et convenue car Montaigne ne s’apitoie réellement sur aucun cas particulier à l’exception des «[…] trois bonnes femmes » (II, 35, 744) qui touchent les lecteurs non par les malheurs injustes qui les frappent mais par leur grandeur morale. L’usage de ces exemples féminins n’est donc que rhétorique et ne révèle pas le cœur de l’humaniste. Le cas des ses paysans est fort différent. III-2-1-2- Des paysans Les paysans, tout au contraire, préoccupent le seigneur de Montaigne d’une manière très personnelle. Il se montre tel un seigneur terrien prenant son rôle au sérieux. 190 E. La Boétie (de), De la Servitude Volontaire, Mémoire touchant l’édit de Janvier 1562, Paris, Gallimard, « tel », 2014, p. 81.   Car dans ces temps de guerres civiles et de peste, les occasions étaient nombreuses de soutenir son peuple. En effet, si son père l’a laissé en nourrice plus longtemps que de coutume, c’est pour lui faire partager la vie des paysans. Ainsi, l’essayiste analyse l’éducation qu’il a reçue au chapitre « De l’experience » : Son humeur visoit encore à une autre fin : de me ralier avec le peuple et cette condition d’hommes qui a besoin de nostre ayde ; et estimoit que je fusse tenu de regarder plutost vers celuy qui me tend les bras que vers celuy qui me tourne le dos. Et fut céte raison pourquoy aussi il me donna à tenir sur les fons à des personnes de la plus abjecte fortune, pour m’y obliger et attacher. Son dessein n’a pas du tout mal succedé : je m’adonne volontiers aux petits, soit pour ce qu’il y a plus de gloire, soit par naturelle compassion, qui peut infiniment en moy. (III, 13, 1100) Certes, les paysans sont vus comme une catégorie sociale inférieure très éloignée du statut de noble que Montaigne revendique toujours avec force d’où l’expression hyperbolique violemment exclusive par l’emploi du superlatif absolu « la plus abjecte fortune ». Ce qui renvoie à la conception très hiérarchisée de la société partagée par tous les nobles du XVIe siècle. Les autres termes employés sont plus neutres, du moins plus attendus d’un seigneur terrien « le peuple », « les petits », précisément « cette condition d’hommes qui a besoin de nostre ayde ». Ainsi, l’humaniste revendique son statut de noble, protecteur de ses gens sur ses terres, car il y va de sa « gloire », d’une tactique de survie enseignée par son père qui veut « regarder plutôt vers celuy qui [lui] tend les bras », dans l’attitude du suppliant ou plus simplement parce que sa « naturelle compassion […] peut infiniment en [lu]y ». Les valeurs nobiliaires, héritées de son éducation, fidélité et générosité s’allient ici à son empathie naturelle pour les plus faibles. Les malheurs qui adviennent à ses paysans le touchent donc de près. La description de la peste qui ravage ses terres souligne aussi son attachement à ses paysans. Comme Géralde Nakam l’expose , il lisait des ouvrages sur la peste dont celui d’Ambroise Paré. Mais en écartant ses sources livresques, il rend compte objectivement de ses observation cliniques. Si le pathétique surgit d’une telle description, c’est par empathie et imagination du lecteur car Montaigne n’use d’aucun effet rhétorique. La 191 « Montaigne a lu plusieurs ouvrages sur la peste, entre autres, probablement, celui de Paré. Son témoignage oculaire dans « De la Phisionomie » est d’autant plus précieux qu’il est rapporté avec infiniment de pitié, mais sans aucune terreur. Car on ne voit de peur ni chez ses paysans, qui sont terrassés par le mal, ni chez Montaigne, qui pourrait en redouter la contagion. » G. Nakam, Les Essais de Montaigne, miroir et procès de leur temps, Paris, Honoré Champion, 2001, p. 285. 114 description nue suffit à provoquer la pitié. Au chapitre « De la phisionomie », il décrit ainsi la peste qui sévit sur ses terres : C’est une mort qui ne me semble des pires : elle est communéement courte, d’estourdissement, sans douleur, consolée par la condition publique, sans ceremonie, sans deuil, sans presse. Mais quant au monde des environs, la centiesme partie des ames ne se peust sauver. Videas desertàque regna Pastorum, et longe saltus lateque vacantes. 192 En ce lieu mon meilleur revenu est manuel : ce que cent hommes travailloient pour moy chaume pour longtemps. Or lors, quel exemple de resolution ne vismes nous en la simplicité de tout ce peuple ? Generalement chacun renonçoit au soing de la vie. Les raisins demeurerent suspendus aux vignes, le bien principal du pays. (III, 12, 1048) La description de la peste est scientifique, exempte de pathos. Rapidement, l’écrivain préfère montrer la désolation de son pays sans ses cultivateurs plutôt que de décrire la mort et la putréfaction des corps amoncelés. D’ailleurs, il soutient que les paysans se font un devoir d’enterrer les leurs. Ils vont même jusqu’à creuser leur propre tombe car ils « craignaient de demeurer derrière, comme en une horrible solitude ». Tout en exprimant sa compassion pour les pestiférés, l’humaniste use d’un style très elliptique. Cependant, il est extrêmement choqué des violences subies par ses paysans, victimes des troupes armées des différents partis de la guerre civile. En conséquence, il écrit au chapitre « Défende de Sénèque et de Plutarque » : Je sçay qu’il s’est trouvé des simples paysans s’estre laissez griller la plante des pieds, ecrazer le bout des doits à tout le chien d’une pistole, pousser les yeux sanglants hors de la teste à force d’avoir le front serré d’une grosse corde, avant que de s’estre seulement voulu mettre à rançon. (II, 32, 724) Les détails les plus sanglants et les plus sordides se poursuivent avec l’agonie savamment prolongée d’un laboureur traîné par son cheval, refusant toujours de donner les informations que l’on voulait lui soustraire : J’en ay veu un, laissé pour mort tout nud dans un fossé, ayant le col tout meurtry et enflé d’un licol qui y pendoit encore, avec lequel on l’avoi tirassé toute la nuict à la queue d’un cheval, le corps percé en cent lieux à coups de dague. (II, 32, 724) 

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Des agonisants

 Montaigne est hanté par la mort, plusieurs chapitres montrent les diverses tactiques qu’il a mises au point pour se défendre de cette obsession : y penser à chaque instant, se rassurer par l’analyse de son accident de cheval, l’oublier totalement… Nul doute qu’à travers son indignation concernant les souffrances des malades, il mette en scène sa propre angoisse toujours en parallèle avec l’agonie de son ami. Il a vécu la mort de La Boétie comme un drame personnel qu’il relate dans une lettre très connue adressée à son père193. C’est pourquoi, il revendique le choix d’une plus grande intimité pour mourir, au chapitre « De la vanité » J’ay veu plusieurs mourans bien piteusement assiegez de tout ce train : cette presse les estouffe. C’est contre le devoir et est tesmoignage de peu d’affection et de peu de soing de vous laisser mourir en repos : l’un tourmente vos yeux, l’autre vos oreilles, l’autre la bouche ; il n’y a sens ny membre qu’on ne vous fracasse. Le cœur vous serre de pitié d’ouyr les plaintes des amis, et de despit à l’avanture d’ouyr d’autres plaintes feintes et masqués. Qui a tousjours eu le goust tendre, affoibly, il l’a encore plus. Il luy faut en une si grande necessité une main douce et accommodée à son sentiment, pour le grater justement où il luy cuit ; ou qu’on n’y touche point du tout. Si nous avons besoing de sage femme à nous mettre au monde, nous avons bien besoing d’un homme encore plus sage à nous en sortir. Tel, et amy, le faudroit-il achetter bien cherement, pour le service d‘une telle occasion. (III, 9, 978)La souffrance de l’agonie est multipliée par la véritable nuisance qu’instaure l’entourage trop pressant. Le malade est « bien piteusement assiegez », l’adverbe intensif rend l’adverbe, pathétique et le participe passé métaphorique hyperboliques. La notion de difficulté physique contenue dans le terme violent d’« assiegez » est confirmé par les verbes « estouff[er] », « tourment[er]» et « fracasse[er]. L’entourage est une « presse » qualifiée d’encombrante puisqu’il mène « tout ce train », c’est un tourbillon qui blesse chaque partie du corps du malheureux : « yeux, oreille, bouche, membre ». La souffrance affective prend le relais puisque la tristesse que répand l’entourage atteint le futur défunt : son cœur se « serre de pitié et […] de despit ». La manifestation physique est remarquable car l’essayiste l’emploie peu. C’est le mourant qui plaint les survivants de leur peine et qui est déçu de ne pas savoir leur apporter suffisamment de consolation et de grandeur d’âme. L’expérience du décès de La Boétie lui revient probablement en mémoire et il se met à la place de son ami agonisant. Montaigne a commencé par interpeller le lecteur et le mettre en scène dans sa propre agonie « de vous laisser mourir », « votre bouche » « vos oreilles » « qu’on ne vous fracasse » « le cœur vous serre ». Cette mise en scène brutale de la mort de son lecteur l’oblige à réfléchir de manière concrète à sa propre mort, à la visualiser. Lorsque le tableau devient trop insupportable, l’écrivain s’en écarte un peu pour l’analyser et utilise le pronom « nous » afin de s’impliquer dans le groupe des hommes qui vont mourir. Il adoucit ainsi un peu ses propos et propose une solution simple : un « amy », « un homme encore plus sage », mis en valeur par le parallélisme avec la « sage femme », qui est le seul à connaître le geste juste qui apaise, « une main douce » mais surtout « accommodée à son sentiment » c’est-à-dire à l’écoute pour agir « justement ». La mort peut alors être un apaisement, une seconde naissance. L’expérience de Montaigne le rend encore plus compatissant auprès des agonisants qui n’ont plus les moyens d’imposer leur volonté alors qu’ils auraient besoin de douceur pour effectuer ce passage délicat. Sa peur de la mort dont il parle fréquemment dans les Essais, le pousse à approfondir l’analyse de ces instants intimes douloureux et à espérer un apaisement bénéfique pour tous les mourants. 

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