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L’activité de pilotage
Selon Wickens (2002), l’activité de pilotage, peut être décomposée en quatre classes de tâches différentes. L’auteur énumère ces classes par l’acronyme ANCS pour « Aviating, Navigating, Communications and Systems management ». Le premier terme « Aviating » correspond aux tâches permettant de maintenir l’avion en vol, de réaliser des manœuvres et d’assurer la sécurité du vol en contrôlant l’attitude de l’avion et en évitant les dangers extérieurs. Le deuxième terme « Navigating » correspond aux tâches permettant au pilote de conduire l’avion d’un point A à un point B dans un repère en trois dimensions en suivant une trajectoire plus ou moins planifiée. Le terme « Communication » correspond aux tâches de communication dans la cabine et avec le contrôleur aérien. Et enfin l’expression « Systems management » correspond aux tâches de gestion des différents systèmes de l’avion : gestion d’un pilote automatique, gestion du fuel, de la pression de la cabine, etc.
Dans le champ de la littérature nous concernant, le terme « pilotage » est souvent utilisé de manière confuse pour définir une ou plusieurs tâches du ANCS. Dans la suite de ce manuscrit, nous utiliserons ce terme uniquement pour faire référence à la tâche « Aviating » décrite plus haut. Ainsi, le pilotage se définit comme une activité complexe pour laquelle le pilote doit réaliser plusieurs tâches de nature différente, et doit gérer une situation dynamique et ouverte, qui évolue rapidement et dans laquelle des événements imprévisibles peuvent survenir. C’est donc dans ce contexte-là que nous nous sommes intéressés plus précisément à l’éducation du comportement oculaire.
Du comportement oculaire à l’éducation du comportement oculaire
Avec le développement de méthodes d’observation des mouvements des yeux, il est devenu possible de déduire et d’étudier l’endroit regardé par une personne. Afin de réduire un peu la complexité de ce type d’études, des capteurs physiologiques dédiés au suivi du regard ont également vu le jour (les eye trackers), et les usages se sont multipliés vers la fin du XXe siècle (pour plus d’informations sur l’histoire des techniques de suivi du regard, voir les revues de Duchowski, 2007, p. 51-59, et de Holmqvist et al., 2011, p. 9-11). Ces capteurs ont permis d’obtenir un grand nombre de mesures de l’activité oculaire d’une personne (e.g. clignements des yeux, fixations du regard, changements de direction du regard, etc.). Cette activité correspond au comportement oculaire de la personne. Ce comportement peut être décrit comme l’ensemble des actions et réactions qu’un individu effectue avec ses yeux dans une situation donnée. Le comportement oculaire se compose principalement d’une alternance de mouvements rapides de l’ordre de 10 à 100 millisecondes (les saccades) et de périodes plus longues – plus de 100 millisecondes – durant lesquelles les yeux restent presque immobiles (les fixations). L’analyse plus fiable et objective de ces mesures de l’activité oculaire a ainsi permis d’en apprendre davantage sur la récupération d’informations visuelles et sur la manière dont ces informations sont traitées cognitivement (Rayner, 1998).
Dans le contexte du pilotage, le terme circuit visuel (scanpath) est tout aussi souvent utilisé pour décrire cette manière de récupérer les informations par le regard. Alors que le « comportement oculaire » est un terme très général, le terme de circuit visuel définit plus spécifiquement une séquence ordonnée de fixations du regard dans un espace et un temps donné. Le circuit visuel est délimité par un début ainsi qu’une fin, et de fait, peut également être décrit par une distance et un temps (Holmqvist et al., 2011, p254). Lors de la lecture d’une page ou le visionnage d’une image fixe, le circuit visuel est facilement identifiable et peut ainsi être analysé précisément (i.e. propriétés du circuit visuel : début, fin, durée, distance). En revanche, la situation de pilotage est dynamique et complexe. Les pilotes réalisent ainsi plusieurs circuits visuels différents pour répondre aux particularités des situations qu’ils rencontrent. Les situations qu’ils rencontrent sont d’ailleurs toutes différentes d’un pilote à un autre et d’un vol à un autre. En effet, l’évolution de la situation dépend en partie des actions du pilote et chaque pilote ne réalise pas forcément exactement les mêmes actions aux mêmes moments. Tous rencontrent ainsi des situations différentes qu’ils traitent en réalisant des enchaînements différents de circuits visuels. Cette particularité de la situation rend compliquées l’étude et la comparaison des circuits visuels entre différents pilotes. Durant cette thèse, nous sommes positionnés au niveau du comportement oculaire, et nous n’avons pas étudié spécifiquement le (ou les) circuit(s) visuel(s) des pilotes.
Comme tous les comportements perceptivo-moteurs, le comportement oculaire peut être étudié en tant qu’habileté motrice. En effet, une habileté « consiste en la capacité de parvenir à un résultat avec le maximum de certitude et des dépenses d’énergies, ou de temps et d’énergie, minimales » (Guthrie, 1935, cité par Schmidt et Debû, 1993, p4). Dans le cas nous concernant, cela signifie récupérer les informations visuelles nécessaires à la bonne réalisation de la tâche de manière efficace et efficiente. La suite de ce chapitre dresse une revue des études portant sur le développement de cette habileté motrice, autrement dit, sur l’éducation du comportement oculaire. Nous avons fait le choix de présenter cette revue de manière chronologique afin de faire ressortir l’évolution des méthodes qui est fortement imprégnée des évolutions technologiques. Cette revue sera suivie d’une analyse des limites et enseignements que nous avons tirés des travaux de recherche présentés.
Revue chronologique des travaux de recherche dédiés à l’éducation du comportement oculaire
Selon plusieurs auteurs (Schriver, Morrow, Wickens et Talleur, 2008 ; Bellenkes et al., 1997), le comportement oculaire d’une personne lors de la réalisation d’une tâche serait le fruit des connaissances acquises par l’expérience et la pratique de cette tâche, autrement dit, par son expertise de la tâche. L’expertise décrit un état de connaissances acquis suite à un apprentissage, le plus souvent long, permettant de réaliser une tâche avec un haut niveau de performance de manière certaine et répétée, en mobilisant un minimum de ressources mentales et physiques nécessaires à la bonne réalisation de la tâche. Depuis les travaux de Binet (1894), De Groot (1946, 1965) et Chase & Simon (1973) il est communément admis que la mémoire où sont stockées les connaissances des experts (connaissances complexes) joue un rôle important dans l’expertise. Il est également admis que l’expertise est principalement perceptive puisque c’est au travers de la reconnaissance d’éléments connus plus ou moins complexes, que les experts ont accès à un grand nombre de connaissances (sémantiques, stratégiques, etc.) très rapidement et sans effort mental puisque stockées en mémoire à long terme (voir les revues de Gobet, 2011 ; Didierjean, Ferrari et Marmèche, 2004 ; ou Ericsson, Charne, Feltovich et Hoffman, 2006). Pour illustrer cela, Didierjean et al. (2004) utilisent une citation de De Groot (1965) qui nous intéresse particulièrement : « Un maître (au jeu d’échecs) ne cherche pas le bon coup, il le voit ». Au jeu d’échecs comme ailleurs, les experts auraient en mémoire un nombre très important de connaissances complexes qui seraient, dans ce cas précis, des groupements de pièces appelés chunks. Ces connaissances sont complexes car les experts peuvent aussi stocker la valeur sémantique de ces éléments, ainsi que des actions stratégiques à effectuer (i.e. le bon coup) pour réagir au mieux lorsque ces éléments sont reconnus. Pour les experts du jeu d’échecs, la connaissance du coup suivant à jouer n’est donc pas le fruit d’une analyse de la situation et d’une recherche coûteuse du bon coup, mais l’accès à ce coup stocké en mémoire à long terme. De fait les experts de ce jeu, ne « voient » pas et ne regardent pas l’échiquier de la même manière que les moins expérimentés. Le développement du comportement oculaire semble donc se faire de manière non consciente par l’accumulation de connaissances en mémoire qui permettent une perception différente de l’environnement. Par conséquent, il est difficile de penser qu’apprendre à une personne qui ne possède pas ces connaissances (i.e. un novice) à regarder aux mêmes endroits qu’un expert puisse être bénéfique. En effet, en regardant exactement aux mêmes endroits, les deux personnes n’auront pas « accès » aux mêmes informations stockées en mémoire, ne comprendront pas la situation de la même façon et donc ne pourront pas prendre les mêmes décisions. Dans ce courant de pensée, pour une tâche donnée, l’éducation du comportement oculaire ne peut ainsi pas permettre de s’affranchir de la pratique intensive de cette tâche.
Pour autant, il semblerait que l’éducation du comportement oculaire puisse être bénéfique dans certaines situations. Dans les années 1980, plusieurs laboratoires ont collaboré dans le cadre du projet de recherche appelé « The learning strategies program », dont notamment le laboratoire de psychologie cognitive (CPL) de l’université de l’Illinois. Ce programme a été soutenu par la Defense Advanced Research Projects Agency qui est une agence du département de la Défense des États-Unis chargée de la recherche et du développement des nouvelles technologies destinées à un usage militaire. Dans le cadre de ce projet, un jeu vidéo, Space Fortress (Mané & Donchin, 1989), a été développé et a servi d’outil de recherche pour l’étude du rôle de la pratique dans l’acquisition de compétences (Donchin, 1995). Le principe de ce jeu est de détruire une forteresse centrale à l’aide d’un vaisseau (spatial) tout en évitant des mines et autres dangers (figure 2). Dans le cadre de ce projet, Shapiro et Raymond publient en 1989 une étude portant sur l’éducation de stratégies visuelles permettant d’améliorer l’acquisition de compétences sur le jeu vidéo Space Fortress. Concernant ce jeu, ils ont défini ce qui était pour eux le comportement oculaire le plus efficace. Selon eux, un comportement oculaire est efficace dans un environnement qui change continuellement si et seulement si (a) les saccades vers des stimuli précédemment analysés ou vers des éléments connus pour être invariants et/ou non-pertinents sont éliminées ; (b) si la fovéa n’est pas déplacée lorsque les informations peuvent être traitées en vision périphérique ; (c) si les suivis d’éléments mouvants non-pertinents pour l’activité sont inhibés ; et (d) si l’attention est utilisée pour répondre aux besoins de la tâche. Pour les besoins d’une expérience, ils ont conçu deux lots de petits exercices visant à éduquer le comportement oculaire. Ces exercices sont supposés induire chez les personnes les pratiquant, des changements dans le comportement oculaire qui sont censés améliorer la réussite de la tâche principale (i.e. détruire la forteresse). Le premier lot d’exercices permettait aux personnes d’acquérir un comportement plus efficace tandis que le second permettait à l’inverse, d’acquérir un comportement jugé non efficace. Par exemple, dans le premier lot, certains exercices permettaient d’apprendre à éliminer les mouvements des yeux non nécessaires (stratégie efficace) alors que l’autre lot favorisait la réalisation de mouvements des yeux à chaque fois qu’un stimulus apparaissait en vision périphérique (stratégie non-efficace).
Shapiro et Raymond (1989) ont ainsi réalisé une expérimentation dans laquelle 33 participants ont pratiqué le jeu Space Fortress soit (1) sans apprentissage de stratégies visuelles au préalable (groupe contrôle), soit (2) après l’apprentissage de la stratégie efficace ou soit (3) après l’apprentissage de la stratégie non-efficace. Les résultats ont montré que les personnes ayant appris la stratégie efficace grâce à la pratique des petits exercices ad hoc, obtiennent des performances meilleures que celles des personnes ayant appris la stratégie non-efficace, ces dernières étant non-différentes du groupe contrôle. Ces résultats démontrent bien qu’il est possible d’éduquer le comportement oculaire d’une personne et que cela peut être bénéfique pour des novices, lors de la pratique d’une tâche dynamique et complexe.
Dans une autre étude réalisée à la fin des années 1990, Wetzel et al. (1998) ont fourni à des instructeurs de l’US Air Force un système permettant de visualiser, en temps réel sur un écran, le regard des élèves pilotes durant des vols sur simulateur. Ce système comprenait un eye tracker porté (head-mounted) et un écran affichant l’endroit où se portait le regard de la personne équipée. Ainsi cela fournissait aux instructeurs cette nouvelle information, ce qui leur permettait de déceler des mauvais comportements oculaires et prodiguer alors des feedbacks aux élèves afin qu’ils les corrigent. Après sept mois d’utilisation, les instructeurs ont répondu à un questionnaire portant sur leur ressenti par rapport à l’utilité de cet outil. Les résultats montrent que l’utilisation de ce système est jugée bénéfique pour l’entraînement des élèves par 90% des instructeurs interrogés. Parmi ces mêmes instructeurs, 82% ont également répondu avoir remarqué des améliorations dans l’entraînement aux situations d’urgence, et tous (100%) sont unanimes quant au potentiel de ce genre d’outil au début de la formation pour éviter aux élèves de prendre de mauvaises habitudes visuelles. Toutefois, cette étude soulève quelques écueils, notamment en ce qui concerne le traitement des données oculaires. En effet, dans ce cas d’utilisation, ce sont les instructeurs eux-mêmes qui étaient à la fois en charge de la gestion du vol et de la surveillance de la position du regard de l’élève sur l’écran supplémentaire fourni. Durant cette surveillance du regard de l’élève, il était délicat pour les instructeurs de rester attentif aux autres aspects du vol et inversement. Ainsi, ce travail demande encore plus de ressources aux instructeurs et il est probable que certains mauvais comportements oculaires ne soient pas détectés, tout comme certaines erreurs de pilotage.
Dans une autre situation plus statique, Sadasivan, Greenstein, Gramopadhye et Duchowski (2005) se sont intéressés à la tâche d’inspection visuelle des avions avant un vol. Cette étape est cruciale car elle engage la sécurité des avions. Il y avait donc un enjeu important à entraîner le mieux possible les futurs inspecteurs de ces avions. Les auteurs ont réalisé une expérimentation dans laquelle ils ont entraîné des personnes à inspecter des avions, soit (i) sans aucune aide, soit (ii) en suivant le circuit visuel d’un expert. La tâche d’inspection se réalisait dans un environnement virtuel à l’aide d’un casque de réalité virtuelle. Cet environnement leur a permis d’afficher le circuit visuel à réaliser (correspondant à celui réalisé par l’expert), en surimpression des parois de l’avion à inspecter, pour le groupe concerné. Ce circuit visuel était constitué de cercles et de flèches symbolisant respectivement les fixations et saccades de l’expert (figure 3). Ainsi, les personnes immergées dans cet environnement, qui bénéficiaient de cet affichage, pouvaient à leur rythme, reproduire exactement le parcours effectué par l’expert. Les résultats montrent que les participants ayant bénéficié de cette aide durant l’entraînement, sont plus performants et plus rapides lors du test de rétention dans l’inspection de l’avion par rapport aux personnes ne l’ayant pas reçue. Guider des novices à imiter le circuit visuel de l’expert, leur permettrait d’atteindre une performance meilleure plus rapidement. Cet effet ne serait pas uniquement transitoire puisqu’il est mesuré une fois l’aide enlevée lors du test de rétention.
Figure 3 – Affichage de la soute d’un avion-cargo en environnement virtuel, augmenté de l’affichage du circuit visuel des experts Sadasivan et al. (2005). L’affichage de ce parcours est réalisé en surimpression des parois avec des cercles symbolisant les fixations et des flèches symbolisant les saccades.
De manière similaire, Nalanagula, Greenstein & Gramopadhye (2006) ont utilisé ce même type de guidage dans une tâche d’inspection visuelle de circuits imprimés avec trois visualisations différentes de la même stratégie experte : statique, dynamique ou hybride (figure 4). La visualisation statique peut être comparée à celle utilisée par Sadivan et al. (2005). En effet, le circuit visuel de l’expert était affiché en surimpression du circuit imprimé à inspecter. La visualisation dynamique correspondait, quant à elle, à un cercle jaune qui parcourait ce même circuit imprimé en suivant le cheminement de l’expert mais de manière ralentie (250 secondes au lieu de 40-50 secondes pour les experts). La visualisation hybride est identique à la visualisation dynamique à l’exception près que le passage du cercle jaune laissait une trace statique du circuit visuel réalisé jusque-là. Les résultats montrent la supériorité de la visualisation hybride sur la dynamique, elle-même meilleure que la visualisation statique. A noter toutefois que, comme dans l’expérimentation de Sadivan et al. (2005), même la moins bonne visualisation (statique) permet d’obtenir une meilleure performance que celle des personnes n’ayant pas eu connaissance du comportement oculaire de l’expert à réaliser.
Figure 4 – Illustration des trois visualisations de la stratégie experte utilisée par Nalanagula et al. (2005) en surimpression de circuits électriques. De gauche à droite, sont présentées les visualisations : statique, dynamique et hybride. Sur les deux dernières images, le cercle jaune a été recoloré et symbolise la position du regard de l’expert.
Plus récemment encore, Becic, Boot et Kramer (2008) ont étudié les stratégies de recherche visuelle utilisées par des personnes âgées. Le principe de la tâche était de déceler, sur un écran d’ordinateur affichant des points de couleur se déplaçant, l’apparition de nouveaux points de couleur. Pour ce type de tâche, deux stratégies de recherche visuelle ont été caractérisées dans la littérature (Boot et al. 2006) : une stratégie de recherche dite ‘active’ où la personne parcourt l’écran avec de nombreux mouvements oculaires, et une stratégie de recherche dite ‘passive’ où la personne fait peu de mouvements oculaires et attend de percevoir l’apparition du point. Cette dernière est considérée comme étant la bonne stratégie à adopter pour ce type de tâche. Après avoir identifié la stratégie utilisée naturellement (passive ou active) par les participants lors d’une première session de la tâche de recherche, il leur était demandé d’adopter la stratégie inverse lors d’une seconde session. Les résultats montrent que les personnes à qui il a été demandé d’adopter la bonne stratégie ont amélioré leurs performances de détection visuelle. Inversement, les personnes à qui il a été demandé d’adopter délibérément une mauvaise stratégie de recherche visuelle ont vu leurs performances diminuer. Dans cette étude, il a donc suffi de donner une indication relativement simple pour faire passer d’une stratégie à une autre et, comme dans les exemples précédents, lorsque la stratégie visuelle est améliorée, les performances le sont aussi. L’éducation du comportement oculaire a également été étudiée dans le contexte du développement infantile. Wass, Porayska-Pomsta et Johnson (2011) ont évalué les bénéfices d’éduquer le comportement oculaire de très jeunes enfants (11 mois) à l’aide de petits jeux utilisant des interactions avec le regard. Une quarantaine d’enfants de 11 mois ont été répartis en deux groupes expérimentaux (Contrôle et Entraîné) et, sur une durée de 15 jours, chaque enfant a réalisé 5 visites en laboratoire. Lors de la première et de la dernière visite, une batterie de tests était réalisée pour évaluer différentes habiletés comme par exemple la capacité à soutenir son attention, les capacités de « contrôle cognitif » (inhibition d’anciennes règles durant l’acquisition de nouvelles), ou encore les capacités de mémoire de travail. Lors de chaque visite, les enfants du groupe « Entraîné » réalisaient des petits jeux d’entraînement utilisant le regard comme modalité d’interaction. Par exemple, la première tâche comprenait un papillon qui disparaissait à chaque fois que l’enfant fixait ce dernier. Durant ce même temps, les enfants du groupe contrôle regardaient des clips vidéo ou des dessins animés, sur une télévision. Les résultats des batteries de tests montrent que les enfants ayant reçu un entraînement sur les jeux interactifs contrôlent mieux leur attention par rapport à des enfants ne l’ayant pas eu. Le temps de désengagement de l’attention porté à un stimulus serait significativement réduit, la capacité à soutenir son attention lorsque nécessaire serait significativement plus grande et le temps de réaction serait également réduit. L’éducation du comportement oculaire est donc bénéfique dans ce contexte alors qu’elle n’est pas faite dans le but d’améliorer la performance à une tâche spécifique. De manière plus générale, cela semble permettre d’améliorer la façon de contrôler la répartition de l’attention visuelle.
Dans un tout autre secteur (le domaine médical), les bénéfices d’une éducation du comportement oculaire sur la performance ont été démontrés. En 2014, Tien et al. ont réalisé une revue des usages des dispositifs d’eye tracking pour l’évaluation et l’entraînement de compétences en médecine. Dans la partie portant sur l’entraînement, les auteurs présentent plusieurs études dans lesquelles des dispositifs d’eye tracking ont été utilisés pour l’éducation du comportement oculaire. La tâche la plus étudiée dans ces études est la chirurgie laparoscopique. La chirurgie laparoscopique est une technique chirurgicale peu invasive où le chirurgien réalise une opération de l’abdomen par de petites incisions permettant le passage d’une caméra optique et de fins instruments chirurgicaux (figure 5A). Par exemple Wilson, Vine, Bright, Masters, Defriend et McGrath (2011) ont étudié l’utilité d’éduquer le comportement oculaire de personnes novices pour l’apprentissage des compétences techniques liées à la pratique d’une tâche d’entraînement à la chirurgie laparoscopique (déplacement de balles microscopiques, figure 5B).
Figure 5 – (A) Image schématisant le principe de la chirurgie laparoscopique. (2017). Repérée à http://kinderwensbloggers.com/de-operatie-laparoscopie/. (B) Photographie de la tâche d’entraînement utilisée par Wilson et al. (2011) tirée de l’article de Vine, Masters, McGrath, Bright et Wilson (2012).
Pour cela, les auteurs ont souhaité comparer une méthode de formation centrée sur le comportement oculaire (GazeTraining) à une méthode plus classique centrée sur l’entraînement des mouvements (MoveTraining) ainsi qu’à un apprentissage plus libre (DiscoveryTraining). L’entraînement du comportement oculaire s’est déroulé en plusieurs étapes. Après un premier test de contrôle, les participants du groupe GazeTraining ont visionné une vidéo dans laquelle un expert réalisait la tâche d’entraînement à la chirurgie laparoscopique augmentée de la position du regard de cet expert. Ces participants ont ensuite reçu des explications sur la stratégie visuelle à adopter avant de réaliser à leur tour un essai de la tâche. Puis, ils visionnaient la vidéo de leur essai augmenté de la position de leur propre regard. Durant ce visionnage il leur était demandé de commenter les différences qu’ils percevaient avec le comportement de l’expert. Ce procédé était répété lors d’un essai supplémentaire. A la suite de ces premiers essais, ils réalisaient 7 nouveaux essais qui étaient tous suivi de feedbacks sur leur comportement oculaire de la part de l’expérimentateur. Ainsi, la méthode d’éducation utilisée est un mélange de guidage (i.e. présentation et explication du comportement de l’expert) et de feedbacks personnalisés sur le comportement oculaire du participant. Les autres groupes recevaient un entraînement similaire mais porté sur les mouvements des instruments de l’expert (pas d’affichage des positions du regard) pour le groupe MoveTraining, et sans indication pour le groupe DiscoveryTraining. Après cette phase d’entraînement, tous les participants étaient à nouveau évalués (post-test) avant de faire une petite pause. Ils étaient ensuite initiés à une seconde tâche visant à les distraire durant la réalisation de la tâche de chirurgie laparoscopique. Quatre sons différents étaient émis dans un ordre aléatoire dont l’un d’entre eux était considéré comme le « son cible ». Cette tâche consistait à compter le nombre d’apparitions de ce « son cible » et d’ignorer les autres sons. Une fois familiers avec cette nouvelle tâche, les participants réalisaient un dernier test durant lequel ils devaient réaliser les tâches de chirurgie laparoscopique et de distraction simultanément. Les résultats du post-test montrent que le groupe ayant reçu l’éducation du comportement oculaire (GazeTraining), réalise la tâche de chirurgie plus rapidement sans différence de longueur de parcours par rapport aux deux autres groupes. Ces résultats montrent également que le groupe GazeTraining a modifié son comportement oculaire entre le pré-test et le post-test. Enfin, les résultats lors du test intégrant la seconde tâche montrent que les participants du groupe GazeTraining ont conservé le comportement oculaire appris précédemment, mais également qu’ils réalisent la tâche de chirurgie significativement plus rapidement tout en ayant une tendance à réaliser moins d’erreurs dans la réalisation de la seconde tâche. Cette étude montre des résultats clairs quant aux bénéfices que peut apporter une éducation du comportement oculaire. Cette éducation a permis aux personnes en ayant bénéficié d’être plus performantes sur une tâche nécessitant de fortes compétences techniques. Elle leur a également permis de dégager des ressources mentales leur permettant de mieux gérer (moins d’erreurs) une situation qui se complexifiait avec l’ajout d’une seconde tâche. Dans la continuité de ces travaux sur cette tâche d’entraînement à la chirurgie laparoscopique, Vine, Masters, McGrath, Bright et Wilson (2012) ont évalué une autre méthode d’éducation du comportement oculaire plus contraignante. Cette méthode consistait à afficher un masque noir transparent sur tout l’écran excepté une petite zone (figure 5B pour l’écran, figure 6 pour le masque noir). Cette petite zone était de fait plus lumineuse et donc mise en saillance, ce qui guidait fortement le regard de la personne sur cette localisation. L’emplacement de cette zone à regarder correspondait au comportement que les experts auraient eu dans une situation similaire.
Figure 6 – Mise en saillance de l’endroit à regarder dans l’étude de Vine et al. (2012). L’affichage de l’écran est noirci par une sorte de voile noir transparent, à l’exception de l’endroit à regarder qui est par conséquent mis en saillance. La position de cet endroit à regarder était modifiée manuellement par l’expérimentateur en fonction des actions du participant.
Les participants répartis en deux groupes, réalisaient un premier test avec un affichage normal, puis ils réalisaient 50 essais d’entraînement avec l’environnement contraint (groupe entraîné) ou l’environnement normal (groupe contrôle). Après cet entraînement, ils réalisaient quatre sessions d’évaluation dont deux étaient en condition de stress (ordre contrebalancé). Les résultats ont montré que les personnes ayant bénéficié de l’aide (guidage) durant l’entraînement ont bien adopté la stratégie visuelle des experts. L’adoption de cette stratégie leur a permis d’être plus performantes à la tâche (vitesse de complétion et erreurs) dans les deux conditions d’évaluation (normale ou sous stress).
Toujours dans le domaine médical et plus spécifiquement dans l’analyse visuelle médicale (clinique) de patients à l’aide de vidéos, Jarodzka et al. (2012) ont expérimenté trois autres manières de présenter le comportement de l’expert à des élèves. La première manière consistait à donner uniquement des explications orales sur ce comportement de l’expert (groupe contrôle) durant le visionnage d’une vidéo d’inspection d’un patient. La deuxième prenait la forme, sur cette même vidéo, d’un petit cercle représentant la position du regard l’expert. Et la dernière, à l’instar de la méthode de Vine et al. (2012), était une autre version de cette vidéo dans laquelle les endroits regardés par l’expert étaient mis en saillance par le floutage des autres parties de l’image (endroits non regardés par l’expert). Ces trois manières de présenter le circuit visuel correspondent à des guidages (feedforward) plus ou moins contraints. En effet, le floutage des zones non-regardées par l’expert oblige les élèves à ne regarder que les endroits mis en saillance alors qu’à l’opposé les explications orales ne contraignent en rien les élèves. Les résultats ont montré que la manière la plus contraignante (mise en saillance) permettait de mieux guider les élèves dans l’apprentissage des endroits pertinents à regarder de la vidéo. De plus, lors du test de rétention, les élèves ayant bénéficié de ce type de présentation ont obtenu de meilleures performances quant à l’interprétation des symptômes des patients.
Récemment, l’éducation du comportement oculaire a aussi démontré son utilité dans le cadre de la réduction des symptômes des personnes atteintes de troubles du spectre autistique (TSA). Une des caractéristiques de ce handicap, encore incurable aujourd’hui, est notamment la difficulté à entrer en interaction sociale avec autrui. Cette difficulté vient en partie du fait que les personnes atteintes de TSA ne regardent pas forcément les endroits où se trouvent les signes précurseurs de la prise de contact (i.e. gestes, expression du visage). C’est pourquoi Wang, Wall et Kim (2015) ont cherché à éduquer des enfants atteints de TSA à regarder aux endroits pertinents (là où regarderaient des personnes non atteintes de TSA) durant le visionnage de séquences vidéo. Dans celles-ci, des acteurs exécutaient des activités de la vie courante comme composer un numéro de téléphone, parler directement à la caméra (engagement dyadique) ou engager un échange avec un autre acteur. Pour que ces enfants apprennent à regarder aux endroits pertinents de ces vidéos, les auteurs ont conçu une méthode d’éducation utilisant un eye tracker, qui consiste à délivrer du feedback en temps réel, afin de rediriger l’attention visuelle des enfants vers les zones pertinentes en cas d’égarement de leur regard. L’objectif était que cet apprentissage se transfère dans la vie réelle. La mise en œuvre de leur technique nécessite dans un premier temps la caractérisation du comportement dit « de référence » correspondant aux endroits regardés par des enfants sains. Pour ce faire, les auteurs ont donc proposé à des enfants sains de visionner ces séquences vidéo. Les traces oculaires de ces enfants ont été juxtaposées sur chaque image des vidéos, ce qui a permis de générer des cartes de chaleurs pour chacune de ces images (figure 7a).
Table des matières
Les productions de thèse
Introduction générale
Partie I Le contexte théorique
Chapitre 1 Pilotage et Éducation du comportement oculaire
1.1 De la situation à l’activité de pilotage
1.2 Du comportement oculaire à l’éducation du comportement oculaire
Chapitre 2 Application de la démarche d’éducation du comportement oculaire au contexte du pilotage
2.1 Etape 1 : la modélisation du comportement de référence
2.2 Etape 2 : L’utilisation d’une nouvelle méthode d’éducation du comportement oculaire
2.3 Etape 3 : L’évaluation des bénéfices de notre méthode d’éducation du comportement oculaire
Rappel & Synthèse de la problématique de thèse
Partie II Méthodologie, Développement & Validation
Chapitre 3 Présentation des environnements expérimentaux et des dispositifs d’eye tracking
3.1 Présentation du simulateur de Cirrus© SR20
3.2 Présentation du micromonde AbstractFlyingTask (AFT)
3.3 Les dispositifs d’eye tracking
3.4 Scénario PiGaT d’amélioration de la surveillance du ciel
Chapitre 4 Validations expérimentales : des vérifications essentielles
4.1 Expérimentation 1 : La viabilité technique du PiGaT sur simulateur
4.2 Expérimentation 2 : L’évaluation de la méthode d’éducation du comportement oculaire sur le micromonde AFT
4.3 Conclusions des validations expérimentales
Partie III Expérimentations
Chapitre 5 Evaluation des bénéfices apportés par notre nouvelle méthode d’éducation
5.1 Introduction
5.2 Méthode
5.3 Résultats
5.4 Discussion
5.5 Conclusion
Chapitre 6 Comportement oculaire et performance à différents stades de la formation des pilotes militaires
6.1 Introduction
6.2 La découpe en phases des virages
6.3 Méthode
6.4 Résultats
6.5 Discussion
6.6 Conclusion
Partie IV Conclusion & Perspectives
Conclusions des recherches menées
Perspectives
Références bibliographiques
Table des illustrations
Annexes