Pier Francesco Malaspina, entre musique, littérature, mathématiques et diplomatie
Pier Francesco Malaspina (1550-1624), dédicataire du Deuxième livre de madrigaux de D’India, habitait, vers la fin du XVIe siècle, à Gênes, puis il s’installa définitivement à Parme et à Plaisance auprès de la cour jusqu’à la fin de sa vie. Il est le membre qui a le plus illustré la branche des Malaspina de Plaisance par ses importantes fonctions à la cour des Farnese.Pier Francesco était un homme érudit, connaisseur d’art respecté, doué dans les disciplines littéraires, dans les mathématiques mais également dans l’art de la diplomatie qu’il a exercé au service des ducs de Parme qui lui confièrent plusieurs missions auprès des cours européennes comme Rome ou Milan. Il fut conseiller d’État et ambassadeur auprès des Empereurs Maximilien II et Rodolphe II de la Diète impériale de Vienne et à Turin auprès de Charles-Emmanuel. En effet, Pier Francesco se rendit à la cour de Savoie en 1605 pour présenter les félicitations du duc de Parme pour le mariage de Marguerite de Savoie avec le prince de Mantoue, mais également pour présenter les condoléances pour la mort du prince Philippe-Emmanuel de Savoie. On connaît donc plus le marquis Malaspina pour son activité diplomatique et pour avoir participé à la bataille de Lépante (le premier succès militaire du duché de Savoie) que pour ses relations privilégiées avec des artistes, poètes et scientifiques de grande renommée. Pier Francesco a également été précepteur du fils du duc Ranuccio, le jeune Odoardo Farnese qui serait « élevé depuis l’enfance pour la gloire, par son Maître le marquis degli Edifici ». Concernant sa passion pour les mathématiques, l’oraison funèbre que Pietro Baldelli adressa au marquis, commence par le décrire comme un homme très doué pour cette matière55. De même, Johannes Kepler écrit, dans son chapitre sur la « construction de figures géométriques régulières » du premier livre de son traité Harmonice mundi de 161956, que cet exercice – le tracé de l’heptagone – a stimulé le savoir faire du Très Illustre Monsieur le Marquis Malaspina et dont le schéma si ingénieux a battu toutes les démonstrations formulées par les autres. Giuseppe Biancani (1566-1624), érudit et professeur de mathématiques de la Compagnie de Jésus à Parme de 1614 à 1622 , a également dédié deux livres de mathématiques à Pier Francesco Malaspina. Le premier a été publié en 1615 et s’intitule Aristotelis loca mathematica. Dans la dédicace de ce livre, qui date de mai 1614, Biancani remercie Pier Francesco pour ses qualités de mécène et pour sa protection et tâche de satisfaire le goût du marquis Malaspina pour les mathématiques . Le livre contient également un chapitre sur la musique (Sectio XIX De musica) qui traite 51 problèmes concernant la division de la corde, les modes, les consonances, le rythme, la lyre ancienne, les « Dialogues de la musique ancienne » de Vincenzo Galilei ou encore les théories d’Aristoxène de Tarente ou de Zarlino. Le livre est suivi d’autres dissertations mathématiques également dédiées à Malaspina dont la dernière parle de Kepler, des observation célestes réalisées par Copernic de 1515 et 1530 et du télescope et de la découverte de quatre planètes par Galilei, mais également du compositeur « Carolus Gesualdo » qui est décrit comme « Notre tempête musicale » (« Nostra tempestatis Musicorum ») et enfin une discussion sur les « Dialogues » de Vincenzo Galilei. À l’intérêt pour les mathématiques s’ajoute donc celui pour la musique et l’astronomie. C’est ce que l’on constate dans le second livre de Biancani qui lui est dédié, il date de février 1617 et s’intitule Sphaera mundi. Dans ce livre, il est question de planètes, d’années solaires, de calculs astronomiques, d’orbites, d’éclipses, de galaxies, de taches solaires, de cosmographie, d’étoiles et même d’astrologie. Dans sa dédicace, Biancani compare le courage, l’héroïsme et la vigueur du marquis à Atlas, ses vertus dans l’art de la guerre étant proportionnelles aux arts de la paix représentés par son dévouement pour les exercices mathématiques.
Le Deuxième livre de madrigaux et l’héritage de Fontanelli et de Da Gagliano, une tendance vers la monodie
La musique était donc importante dans l’activité diplomatique de Pier Francesco Malaspina ; à son art diplomatique répond la diplomatie musicale de Sigismondo D’India. En effet, et pour reprendre les mots de Stefano Lorenzetti, les dédicaces de recueils de musique peuvent être vues comme un révélateur de « l’humble histoire des contextes76 » : « Au Très Illustre Seigneur et Très Respecté Patron Monsieur Pietro Francesco Malaspina Marquis des Edifici. Il n’y a aucun doute que l’honorable nom de Votre Seigneurie Illustrissime qui apparaît dans la page de titre de ces Madrigaux les rendra encore plus éminents auprès du public. Quant à moi, je vous les dédie uniquement pour deux raisons : d’abord pour avoir plus d’une fois prêté l’oreille à mes compositions avec un plaisir si particulier que je ne saurais dire exactement si à les entendre, mes musiques vous comblaient de plaisir. Et puis, pour que leur harmonie (s’il en est ainsi) puisse radoucir votre âme qui est parfois accablée par l’effort dans de si graves disciplines. Que Votre Seigneurie Illustrissime qui les a plus d’une fois et en grande partie écoutées les accepte [ces musiques] avec un œil bienveillant et une oreille favorable. Enfin, en vous souhaitant le plus grand excès de prospérité, je vous baise la main. De Venise le 20 février 1611. De Votre Seigneurie Illustrissime le Très affectueux Serviteur Sigismondo D’India. » (Nous soulignons)
Le marquis Malaspina connaissait donc déjà une grande partie des madrigaux de ce recueil. Le compositeur nous rappelle dans sa dédicace la fatigue de la pratique des « graves disciplines » (l’étude des sciences et des arts dont la musique) comme contrepoint et miroir de l’activité politique qui est tout aussi pénible, ce qui permet de mettre en avant l’une des fonctions de la musique : elle aide à gouverner dans la mesure où elle peut « radoucir l’âme ». Ces fonctions habituelles ont été identifiées par Florence Alazard : 1) La capacité à faire passer le temps de façon vertueuse. 2) Les effets bénéfiques qu’elle produit sur l’auditeur lorsqu’elle le conduit à cultiver les vertus. 3) Le réconfort qu’elle apporte à celui que le travail a fatigué ou « accablé ». La dédicace se rapporte donc à ce troisième point. La musique est ainsi une sorte de « contrepoint au travail de l’homme politique ». L’art musical est pensé, non pas comme simple vecteur d’un message politique mais comme partie prenante et agissante : la musique vient seconder le prince en lui apportant le secours nécessaire ; la musique a la fonction thérapeutique de soulager le prince. « La raison pour laquelle il doit cultiver son goût pour la musique tient principalement au fait que la musique est capable de faire cohabiter ensemble des voix différentes et de les rendre agréables à l’oreille » : « Que Votre Seigneurie Illustrissime les accepte avec un œil bienveillant et une oreille favorable » écrit D’India dans sa dédicace à Malaspina. C’est une métaphore musicale très fréquemment utilisée dans la plupart des dédicaces de cette époque. Ainsi, lorsque Francesco Malaspina se consacre à l’activité musicale, il ne se « délecte » pas dans le sens où la musique le détournerait de son activité principale, tout au contraire. Le marquis éprouve « un plaisir particulier » car « la musique lui permet de se livrer à la contemplation d’une image possible de son activité. On peut alors considérer l’activité musicale comme une continuité de l’action qui consiste à gouverner les hommes ».